Les Temps difficiles

Chapitre 22La disparition.

 

Il faisait presque nuit lorsque Étienne sortitde chez M. Bounderby. Les ombres de la nuit étaient descenduessi rapidement, qu’il ne regarda pas autour de lui après avoir ferméla porte, mais remonta immédiatement la rue. Rien n’était pluséloigné de ses pensées que la bizarre vieille qu’il avaitrencontrée, lors de sa première visite à cette même maison, quandil entendit derrière lui un pas qu’il reconnut, et, s’étantretourné, l’aperçut justement en compagnie de Rachel.

« Ah, Rachel, ma chère ! Et vousavec elle, madame ?

– Eh bien, cela vous étonne, et c’estvrai qu’il y a de quoi, répondit la vieille. C’est encore moi, vousvoyez.

– Mais comment vous trouvez-vous avecRachel ? demanda Étienne marchant du même pas que les deuxfemmes, se plaçant entre elles et regardant alternativement del’une à l’autre.

– Ma foi, j’ai fait connaissance aveccette bonne et jolie fille à peu près de la même façon qu’avecvous, dit d’un ton joyeux la vieille, qui se chargea de la réponse.Ma visite habituelle a été un peu retardée cette année, car j’aiété tourmentée par un asthme, et j’ai voulu attendre qu’il fît plusbeau et plus chaud. Par la même raison, je ne fais plus mon voyageen un seul jour, je le divise en deux : je couche ce soir auCafé des Voyageurs (une bonne auberge, bien propre),là-bas près de la station, et je m’en retourne demain matin à sixheures, par le train express. Très-bien ; mais quel rapporttout ça peut-il avoir avec cette bonne fille, medemanderez-vous ? Je vais vous le dire. J’ai appris le mariagede M. Bounderby. Je l’ai lu dans le journal, où cela faisaitun bel effet… oh ! quel bel effet !… (La vieille appuyalà-dessus avec un enthousiasme fort étrange)… Et je veux voir safemme. Je ne l’ai jamais vue. Eh bien, croiriez-vous qu’elle n’estpas sortie de la maison depuis aujourd’hui midi ? De sorteque, pour ne pas y renoncer trop vite, je me promenais encore unpeu avant de m’en aller, quand j’ai passé deux ou trois fois à côtéde cette bonne fille ; et en lui voyant un visage si avenant,je lui ai parlé, et elle m’a répondu. Voilà ! dit la vieille àÉtienne ; maintenant, vous pourrez deviner le reste enbeaucoup moins de temps que je n’en mettrais à vous le raconter, jeparie. »

Cette fois encore, Étienne eut à vaincre unpenchant instinctif, qui l’indisposait contre cette vieille, dontles manières cependant étaient aussi franches et aussi simples quepossible. Avec une douceur qui lui était aussi naturelle qu’àRachel (si ce n’est qu’il ne se connaissait pas cette qualité qu’iladmirait tant chez son amie), il reprit le sujet de conversation,qui intéressait le plus la vieille femme.

« Eh bien, madame, dit-il, j’ai vu ladame, et elle est jeune et jolie, de grands yeux noirs biensérieux, et si tranquilles, Rachel, que je n’ai jamais rien vu depareil.

– Jeune et jolie. Oui ! s’écria lavieille tout enchantée. Aussi fraîche qu’une rose ! Et commeelle doit être heureuse !

– Oui, madame, je suppose qu’elle estheureuse, dit Étienne. (Mais il y avait du doute dans le regardqu’il lança à Rachel.)

– Vous supposez ? Mais cela ne peutpas faire l’ombre d’un doute ; n’est-elle pas la femme devotre maître ? »répliqua la vieille.

Étienne fit un signe de tête affirmatif.

« Pour ce qui est de mon maître,reprit-il, regardant de nouveau Rachel, il n’est plus le mien.C’est fini entre nous.

– Tu as donc quitté sa fabrique,Étienne ? demanda Rachel avec inquiétude et vivacité.

– Ma foi, Rachel, répondit-il, que j’aiequitté sa fabrique ou que sa fabrique m’ait quitté, cela revient aumême. Sa fabrique et moi, nous allons nous séparer, et peut-êtreque ça n’en vaut pas pis. Voilà justement ce que je me disais quandje vous ai rencontrées. Si j’étais resté ici, cela n’aurait étéqu’ennui sur ennui. Peut-être est-ce un bonheur pour bien des gens,que je m’en aille, et aussi pour moi ; dans tous les cas, jen’ai pas le choix, il le faut. Je dois tourner le dos à Cokevillepour quelque temps, et aller chercher fortune, ma chère, enrecommençant ailleurs sur nouveaux frais.

– Où iras-tu, Étienne ?

– Je ne sais pas encore, dit-il ôtant sonchapeau et lissant, avec la paume de sa main, ses cheveux peuépais. Mais je ne pars pas encore ce soir, Rachel, ni même demain.Ce n’est pas bien facile, de savoir comment se retourner. Maisbah ! le courage ne me manquera pas. »

Et, en effet, il puisait du courage dansl’idée même que c’était un sacrifice à faire au bonheur des autres.Il n’avait pas seulement encore refermé la porte deM. Bounderby, qu’il avait déjà réfléchi que l’obligation quilui était imposée de quitter la ville, tournerait au moins auprofit de Rachel, qu’elle ne serait plus exposée à être inquiétéepour n’avoir pas cessé toute relation avec lui. Quoiqu’il lui encoûtât beaucoup de la quitter, et qu’il ne pût songer à aucuneautre ville manufacturière où sa condamnation ne le suivrait pas,peut-être était-ce une sorte de soulagement pour lui que d’êtreforcé de fuir le supplice enduré dans ces quatre derniers jours,même au risque d’en affronter d’autres avec d’autres peines.

Il pouvait donc dire, avecsincérité :

« Ça me paraît plus facile à supporterque je ne l’aurais pensé, Rachel. »

Rachel n’avait pas envie de lui aggraver sonfardeau ; il était déjà bien assez lourd comme cela.

Elle lui répondit donc par son sourireconsolateur, et ils poursuivirent tous les trois leur chemin.

La vieillesse, surtout lorsqu’elle estconfiante et gaie, est fort considérée chez les pauvres. La vieilleavait l’air si honnête et si résigné ; elle se plaignait sipeu de ses infirmités, bien qu’elles eussent augmenté depuis sondernier entretien avec Étienne, que ses deux compagnonss’intéressèrent à elle. Elle était trop alerte pour souffrir qu’ilsralentissent le pas à cause d’elle, mais elle semblaittrès-reconnaissante qu’on voulût bien lui parler, et très-disposéeà bavarder tant qu’on voudrait bien l’écouter ; de façon que,lorsque l’ouvrier et son amie arrivèrent dans leur quartier de laville, elle était plus vive et plus animée que jamais.

« Venez à mon pauvre logis, madame, ditÉtienne, prendre une tasse de thé, cela fait que Rachel viendraaussi, et je me charge de vous ramener saine et sauve à votreauberge. Il pourra se passer bien du temps, Rachel, avant que j’aieencore le plaisir de passer une soirée avec toi. »

Elles acceptèrent, et on se dirigea vers lademeure du tisserand. Tandis qu’on pénétrait dans une rue étroite,Étienne leva les yeux vers la fenêtre de sa chambre avec uneterreur qui planait toujours sur sa demeure solitaire ; maisla croisée était ouverte, telle qu’il l’avait laissée, et il n’yvit personne. Le mauvais ange de sa vie s’était envolé, il y avaitplusieurs mois déjà, et depuis il n’en avait plus entendu parler.Le mobilier moins nombreux, et les cheveux plus gris de l’ouvrierétaient les seules traces qu’eût laissées la dernière visite de sondémon familier.

Il alluma une chandelle, arrangea sa petitetable pour le thé, prit de l’eau chaude en bas, et acheta un petitcornet de thé avec un petit paquet de sucre, un pain et un peu debeurre dans la boutique la plus proche. Le pain était tendre etbien cuit, le beurre frais, et le sucre de première qualité.Naturellement. Cela confirmait l’assertion souvent répétée despotentats de Cokeville, que ces gens-là vivaient comme des princes,monsieur.

Rachel fit le thé (une réunion si nombreuseavait nécessité l’emprunt d’une tasse), et la vieille le trouvadélicieux. C’était la première fois, depuis bien des jours, quel’hôte goûtait quelque chose qui ressemblât aux douceurs de lasociété avec ses semblables. Lui, aussi, bien qu’il eût àrecommencer bientôt sa vie d’épreuves, fit honneur au repas. Nouvelargument en faveur du thème perpétuel des potentats coke-bourgeois,à savoir qu’il y a absence complète de tout esprit de calcul chezces gens-là, monsieur.

« Je n’ai jamais songé, madame, ditÉtienne, à vous demander votre nom. »

La vieille se donna pourMme Pegler.

« Veuve, je crois ? ajoutaÉtienne.

– Oh ! depuis bien desannées ! »

Le mari de Mme Pegler (un desmeilleurs maris qu’on ait jamais connus), était déjà mort, d’aprèsle calcul de Mme Pegler, avant qu’Étienne fût de cemonde.

« C’est une bien triste chose, madame, deperdre un si brave homme, dit Étienne. Vous n’avez pasd’enfants ? »

La tasse que Mme Pegler tenaità la main, résonnant contre la soucoupe, dénota chez cette dame unecertaine agitation.

« Non, répondit-elle. Je n’en ai plus, jen’en ai plus.

– Morts, Étienne, insinua doucementRachel.

– Je suis fâché d’avoir parlé de ça, ditÉtienne, j’aurais dû me rappeler que je pouvais toucher à unendroit sensible. J’ai… j’ai eu tort ! »

Tandis qu’il s’excusait, la tasse de lavieille dame résonna de plus en plus.

« J’avais un fils, dit-elle avec uneexpression bizarre de chagrin, qui n’offrait aucun des symptômesordinaires de l’affliction, et il a prospéré, oh ! bienprospéré. Mais il ne faut pas m’en parler, s’il vous plaît. Ilest… » Posant sa tasse, elle remua les mains comme si elle eûtvoulu ajouter par son geste : « mort ! » Maiselle reprit tout haut : « Je l’ai perdu. »

Étienne regrettait encore le chagrin qu’ilavait causé à la vieille, lorsque sa propriétaire monta l’escalier,et, l’appelant sur le palier, lui dit quelques mots à l’oreille.Mme Pegler n’était nullement sourde, car elleentendit le nom qu’on venait de murmurer.

« Bounderby ! s’écria-t-elle d’unevoix étouffée, et s’éloignant vivement de la table. Oh !cachez-moi ! Pour rien au monde, je ne voudrais être vue. Nele laissez pas monter que je ne sois partie. Je vous en prie, jevous en prie ! »

Elle tremblait et semblait très-émue, secachant derrière Rachel, qui cherchait à la rassurer, et sans avoirl’air de savoir seulement ce qu’elle faisait.

« Voyons, madame, voyons, dit Étiennetout étonné, ce n’est pas M. Bounderby, mais sa femme. Vousn’avez pas peur d’elle ? Vous ne tarissiez pas en éloges surson compte, il n’y a pas une heure.

– Mais vous êtes bien sûr que c’est ladame et non le monsieur ? demanda la vieille qui tremblaittoujours.

– Sûr et certain.

– Alors, faites-moi le plaisir de ne pasm’adresser la parole, et de ne pas avoir l’air seulement de mevoir, dit la vieille. Vous me laisserez toute seule dans moncoin. »

Étienne y consentit d’un signe de tête, etinterrogea du regard Rachel, qui ne put lui fournir aucuneexplication ; puis il prit la chandelle, descendit, et, aubout de quelques instants, revint éclairant Louise, qui entra dansla chambre. Elle était accompagnée par le roquet.

Rachel s’était levée et se tenait à l’écart,son châle et son chapeau à la main, lorsque Étienne, très-surprislui-même de cette visite inattendue, posa la chandelle sur latable. Alors il resta debout près de là, sa main fermée à côté duchandelier, attendant qu’on lui adressât la parole.

C’était la première fois de sa vie que Louisepénétrait dans la demeure d’un des ouvriers de Cokeville ;c’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait face à faceavec quelqu’un d’entre eux individuellement. Elle savait bienqu’ils formaient un corps composé de centaines et de mille. Ellesavait combien d’ouvrage un nombre donné d’entre eux pouvaitproduire dans un temps donné. Elle les voyait par bandes quitter etregagner leurs nids, comme les fourmis ou les limaces. Mais seslectures lui en avaient bien plus appris sur les mœurs des insectestravailleurs, que sur les mœurs de ces hommes et de ces femmes quiappartiennent pourtant aussi à la famille des travailleurs.

Elle savait bien que les gens de Cokeville,c’était quelque chose qu’on fait travailler tant d’heures, qu’onpaye tant, et puis tout est dit ; quelque chose qui se règled’une manière infaillible sur les lois de la production et de laconsommation ; quelque chose qui venait parfois se heurtercontre ces lois, et créer des difficultés ; quelque chose quise serrait le ventre quand le blé était cher, et qui se donnait desindigestions quand le blé était à bon marché ; quelque chosequi croissait dans une proportion de tant pour cent, qui commettaittant pour cent des crimes commis chaque année, et fournissait uncontingent de tant pour cent au paupérisme du pays ; quelquechose dont le commerce en gros se servait pour faire d’immensesfortunes ; quelque chose qui se soulevait parfois comme unemer irritée, et faisait un peu de ravages, le plus souvent à sespropres dépens, et puis après rentrait dans son lit. Mais, jamaisde sa vie, elle n’avait eu l’idée de les décomposer en unités, pasplus qu’elle ne songeait à décomposer la mer pour envisagerséparément chacune des gouttes dont elle est formée.

Elle resta un instant à examiner la chambre.Après avoir regardé les deux ou trois chaises, les quelques livres,les gravures sans valeur et le lit, elle jeta un coup d’œil sur lesdeux femmes et sur Étienne.

« Je suis venue vous parler au sujet dece qui s’est passé tantôt. Je voudrais vous rendre service, si vousvoulez me le permettre. C’est là votre femme ? »

Rachel leva les yeux, qui répondirentclairement « non » et les baissa de nouveau.

« Je me rappelle, dit Louise, rougissantde sa méprise ; oui, je me souviens, maintenant, d’avoirentendu parler de vos malheurs domestiques, bien que je n’aie pasalors prêté beaucoup d’attention aux détails. Je n’ai nullement eul’intention de vous faire une question qui puisse causer de lapeine à aucune des personnes ici présentes. S’il m’arrivait de vousen faire d’autres de nature à produire le même effet, à mon insu,sachez bien que c’est sans le vouloir et croyez que, si j’ai cemalheur, c’est pure ignorance de ce que je devrais vousdire. »

De même que peu de temps auparavant, Étiennes’était instinctivement adressé de préférence à Louise, chezM. Bounderby, de même elle s’adressait à son tourinstinctivement à Rachel d’un ton brusque et saccadé, symptômeparticulier d’hésitation et de timidité.

« Il vous a raconté ce qui s’est passéentre lui et mon mari ? C’est vous, je crois, qui seriez sonpremier refuge ?

– Je sais comment tout cela a fini, majeune dame, dit Rachel.

– Ne me suis-je trompée, il me semble luiavoir entendu dire qu’étant repoussé par un maître, il seraprobablement repoussé par tous les autres ? Il me semble qu’ila dit cela ?

– Il y a si peu de chances, ma jeunedame, si peu de chances de se tirer d’affaire, pour un ouvrier malnoté parmi les maîtres.

– Je ne comprends pas bien ce que vousvoulez dire par : mal noté ?

– Qui s’est fait la réputation d’êtreturbulent.

– De façon que, grâce aux préjugés de sapropre classe et grâce aux préjugés de l’autre, il se trouvedoublement sacrifié ? Les deux classes sont-elles donctellement séparées, dans cette ville, qu’il n’existe pas, entre lesdeux, la moindre petite place pour un honnêteouvrier ? »

Rachel secoua la tête pour dire qu’elle n’enconnaissait pas.

« Il a encouru les soupçons de sescamarades, dit Louise, parce qu’il avait promis de ne pas se ligueravec eux. Je crois que c’est à vous qu’il a dû faire cettepromesse. Oserais-je vous demander pourquoi il l’afaite ? »

Rachel fondit en larmes.

« Je ne l’ai pas exigée de lui, pauvregarçon. Je l’avais seulement supplié de se tenir à l’écart dans sonpropre intérêt, ne me doutant guère du mal que j’allais lui faire.Mais, quant au parti qu’il a pris, je sais bien qu’il mourraitmille fois avant de manquer à sa parole. Je le connais assez pourça. »

Étienne était resté immobile et attentif, dansl’attitude rêveuse qui lui était habituelle, la main à son menton.Il intervint alors d’une voix moins ferme que de coutume.

« Personne, excepté moi, ne saura jamaiscombien j’honore, j’aime et respecte Rachel, et avec combien deraison. Quand j’ai fait cette promesse, je lui ai dit, avec vérité,qu’elle est l’ange de ma vie. C’était une promesse solennelle. Rienne peut m’en délier. »

Louise tourna la tête vers l’ouvrier et lapencha avec un sentiment de respect tout nouveau pour elle. Elleregarda ensuite Rachel et ses traits s’adoucirent.

« Que comptez-vous faire ?demanda-t-elle.

Sa voix s’était adoucie également.

« Ma foi, madame, dit Étienne faisantcontre fortune bon cœur et tâchant de sourire, quand j’aurai finima tâche, il faudra que je quitte cette ville et que je cherche del’ouvrage ailleurs. Heureux ou malheureux, il faut qu’un hommefasse ce qu’il peut, il n’y a pas moyen de faire autrement, à moinsqu’il ne veuille se coucher par terre pour s’y laisser mourir defaim.

– Comment voyagerez-vous ?

– À pied, ma bonne dame, àpied. »

Louise rougit, et une bourse parut dans samain. On entendit le frôlement d’un billet de banque qu’elledépliait et posait sur la table.

« Rachel, voulez-vous lui dire, car voussaurez comment le faire sans lui causer de peine, que ceci est bienà lui pour l’aider dans son voyage ? Voulez-vous le prier dele prendre ?

– Je ne puis le faire, ma jeune dame,répondit-elle en détournant la tête ; Dieu vous bénisse pouravoir pensé avec tant de bonté à ce pauvre garçon ! Mais c’està lui de consulter son cœur et d’agir en conséquence. »

Louise parut d’abord comme incrédule, puis unpeu effrayée, un peu émue par une soudaine sympathie, lorsque cetartisan, qui avait tant d’empire sur lui-même, qui s’était montrési simple et si ferme durant la récente entrevue, perdit tout àcoup son calme, et se tint le visage caché dans les mains. Elleétendit le bras, comme pour le toucher, puis se retint et demeuraimmobile.

« Rachel elle-même, dit Étienne aprèsavoir découvert son visage, ne pourrait pas trouver de paroles plusdouces pour ajouter au mérite d’une offre si généreuse. Pour vousprouver que je ne suis pas un homme ingrat et sans raison jeprendrai cinquante francs. Je vous les emprunte pour vous lesrendre plus tard. Je n’aurai jamais travaillé de si bon cœur pourme mettre à même de reconnaître, par mon exactitude à payer madette, votre bienfait de ce soir, dont je veux vous garder uneéternelle reconnaissance. »

Louise fut bien forcée de reprendre le billetde banque et de le remplacer par la somme beaucoup plus faiblequ’il acceptait à titre de prêt. Étienne n’était ni élégant, nibeau, ni pittoresque, en quoi que ce soit ; et, pourtant, safaçon d’agréer cette offre et d’exprimer sa reconnaissance sansphrases, était empreinte d’une grâce que lord Chesterfield n’auraitpas enseignée à son fils en cent ans.

Tom s’était assis au bord du lit, balançantune de ses jambes et suçant sa canne avec assez d’indifférencejusqu’à ce moment. Voyant sa sœur prête à partir, il se leva avecassez de vivacité et intervint à son tour.

« Attends un peu, Lou ! Avant denous en aller, je voudrais lui parler un instant. Il me vient uneidée. Si vous voulez venir sur le palier, Blackpool, je vous ladirai. Il n’y a pas besoin de lumière, mon brave !… » Tomavait manifesté une impatience remarquable en voyant Étienne sediriger vers le buffet pour prendre la chandelle… « Nous n’enavons pas besoin. »

Étienne le suivit hors de la chambre ;Tom referma la porte et ne retira pas la main de dessus laserrure.

« Dites donc ! murmura-t-il. Jecrois que je puis vous rendre service. Ne me demandez pas ce quec’est, parce que ça peut ne pas réussir. Mais il n’y a toujours pasde mal à essayer. »

Son haleine tombait comme une flamme surl’oreille d’Étienne, tant elle était brûlante.

« C’est notre homme de peine, dit Tom,qui a été chargé de la commission pour vous cette après-midi. Jedis notre homme de peine, parce que j’appartiens aussi à labanque. »

Étienne se disait : « il faut qu’ilsoit bien pressé ! » Tom parlait si confusément.

« Voyons ! dit Tom. Écoutez unpeu ! Quand partez-vous ?

– C’est aujourd’hui lundi, réponditÉtienne réfléchissant. Je crois, monsieur, que je partirai versvendredi ou samedi.

– Vendredi ou samedi, répéta Tom. Écoutezun peu ! Je ne suis pas sûr de pouvoir vous rendre le serviceque je voudrais vous rendre… C’est ma sœur, vous savez, qui est làdans votre chambre… Mais ça peut réussir, et si ça ne réussit pas,le mal ne sera pas grand. Eh ! bien, je vais vous dire ce quevous ferez. Vous reconnaîtrez bien notre homme de peine ?

– Certainement, dit Étienne.

– Très-bien, répliqua Tom. Le soir, quandvous quitterez votre ouvrage, pendant les quelques jours que vousresterez encore ici, flânez auprès de la banque une heure ouenviron. S’il vous voit flâner aux alentours, n’ayez l’air de rien,car je ne lui dirai pas de vous parler, à moins que je ne puissevous rendre le service que je voudrais. Dans ce dernier cas, ilaura un billet ou une commission pour vous ; sinon, non.Écoutez un peu ! Vous êtes sûr de m’avoir biencompris ? »

Il était parvenu, dans l’obscurité, à glisserun doigt dans une des boutonnières de l’habit d’Étienne, dont ilserrait et remuait la poche d’une façon tout à faitextraordinaire.

« J’ai très-bien compris, monsieur, ditÉtienne.

– Écoutez un peu ! répéta Tom.Faites bien attention de ne pas vous tromper, et n’allez pasoublier ce que je vous dis. Je raconterai mon projet à ma sœur ennous en allant, et je suis sûr qu’elle sera de mon avis. Écoutez unpeu ! C’est bien entendu, hein ? Vous comprenezbien ? Très-bien alors. Allons, Lou, partons ! »

Il poussa la porte en appelant sa sœur, maisil ne rentra pas dans la chambre, et descendit l’étroit escaliersans attendre qu’on l’éclairât. Il était déjà au bas, lorsqueLouise commença à descendre, et ce ne fut que dans la rue qu’elleput lui prendre le bras.

Mme Pegler resta dans son coinjusqu’à ce que le frère et la sœur fussent partis et jusqu’à cequ’Étienne fût remonté, la chandelle à la main. Elle ne savaitcomment exprimer son admiration pourMme de Bounderby, et, comme une vieilleinexplicable qu’elle était, se mit à pleurer de ce que la dameétait une si jolie petite chérie. Néanmoins,Mme Pegler fut si troublée par la crainte quel’objet de son admiration ne s’avisât de revenir ou qu’il n’arrivâtquelque autre visiteur, que sa gaieté disparut pour la soirée.D’ailleurs, il était déjà tard pour des gens qui se levaient debonne heure et travaillaient longtemps ; la réunion sedispersa donc ; Étienne et Rachel conduisirent leurmystérieuse connaissance jusqu’à la porte du Café desVoyageurs, où ils lui souhaitèrent le bonsoir.

Ils revinrent ensemble jusqu’au coin de la rueoù demeurait Rachel ; et, à mesure qu’ils s’en rapprochaient,ils cessèrent de se parler. Lorsqu’ils arrivèrent à ce coin sombreoù leurs rares rencontres se terminaient toujours, ilss’arrêtèrent, silencieux, comme s’ils eussent craint de s’adresserla parole.

« J’essayerai de te voir encore une fois,Rachel, avant mon départ ; mais si je ne te vois pas…

– Tu ne me verras pas, Étienne, je lesais. Il vaut mieux nous parler franchement l’un à l’autre.

– Tu as raison. C’est plus courageux etça vaut mieux. Je me suis dit, Rachel, que, comme il ne reste plusqu’un jour ou deux, il vaudrait mieux pour toi, ma chère, qu’on nete rencontrât pas avec moi. Cela pourrait te causer des ennuis etça ne servirait à rien.

– Ce n’est pas là ce qui m’arrête,Étienne. Mais tu sais nos vieilles conventions. C’est à cause decela.

– Bien, bien, dit-il. Dans tous les cas,cela vaut mieux.

– Tu m’écriras tout ce qui t’intéresse,Étienne ?

– Oui. Je n’ai plus maintenant qu’à tefaire mes derniers souhaits. Que le ciel soit avec toi, que le cielte bénisse, que le ciel te remercie pour moi et terécompense !

– Puisse-t-il te bénir, Étienne, toiaussi, dans toutes tes courses errantes, et te donner enfin la paixet le repos !

– Je t’ai dit, ma chère, reprit ÉtienneBlackpool, la nuit où nous avons veillé ensemble, que toutes lesfois que je verrai quelque chose ou que je songerai à quelque chosequi me mette en colère, tu seras toujours là dans ma pensée, à côtéde moi, pour me calmer. Tu y es déjà en ce moment. Tu me fais voirles choses d’un œil plus résigné. Dieu te bénisse !Bonsoir ! Adieu ! »

Quoi de plus simple que cette rapideséparation au milieu d’une pauvre rue ? Cependant ce fut unsouvenir sacré pour ces pauvres gens. Économistes utilitaires,squelettes de maîtres d’école, commissaires du fait, incrédulesélégants et blasés, vous tous qui fondez ou propagez de petitesdoctrines racornies à l’usage du populaire, vous savez bien quevous aurez toujours des pauvres à gouverner. Eh bien !cultivez en eux autant que vous le pourrez, et pendant qu’il en esttemps encore, les grâces de l’imagination et la douceur desaffections naturelles, afin d’orner vos existences qui ont tantbesoin d’ornement ; ou bien, quand viendra le jour de votretriomphe, lorsque le roman aura, grâce à vous, complètement disparude leurs âmes et que la vie leur apparaîtra dans toute sa hideusenudité, la réalité pourrait bien prendre la forme d’un loupdévorant.

Étienne travailla le lendemain, et lesurlendemain encore, sans que personne lui adressât la parole. Onl’évita comme auparavant, partout où il allait. À la fin du secondjour, il vit approcher le terme de son travail ; à la fin dutroisième, son métier était vide.

Chacun des soirs précédents, il avait passéplus d’une heure dans la rue, aux alentours de la banque, sansaucun résultat, ni en bien, ni en mal. Afin qu’on ne pût l’accuserd’avoir manqué à sa promesse, il résolut d’attendre au moins deuxheures ce troisième et dernier soir.

La dame qui tenait autrefois la maison deM. Bounderby était là, assise à une croisée du premier étageoù il l’avait déjà vue, et l’homme de peine y était aussi à causerquelquefois avec elle près de la fenêtre, ou à regarder de temps àautre par-dessus le store du rez-de-chaussée, sur lequel on lisaitle mot BANQUE ; quelquefois même il se montra sur le pas de laporte pour prendre l’air. La première fois, Étienne, croyant quec’était lui qu’il cherchait, passa tout à côté ; mais l’autrene fit que le regarder à peine, avec ses yeux clignotants, sans luiadresser la parole.

Deux heures, c’était bien long, surtout aprèsune longue journée de travail. Étienne s’assit sur les marchesd’une maison, s’appuya contre un mur sous une arcade, se promenad’un bout de la rue à l’autre, écouta si l’horloge de l’église nesonnait pas, s’arrêta pour regarder des enfants qui jouaient dansla rue. Il est si peu naturel de se promener ainsi sans motif,qu’un simple flâneur est toujours sûr de se faire remarquer.Lorsque la première heure fut écoulée, Étienne commença même àéprouver une sensation désagréable, se figurant qu’il jouait là lerôle d’un personnage suspect.

Puis vint l’allumeur de réverbères, laissantderrière lui, dans la longue perspective de la rue, une doubletraînée de lumières qui allaient s’allongeant jusqu’à ce qu’ellesse fussent mêlées et perdues dans l’éloignement.Mme Sparsit ferma la croisée du premier étage,abaissa le store et regagna son appartement. Bientôt on vit unelumière monter l’escalier derrière elle, visible d’abord au-dessusde la porte d’entrée et ensuite aux deux croisées de l’escalier, àmesure qu’elle allait d’un étage à l’autre. Il y eut un moment oùon souleva un des coins du store du second étage, comme si l’œil deMme Sparsit regardait par là ; puis l’autrecoin, comme si l’homme de peine, à son tour, regardait de l’autrecôté. Quoi qu’il en soit, Étienne ne reçut aucune communication. Ilse sentit fort soulagé lorsque les deux heures furent enfinécoulées, et s’éloigna d’un pas rapide pour rattraper le tempsperdu.

Il n’avait plus qu’à dire adieu à sapropriétaire et à s’allonger par terre sur son lit provisoire, carson paquet était déjà fait pour le lendemain et tout était prêtpour son départ. Il voulait être hors de la ville de très-bonneheure, avant que les ouvriers fussent dans les rues.

Il faisait à peine jour, lorsque, après avoirjeté un coup d’œil d’adieu autour de sa chambre, se demandanttristement s’il la reverrait jamais, il sortit. La ville paraissaitcomplètement déserte : on eût dit que tous les habitantsl’avaient abandonnée, afin de n’avoir plus aucun rapport avec lui.Tout avait un air désolé à cette heure. Le soleil levant ne formaitlui-même dans le ciel qu’une pâle solitude, semblable à une merattristée.

Passant devant la maison où demeurait Rachel,quoique ce ne fût pas son chemin ; devant les rues de briquesrouges ; devant les grandes fabriques silencieuses qui netremblaient pas encore ; auprès de la station du chemin defer, dont les signaux rouges faiblissaient à l’approche dujour ; dans le voisinage délabré du chemin de fer, à moitiédémoli et à moitié rebâti ; devant les villas de briquesrouges, entourées d’arbustes enfumés et couverts d’une poudre sale,comme des priseurs peu soigneux ; passant par des cheminscharbonneux et devant une variété de vilains spectacles, Étiennegagna le haut de la colline et se retourna pour jeter un regard enarrière.

Le jour éclairait en plein la ville, et lescloches appelaient au travail du matin. Les feux domestiquesn’étaient pas encore allumés, et les hautes cheminées régnaient enmaîtres dans le ciel, qui allait bientôt disparaître sous lesimmenses bouffées de leur fumée empoisonnée ; mais il y eutune demi-heure pendant laquelle un grand nombre des fenêtres deCokeville se dorèrent d’une espèce d’aube matinale, où les naturelsdu pays purent voir le soleil comme dans une éclipse éternelle, àtravers une vitre enfumée.

Quel changement de passer des cheminées auxoiseaux ! Quel changement de sentir la poussière de la routeremplacer sous son pied le charbon criard ! Quel changementpour Étienne, parvenu à l’âge qu’il avait, de retrouver sessensations d’enfant par cette matinée d’été ! Ces rêveriesdans la tête et son paquet sous le bras, Étienne promenait sonvisage attentif le long de la grande route. Et les arbres formantune arcade au-dessus de sa tête, lui disaient, dans leur douxmurmure, qu’il laissait derrière lui un cœur aimant et fidèle.

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