Les Temps difficiles

Chapitre 33Retrouvé.

 

Encore un jour et une nuit, puis encore unautre jour et une autre nuit ; pas d’ÉtienneBlackpool. Oùétait-il donc et pourquoi ne revenait-il pas ?

Chaque soir, Sissy allait au logis de Rachels’asseoir auprès d’elle dans sa petite chambre si proprette. Toutela journée, Rachel travaillait comme il faut bien que ces gens-làtravaillent, d’arrache-pied, n’importent leurs soucis. Les serpentsde fumée s’inquiétaient bien de savoir s’il y avait quelqu’un deperdu ou de retrouvé, un coupable ou un innocent ; leséléphants atteints de mélancolie, pas plus que les partisans desfaits positifs, ne variaient leur routine, quoi qu’il arrivât.Encore un jour et une nuit, puis un autre jour et une autre nuit,et rien de nouveau ne vint interrompre la monotonie cokebourgeoise.La disparition d’Étienne Blackpool commençait même à prendre latournure de tout le reste dans Cokeville, et à devenir un faitaussi monotone que n’importe quelle machine de ses usines.

« Je parierais, dit Rachel, qu’il n’y apas aujourd’hui dans la ville vingt personnes qui croient encore àl’innocence de ce pauvre cher garçon. »

Toutes deux étaient assises dans cette chambrequi n’était éclairée que par la lampe allumée au coin de la rue.Sissy étant arrivée la première, lorsqu’il faisait déjà nuit, afind’attendre que l’ouvrière revînt de son travail, Rachel l’avaittrouvée auprès de la croisée, et elles y étaient restées depuis,n’ayant pas besoin d’autre lumière pour éclairer leur tristeconversation.

« Si par malheur je ne vous avais pas euepour causer avec moi tous les soirs, dit Rachel, il y a des momentsoù je crois que j’aurais perdu l’esprit. Mais vous me rendezl’espoir et le courage. Vous êtes toujours convaincue, n’est-il pasvrai, que, bien que les apparences soient contre lui, il réussira àse disculper ?

– Je le crois, Rachel, répondit Sissy, jele crois de tout mon cœur. Je suis tellement persuadée, Rachel, quela confiance avec laquelle vous repoussez tout découragement nesaurait vous tromper, que je la partage : je ne doute pas plusde lui que si je l’avais connu à l’épreuve aussi longtemps quevous.

– Et moi, ma chère, dit Rachel d’une voixtremblante, je l’ai connu pendant de longues années, et toujours sirésigné, si fidèle à tout ce qui est bon et honnête, que, dût-on neplus jamais entendre parler de lui, et dussé-je vivre cent ans àl’attendre, je dirais de mon dernier souffle : « Dieuconnaît mon cœur. Je n’ai jamais cessé d’avoir confiance dansÉtienne Blackpool ! »

– Nous sommes tous convaincus, à lamaison, Rachel, que, tôt ou tard, son innocence sera reconnue.

– Plus je sais que l’on est convaincu decela chez vous, ma chère, dit Rachel, plus je sens combien vousêtes bonne de quitter exprès la maison pour venir me consoler, metenir compagnie et vous montrer avec moi, lorsque moi-même je nesuis pas exempte de tout soupçon, et plus aussi je suis fâchée desparoles de méfiance que j’ai dites à la jeune dame. Etpourtant…

– Vous ne vous méfiez plus d’elle,maintenant, Rachel ?

– Maintenant que vous m’avez mise à mêmede la voir souvent, non. Mais je ne puis pas toujoursm’empêcher… »

Elle murmurait si bas, comme quelqu’un qui separle à lui-même, que Sissy, assise à côté d’elle, fut obligéed’écouter avec attention.

« Je ne puis pas toujours m’empêcher deme méfier de quelqu’un. Je ne puis pas deviner qui c’est, nicomment ni pourquoi on aurait agi comme ça ; mais j’ai peurque quelqu’un n’ait fait disparaître Étienne. Je m’imagine que,s’il était revenu de son plein gré se disculper devant tout lemonde, il y aurait eu quelqu’un de compromis, et que c’est pourempêcher cela que ce quelqu’un aura arrêté Étienne et l’aura faitdisparaître.

– C’est horrible à penser, dit Sissy enpâlissant.

– Oh ! oui, c’est horrible à penser.Songez donc, si on l’avait assassiné ! »

Sissy frissonna et devint plus pâleencore.

« Quand cette idée me vient, ma chère,dit Rachel, et elle me vient quelquefois, quoique je fasse tout ceque je peux pour la chasser, en comptant jusqu’à mille pendant queje travaille et en récitant plusieurs fois de suite des leçons quej’ai apprises du temps que j’étais toute petite, quand cette idéeme vient, j’ai comme la fièvre, je sens le besoin de marcher vitependant des heures. Je ne pourrais pas me coucher avant.Tenez ! je vais vous reconduire jusqu’à votre porte.

– Il a pu tomber malade en revenant, ditSissy offrant timidement un lambeau d’espérance déjà usé jusqu’à lacorde. Dans ce cas, il y a sur la route bien des endroits où ilaurait pu s’arrêter.

– Mais il n’y en a aucun où il puisseêtre. On l’y a cherché partout, et on ne l’a pas trouvé.

– C’est vrai, répondit Sissy àcontre-cœur.

– Il ne lui fallait que deux jours pourfaire le voyage à pied. Quand il aurait eu trop mal aux pieds pourmarcher jusqu’ici, cela ne l’aurait pas arrêté, car, dans la lettrequ’il a reçue, je lui ai envoyé de l’argent pour prendre ladiligence, dans le cas où il ne lui resterait pas assez pour payersa place.

– Espérons que la journée de demain nousapportera de meilleures nouvelles. Allons prendre un peu l’air,Rachel. »

Elle arrangea doucement le châle sur lescheveux noirs et luisants de Rachel, ainsi que l’ouvrière avaitl’habitude de le faire. La nuit était belle, et quelques petitsgroupes de « Bras » causaient çà et là au coin desrues ; mais, pour la plupart d’entre eux, c’était l’heure dusouper, et il y avait peu de monde dehors.

« Vous n’êtes plus aussi agitée, Rachel,et votre main est moins brûlante.

– Je vais toujours mieux dès que je peuxmarcher ; mais, quand je ne peux pas, mes idées se brouillentet je suis prête à me trouver mal.

– Mais il ne faut pas vous laisserabattre, Rachel ; car on peut avoir besoin de vous d’un momentà l’autre pour prendre la défense d’Étienne. C’est demainsamedi ; s’il n’y a pas de nouvelles demain, voulez-vous quenous allions nous promener ensemble dans la campagne dimanchematin ? Cela vous donnera des forces pour la semaine suivante.Cela vous convient-il ?

– Oui, ma chère. »

En ce moment, elles se trouvaient dans la ruede M. Bounderby. Sissy, pour rentrer chez elle, devait passerdevant sa maison ; elles se dirigèrent donc tout droit de cecôté. Il venait d’arriver à Cokeville un train qui avait mis enmouvement un grand nombre de véhicules, et les voyageurs, ens’éparpillant, avaient produit dans la ville une certaine émotion.Plusieurs fiacres les pressaient par devant et par derrière :l’un d’eux s’arrêta si subitement à la porte de M. Bounderby,au moment où Sissy et Rachel passaient par là, qu’elles seretournèrent instinctivement. À la lueur flamboyante du bec de gaz,au-dessus des marches qui conduisaient chez le banquier, ellesaperçurent Mme Sparsit, en proie à une agitationviolente, se démenant pour ouvrir la portière ; et, en lesvoyant, elle leur cria de s’arrêter :

« Quelle étrange coïncidence !s’écria Mme Sparsit lorsque le cocher fut venu ladélivrer. Quelle coïncidence providentielle !… Sortez,madame ! ajouta-t-elle ensuite, s’adressant à quelqu’un quiétait resté dans le fiacre. Sortez, si vous ne voulez pas que nousvous fassions sortir de force ! »

À ces mots, on vit descendre la mystérieusevieille en personne, sur laquelle Mme Sparsits’empressa de mettre la main.

« Que personne ne touche à cettefemme ! cria Mme Sparsit avec beaucoupd’énergie. Que personne n’y touche ! Elle m’appartient.Entrez, madame ! ajouta-t-elle ensuite, tout comme elle luiavait dit « sortez » tout à l’heure. Entrez, madame, sivous ne voulez pas que nous vous fassions entrer deforce ! »

La vue d’une matrone de tournure classique entrain de saisir une dame âgée à la gorge et pour l’entraîner deforce dans une maison, aurait suffi en tout temps pour éveiller lacuriosité des flâneurs britanniques assez heureux pour assister àune pareille scène, et les aurait poussés à envahir cette maison,afin de voir comment se terminerait l’affaire ; mais quandl’attrait d’un tel phénomène était encore augmenté par le bruitqu’avait fait par toute la ville le vol de la banque, à la fois sinotoire et si mystérieux, il est clair que les curieux ne pouvaientpas raisonnablement résister à l’envie de pénétrer jusque dans lamaison, dût le toit s’écrouler sur eux. Par conséquent, le groupede spectateurs que le hasard avait rassemblés, composé devingt-cinq voisins des plus officieux, se pressèrent derrière Sissyet Rachel, qui se pressaient elles-mêmes derrièreMme Sparsit et sa captive. Tout ce monde-là fitirruption pêle-mêle dans la salle à manger de M. Bounderby, oùles derniers arrivés ne perdirent pas un moment à monter sur leschaises pour dominer les autres.

« Qu’on fasse descendreM. Bounderby ! cria Mme Sparsit. Rachel,vous connaissez cette femme ?

– C’est Mme Pegler, ditRachel.

– Je crois bien que c’est elle !cria Mme Sparsit d’un ton de triomphe. Qu’on fassedescendre M. Bounderby. Allons, un peu de place, tout lemonde ! »

À ce moment, la vieilleMme Pegler, s’enveloppant dans son châle etcherchant à éviter les regards, murmura quelques paroles desupplication.

« C’est bon, c’est bon ! répliquaMme Sparsit à haute voix. Je vous ai déjà dit vingtfois, le long de la route, que je ne vous laisserais pas alleravant de vous avoir livrée à lui-même en personne. »

M. Bounderby se montra, sur cesentrefaites, en compagnie de M. Gradgrind et du roquet, aveclesquels il était en train de tenir conférence à l’étage supérieur.Le regard de M. Bounderby témoigna des sentiments de surpriseplutôt que d’hospitalité à la vue des convives non invités quiremplissaient sa salle à manger.

« Ah çà ! qu’est-ce que celasignifie ? demanda-t-il. Mme Sparsit,qu’est-ce que cela veut dire ?

– Monsieur, commença à dire la dignegouvernante, je remercie ma bonne étoile de m’avoir procurél’avantage de vous amener une personne que vous cherchez depuislongtemps. Stimulée par mon désir de vous délivrer de l’anxiété quivous mine, monsieur, et n’ayant pour me guider que desrenseignements assez vagues sur la localité où l’on pouvait,supposer qu’habitait cette vieille, et ces renseignements m’ont étéfournis par cette jeune ouvrière, Rachel, qui se trouve fortheureusement là pour reconnaître l’identité de la coupable, j’ai eule bonheur de réussir, monsieur, à ramener avec moi la personne enquestion… bien malgré elle, cela va sans dire. Ce n’est pas sansbeaucoup de peine, monsieur, que j’ai accompli cette missiondélicate ; mais, lorsqu’il s’agit de vous rendre service, onne regarde pas à sa peine ; la faim, la soif et le froiddeviennent de vrais plaisirs dans ce but. »

Mme Sparsit se tut ; carelle put lire sur le visage de M. Bounderby un bizarre mélangede toutes les variétés et de toutes les nuances de déconvenue,lorsque la vieille Mme Pegler se montra à sesyeux.

« Ah çà ! madame, est-ce que vousvous moquez de moi ? fut la réponse inattendue mais vigoureusede M. Bounderby. Je vous demande encore une fois, madameSparsit, si c’est pour vous moquer de moi, madame ?

– Monsieur ! s’écriaMme Sparsit d’une voix faible.

– Pourquoi diable allez-vous vous mêlerde ce qui ne vous regarde pas, madame ? beugla Bounderby. Vousn’avez donc pas assez de vos affaires, sans aller fourrer votre nezofficieux dans celles de ma famille ? »

Cette allusion malicieuse au trait favori deson visage accabla Mme Sparsit. Elle en tomba touteroide sur une chaise, comme pétrifiée ; et, fixant surM. Bounderby un regard stupéfait, elle se mit à râperlentement l’une contre l’autre ses mitaines pétrifiées commeelle.

« Mon cher Josué ! s’écriaMme Pegler, qui tremblait beaucoup. Mon enfantchéri ! il ne faut pas m’en vouloir. Ce n’est pas ma faute,Josué. J’ai dit et redit à cette dame que je savais que ce qu’ellefaisait ne vous serait pas agréable, mais elle n’a pas voulum’écouter.

– Pourquoi l’avez-vous laissée vousamener ici ? Ne pouviez-vous pas lui arracher son bonnet ouune dent, ou l’égratigner ou lui faire n’importe quoi ?demanda Bounderby.

– Mon cher fils ! Elle m’a menacéede me faire emmener par les constables, si je résistais ; nevalait-il pas encore mieux la suivre tranquillement que de faire duvacarme dans une si… (Mme Pegler jeta autour de lachambre un coup d’œil timide mais fier)… dans une si bellemaison ? Vraiment, je vous assure que ce n’est pas ma faute,mon cher, noble et digne enfant ! Je me suis toujours tenuecoite et discrète, Josué, mon cher fils. Je n’ai jamais manqué à mapromesse. Je n’ai jamais dit à personne que j’étais ta mère. Jet’ai admiré de loin, et si je suis venue de temps en temps à laville, à de longs intervalles, pour te regarder à la dérobée, maisavec orgueil, je l’ai toujours fait incognito, mon enfant chéri, etje suis repartie de même. »

M. Bounderby, les mains dans ses poches,se promena avec impatience, tout décontenancé, le long de la tablede la salle à manger, tandis que les spectateurs recueillaient avecavidité chaque syllabe des tendres prières deMme Pegler et ouvraient, à chaque syllabe, des yeuxde plus en plus étonnés. M. Bounderby continuait sa promenade,lorsque Mme Pegler eut terminé son allocution.M. Gradgrind, à son tour, s’adressa en ces termes à cettevieille dame, dont on lui avait dit tant de mal :

« Je m’étonne, madame, dit-il d’un tonsévère, que vous osiez, dans vos vieux jours, réclamerM. Bounderby pour votre fils, après les traitements dénaturéset inhumains que vous lui avez fait subir.

– Moi, dénaturée ! s’écriala pauvre vieille Mme Pegler. Moi,inhumaine ! Et envers mon cher fils ?

– Votre cher fils ! répétaM. Gradgrind. Oui, oui, il vous est très-cher, maintenantqu’il s’est enrichi par ses propres efforts, madame, je n’en doutepas ; mais il ne vous était pas si cher, lorsque vous l’avezabandonné dans sa jeunesse à la brutalité de son ivrognesse degrand’mère.

– Moi, j’ai abandonné monJosué ! s’écria Mme Pegler en joignant lesmains. Que le bon Dieu vous pardonne, monsieur, vos méchantesinventions, et vos calomnies contre la mémoire de ma pauvre bonnemère, qui est morte dans mes bras avant que Josué fût seulement dece monde ! Puissiez-vous vous repentir, monsieur, et que Dieuvous fasse la grâce de vivre assez longtemps pour revenir à demeilleurs sentiments ! »

Elle était si sérieuse et si indignée, queM. Gradgrind, effrayé par la supposition qui lui vint àl’esprit, lui demanda d’un ton plus doux :

« Niez-vous donc, madame, que votre fils…abandonné par sa mère à sa naissance, ait été… ramassé dans leruisseau ?

– Josué dans le ruisseau ! s’écriaMme Pegler. Comment ! monsieur !Jamais ! Vous devriez rougir, monsieur, de ce que vous diteslà ! Mon cher fils sait bien, et il vous dira lui-même que,s’il est né de parents pauvres, il est né de parents qui l’ont aiméaussi tendrement qu’auraient pu le faire les plus huppés, et qu’ilsn’ont pas eu peur de s’imposer des privations pour lui faireapprendre à écrire et à chiffrer comme il faut, à preuve que j’aiencore ses cahiers à la maison ! Ah ! mais oui, je lesai ! dit Mme Pegler avec une fierté révoltée.Et mon fils sait bien, et il vous le dira lui-même, monsieur, que,lorsque son cher homme de père est mort (Josué n’avait alors quehuit ans), la pauvre veuve aussi a su se sacrifier, comme c’étaitson devoir, son plaisir et son orgueil, pour lui faire faire sonchemin et le mettre en apprentissage. Et, si c’était un apprentibien rangé, il a trouvé aussi un bon maître qui l’a aidé às’établir. C’est comme cela qu’il est arrivé à devenir riche,très-riche. Et je vous ferai savoir, monsieur… car mon cher enfantne vous le dirait pas… que, bien que sa mère ne tienne qu’unepetite boutique de village, il ne l’a jamais oubliée, car il mesert une pension de huit cents francs (c’est plus qu’il né me faut,et je mets encore là-dessus quelque chose de côté), à la seulecondition que je resterai dans mon village, que je ne me vanteraipas d’être sa mère, et que je ne viendrai pas l’ennuyer. C’est bienaussi ce que je fais, sauf que je viens le regarder de loin unefois par an, sans qu’il s’en doute. Et il a bien raison, ajouta lapauvre vieille Mme Pegler l’excusant du ton le plusaffectueux, de vouloir que je reste dans mon village ; car, sije demeurais ici, je ne manquerais pas de faire une foule de chosesdéplacées, tandis que je suis heureuse comme ça : personne nem’empêche de garder pour moi mon orgueil d’avoir un fils comme monJosué, et je puis l’aimer là tout mon soûl ! Aussi je rougispour vous, monsieur, continua Mme Pegler enterminant, de vos calomnies et de vos soupçons. C’est la premièrefois que j’entre ici, et je ne voulais pas y entrer, puisque moncher enfant m’avait dit qu’il ne fallait pas. Non certainement, jen’y serais pas entrée, si on ne m’y avait pas amenée. Et,allez ! vous devriez rougir ; oui, vous devriez rougir dem’accuser d’avoir été une mauvaise mère, quand mon fils est là pourvous démentir ! »

Les spectateurs, ceux qui se trouvaient montéssur les chaises, comme les autres, firent entendre un murmuresympathique en faveur de Mme Pegler, etM. Gradgrind sentit qu’il s’était fort innocemment fourré dansune assez vilaine passe, lorsque M. Bounderby, qui n’avait pasinterrompu sa promenade, et dont le visage à chaque instant segonflait davantage et devenait de plus en plus rouge, s’arrêtabrusquement.

« Je ne sais pas au juste, ditM. Bounderby, pourquoi les personnes ici présentes ont crudevoir m’honorer de leur visite, mais je ne demande pasd’explication. Quand elles seront complètement satisfaites,j’espère qu’elles auront la bonté de se disperser ; ou plutôtqu’elles soient satisfaites ou non, j’espère qu’elles vont avoir labonté de décamper au plus vite. Je ne suis pas tenu d’ouvrir cesoir un cours public sur mes affaires de famille. Je n’ai pas dutout cette intention, et je ne le ferai pas. Ceux quis’attendraient à me voir leur donner des explications sur ce sujetseront donc trompés dans leur espoir, surtout Tom Gradgrind, qui nesaurait trop tôt se le tenir pour dit. En ce qui concerne le vol dela banque, on a commis une erreur à propos de ma mère. S’il n’yavait pas eu excès de zèle, on n’aurait pas commis cette erreur, etj’abhorre tout excès de zèle, quand même. Bonsoir ! »

Bien que M. Bounderby prît ainsi la choseet s’exprimât avec son aplomb habituel, tout en tenant la porteouverte pour laisser sortir la société, il avait cette fois dansses airs d’ouragan quelque chose de penaud qui lui donnait une minepiteuse on ne peut plus ridicule. Convaincu de n’être qu’unfanfaron d’humilité, d’avoir bâti sur des mensonges sa frêleréputation, et de n’avoir pas plus respecté la vérité, dans sesvanteries, que s’il eût eu l’abjecte prétention, la plus abjecte detoutes, de raccrocher son origine à quelque noble généalogie, iljouait le plus sot personnage du monde, pendant qu’il regardaitdéfiler par la porte, qu’il tenait toute grande ouverte pour leurcommodité, ces visiteurs qui n’allaient pas manquer, il le savait,de répandre l’histoire par toute la ville ; il n’aurait pasfait plus triste figure, pauvre fanfaron déconfit, quand bien mêmeon lui aurait coupé les deux oreilles. Mme Sparsitelle-même, bien que tombée du faîte de la joie dans le bourbier dudésespoir, n’était pas encore si bas que cet homme peu ordinaire,le soi-disant enfant de ses œuvres, Josué Bounderby deCokeville.

Rachel et Sissy, laissantMme Pegler prendre possession d’un lit chez sonfils pour cette nuit seulement, se dirigèrent ensemble du côté dePierre-Loge et se séparèrent à la porte. M. Gradgrind lesavait rejointes bientôt sur la route, et leur avait parlé avecintérêt d’Étienne Blackpool, disant que l’injustice évidente dessoupçons qu’avait encourus Mme Pegler devraitnaturellement exercer aussi sur l’opinion publique une influencefavorable à l’ouvrier.

Quant au roquet, pendant toute cette scène, ilne s’était pas éloigné de Bounderby que, du reste, il ne quittaitplus depuis quelque temps. Tom avait l’air de croire que, tant queBounderby ne pourrait faire aucune découverte à son insu, iln’avait rien à craindre. Du reste, il n’allait jamais chez sa sœuret ne l’avait vue qu’une seule fois depuis qu’elle était de retour,c’est-à-dire la nuit où il avait suivi Bounderby comme son ombre,ainsi que nous l’avons déjà raconté.

L’esprit de Louise nourrissait une crainteobscure et vague dont elle ne parlait jamais, mais qui enveloppaitd’un horrible mystère ce jeune homme ingrat et pervers. La mêmepensée triste et sombre s’était présentée à Sissy, sous la mêmeforme indécise, lorsque Rachel avait parlé de quelqu’un qui devaitse trouver compromis par le retour d’Étienne, et qui peut-êtrel’avait fait disparaître. Louise n’avait jamais avoué qu’ellesoupçonnât son frère du vol ; Sissy et elle ne s’étaient faitaucune confidence à ce sujet, sauf ce regard qu’elles avaientéchangé le jour où M. Gradgrind rêvait, sa tête grise appuyéesur sa main ; mais elles se comprenaient toutes deux, chacuned’elles lisait dans la pensée de l’autre. Cette nouvelle crainteétait si terrible, qu’elle planait au-dessus d’elles comme l’ombred’un fantôme ; Louise n’osait pas songer que ce fantôme fûtprès d’elle, et encore moins qu’il fût près de son amie. Il enétait de même de Sissy.

Et néanmoins le courage forcené que le roquetavait appelé à son aide ne l’abandonnait pas. Si Étienne Blackpooln’est pas le voleur, qu’il se montre, alors. Pourquoi ne semontre-t-il pas ?

Encore une nuit. Encore un jour et une nuit.Pas d’Étienne Blackpool. Où donc est-il et pourquoi ne revient-ilpas ?

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