Les Temps difficiles

Chapitre 36Philosophique.

 

Quand ils furent rentrés dans la baraque,Sleary commença par fermer la porte pour empêcher les intrus d’ypénétrer. Bitzer, tenant toujours à la gorge son prisonnier que lapeur paralysait, restait au milieu du cirque, regardant d’un œilclignotant son ancien patron à moitié perdu dans l’obscurité ducrépuscule.

« Bitzer, dit M, Gradgrind complètementabattu et d’un ton de soumission très-humble, avez-vous uncœur ?

– La circulation, monsieur, répliquaBitzer, qui ne put s’empêcher de sourire à cette question, tant illa trouvait bizarre, la circulation ne pourrait pas se faire sanscela. Il n’y a personne, monsieur, pour peu qu’on soit familiariséavec les faits établis par Harvey concernant la circulation dusang, qui puisse douter que j’aie un cœur.

– Est-il accessible, ditM. Gradgrind d’une voix suppliante, aux sentiments de lacompassion ?

– Il est accessible à la raison,monsieur, répondit le disciple des faits, et pas à autrechose. »

Les deux interlocuteurs se regardèrent :le visage de M. Gradgrind était aussi blanc que celui del’espion.

« Quel motif… je dirai même quel motifraisonnable pouvez-vous avoir pour empêcher la fuite de cemalheureux garçon, dit M. Gradgrind, et pour accabler sonmalheureux père ? Voyez sa sœur. Ayez pitié de nous !

– Monsieur, répondit Bitzer d’un tondécidé et logique, puisque vous me demandez pourquoi je veuxramener le jeune M. Tom à Cokeville, je suis trop raisonnablepour ne pas vous le dire. Dès le début, j’ai soupçonné le jeuneM. Tom du vol de la banque. J’avais déjà l’œil sur lui, mêmeauparavant, car je voyais bien sa conduite. J’ai gardé mesobservations pour moi ; mais cela ne m’a pas empêché de lescontinuer, et aujourd’hui j’ai une ample collection de preuvescontre lui, sans compter sa fuite et son propre aveu, que je suisarrivé juste à temps pour entendre. J’ai eu le plaisir desurveiller votre maison hier matin, et je vous ai suivi jusqu’ici.Je vais ramener le jeune M. Tom à Cokeville, afin de leremettre entre les mains de M. Bounderby. Je suis persuadé,monsieur, que M. Bounderby me fera monter en grade et medonnera la place du jeune M. Tom. Et je désire avoir cetteplace, monsieur, car elle m’avancera dans le monde et me fera dubien.

– Si ce n’est pour vous qu’une questiond’intérêt personnel… commença M. Gradgrind.

– Pardon de vous interrompre, monsieur,répliqua Bitzer ; mais vous ne pouvez ignorer que le systèmesocial tout entier se résume dans une question d’intérêt personnel.C’est toujours l’intérêt personnel qu’il faut bien que l’onconsulte. Ce n’est que par là qu’on tient les gens. L’homme estainsi fait. J’étais encore bien jeune lorsque j’ai été nourri de cecatéchisme-là, monsieur, vous savez ?

– Quelle somme, dit M, Gradgrind,accepteriez-vous en échange de la promotion sur laquelle vouscomptez ?

– Je vous remercie bien, monsieur,répliqua Bitzer, de la proposition détournée que vous voulez bienm’adresser ; mais je suis décidé à n’accepter aucune indemnitésemblable. Comme je connais vos principes pratiques, j’avais prévuque vous m’offririez une alternative de ce genre : j’ai faitmes petits calculs, et j’ai trouvé plus sûr et plus avantageux pourmoi de monter en grade à la banque que de vendre mon silence à unvoleur, quelque somme qu’il puisse m’offrir.

– Bitzer, dit M. Gradgrind, étendantles bras comme pour dire voyez combien je suismisérable !… Bitzer, il ne me reste plus qu’un moyen devous attendrir. Vous avez été bien des années à l’école que j’aifondée. Si en souvenir des soins qu’on vous y a prodigués, vouspouvez oublier un instant votre intérêt personnel et relâcher monfils, je vous prie et vous supplie de lui acquitter ce souvenirreconnaissant.

– Je m’étonne vraiment, monsieur,répliqua l’ex-élève, habile à la riposte, de vous voir prendre dansla controverse une position qui ne peut se défendre. Mon éducationa été payée ; c’était un marché passé, et lorsque j’ai quittél’école, le marché finissait là. »

C’était un principe fondamental de laphilosophie Gradgrind que toute peine mérite salaire. Personne nedoit, sous aucun prétexte, donner quoi que ce soit, ni aider quique ce soit pour le roi de Prusse. La reconnaissance doit êtreabolie avec les vertus qui en découlent. Chaque centimètre del’existence des hommes, depuis leur naissance jusqu’à leur mort,doit être un marché débattu et conclu sur le comptoir. Et si nousn’arrivons pas au ciel par ce chemin-là, c’est que le ciel n’estpas un endroit politico-économique, et alors nous n’y avons quefaire.

« Je vous accorde, ajouta Bitzer, que monéducation ne m’a pas coûté grand’chose. Qu’est-ce que celaprouve ? Si j’ai été fabriqué à bon marché, ce n’est pas uneraison pour que je ne cherche pas à me placer le plus cherpossible. »

Bitzer fut un peu dérangé, à cet endroit deson discours, par les pleurs de Louise et de Sissy.

« Ne pleurez donc pas comme cela, je vousprie, dit-il, ça ne sert qu’à agacer. Vous avez l’air de croire quej’en veux au jeune M. Tom. Mais pas du tout. C’est seulementpar suite des motifs raisonnables que je viens de vous exposer, queje veux le ramener à Cokeville. Qu’il s’avise de résister, et je memettrais à crier : Au voleur ! Mais il ne résistera pas,soyez-en bien convaincues. »

M. Sleary qui, la bouche béante et lesdeux yeux aussi fixes l’un que l’autre, avait écouté ces doctrinesavec la plus profonde attention, s’avança à son tour.

« Mozieur, dit-il en s’adressant àM. Gradgrind, vous zavez parfaitement bien, et votre fillezait auzzi bien que vous ou même mieux que vous, puisque je le luiai dit, que j’ignorais ze que votre fils avait fait, et que je netenais pas à le zavoir, car je me figurais qu’il ne z’agizzait quede quelque fredaine. Mais ze jeune homme ayant déclaré qu’il estqueztion du vol d’une banque, ma foi, za devient zérieux, beaucouptrop zérieux pour que je puizze traiter avec vous, comme atrès-bien dit ze jeune blond. Par conzéquent, mozieur, il ne fautpas m’en vouloir, zi je prends le parti de ze jeune blond, et zi jedis qu’il a raizon et qu’il n’y a pas moyen de zortir de là. Maisje vais vous dire ze que je puis faire pour vous, mozieur ;j’attellerai un cabriolet et je conduirai votre fils et ze jeuneblond jusqu’à la station, de fazon à empêcher un ezclandre izi. Jene puis conzentir à faire davantage, mais je ferai za. »

Cette désertion du dernier ami qui leurrestât, provoqua de nouvelles lamentations de la part de Louise, etcausa une affliction plus profonde encore à M. Gradgrind. MaisSissy, en regardant attentivement M. Sleary, ne s’était pasméprise sur les intentions véritables du directeur. Comme tout lemonde se dirigeait vers la porte, ce dernier honora la jeune filled’un léger roulement de son œil mobile : c’était une manièred’inviter Sissy à rester un instant en arrière. Fermant alors laporte à clef, il lui dit avec beaucoup d’animation :

« Votre patron est rezté votre ami,Zézile, et je rezterai le zien. D’ailleurs, le jeune blond est unefameuze canaille, et il appartient à zette brute orgueilleuze quemes penzionnaires ont manqué de jeter par la croizée. La nuit zeratrès-noire ; j’ai un cheval qui fait tout ze qu’on veut,exzepté de parler ; j’ai un poney qui trotte quinze milles àl’heure quand z’est Childers qui le mène ; j’ai un chien quitiendra un homme cloué à la même plaze pendant vingt-quatre heuresde zuite. Dites deux mots à l’oreille du jeune mozieur. Dites-luide ne pas avoir peur de verzer, lorzque notre cheval commenzera àdanzer, mais de guetter l’arrivée d’un tilbury attelé d’un poney.Dites-lui de zauter à terre, auzzitôt qu’il verra approcher zetilbury, car ze poney-là lui fera joliment rattraper le tempsperdu. Zi mon chien permet au jeune blond de mettre seulement piedà terre, je lui permets d’aller à Rome. Et zi mon cheval bougeavant demain matin de l’endroit où il aura commenzé à danzer, z’estque je ne le connais pas !… Allons, vivement ! »

On agit si vivement, en effet, qu’au bout dedix minutes, M. Childers, qui flânait en pantoufles sur laplace du marché, avait déjà reçu le mot d’ordre, et l’équipage deM. Sleary était déjà prêt. C’était un beau spectacle de voirle chien savant aboyant autour du véhicule, tandis queM. Sleary, par un simple mouvement de son œil mobile,recommandait Bitzer à l’attention particulière de l’intelligentquadrupède. La nuit venue, les trois voyageurs montèrent dans lavoiture et se mirent en route ; le chien savant (animal d’unetaille formidable) tenait déjà Bitzer fasciné sur son siège et nes’éloignait pas de la roue près de laquelle il était assis, afind’être tout prêt à l’empoigner, dans le cas où il témoignerait lamoindre velléité de mettre pied à terre.

M. Gradgrind et les deux jeunes fillesveillèrent toute la nuit à l’auberge. Le lendemain, à huit heuresdu matin, M. Sleary et le chien se présentèrent ensemble,aussi joyeux l’un que l’autre.

« Tout va bien, mozieur, ditM. Sleary ; votre fils est zans doute déjà embarqué.Childerz l’a pris en route à une heure et demie d’izi. Le cheval adanzé la polka à ne plus pouvoir tenir zur zes jambes (il auraitvalzé, z’il n’avait pas été attelé), et alors je lui ai dit un motdans l’oreille, et il z’est mis à dormir comme un bienheureux.Lorzque zette fameuze canaille de jeune blond a voulu continuer laroute à pied, le chien z’est accroché à za cravate, les quatrepattes en l’air ; il l’a renverzé et roulé zur le macadam.Alorz il est remonté, et il n’a plus bougé jusqu’au moment où j’aitourné la tête de mon cheval, ze matin à zix heures etdemie. »

M. Gradgrind, cela va sans dire,l’accabla de remercîments, et donna à entendre, avec infiniment dedélicatesse, qu’il était tout disposé à reconnaître ce service parle don d’une jolie somme en argent.

« Je n’ai pas besoin d’argent pour moi,mozieur ; mais Childerz est père de famille, et zi vous teniezà lui offrir un billet de cent vingt-cinq francs, peut-êtretrouverait-il l’offre azzeptable. Et puis, moi, zi vous teniez àprésenter un collier au chien ou une coiffure de clochettes aucheval, je les prendrais bien volontiers… Du grog, j’en prendstoujours !… »

Il en avait déjà demandé un verre et il endemanda un second.

« Zi ze n’était pas aller trop loin,mozieur, que de vous propozer de donner un petit feztin à latroupe, à environ quatre francs par tête (zans compter le chien),za leur ferait grand plaizir à tous. »

M. Gradgrind déclara qu’il était toutprêt à donner ces petits témoignages de sa reconnaissance ; illes trouvait bien légers, dit-il, en échange d’un pareilservice.

« Très-bien, mozieur ; dans ze cas,zi vous voulez zeulement commander un zpectacle, chaque fois quevous le pourrez, aux écuyers que vous rencontrerez, z’est nous quideviendrons vos débiteurs. Maintenant, mozieur, zi votre fille veutbien le permettre, j’aurais un mot à vous dire avant de vousquitter. »

Louise et Sissy se retirèrent dans la chambrevoisine ; M. Sleary, remuant et buvant son grog, continuaen ces termes :

« Mozieur, je n’ai pas besoin de vousdire que le chien est un animal étonnant.

– Son instinct, dit M. Gradgrind,est quelque chose de merveilleux.

– Appelez la chose comme vous voudrez… etje veux être pendu zi je zais quel nom lui donner, dit Sleary,z’est surprenant ! la fazon dont un chien vous retrouvera… lechemin qu’il fera pour vous rejoindre…

– Son flair, dit M. Gradgrind, estsi sûr.

– Je veux être pendu zi ze zais commentappeler za, répéta Sleary secouant la tête ; mais j’ai vu unchien me retrouver d’une manière qui m’a fait croire qu’il zeraallé trouver un ami et lui aura demandé : « Vous neconnaîtriez pas, par hazard, un individu du nom de Zleary,hein ? Un individu du nom de Zleary, qui tient un manège… unpeu gros… l’œil éveillé ? » et que cet ami lui aurarépondu : « Ma foi, je ne puis pas me vanter de leconnaître perzonnellement, mais ze zais un chien qui est biencapable de l’avoir rencontré, » et que zet autre chien,conzulté, aura réfléchi un moment avant de lui dire :« Zleary ? Zleary ? Attendez donc… Eh oui,parbleu ! Quelqu’un m’a parlé de lui, il n’y a pas longtemps.Je puis vous avoir son adrezze en un clin d’œil. Comme je me montrezi zouvent en public et que je vois tant de pays, il y a énormémentde chiens qui me connaizzent, monzieur… je zais za, unpeu ! »

Ces réflexions paraissaient causer un profondébahissement à M. Gradgrind.

« Dans tous les cas, continua Sleary,après avoir trempé ses lèvres dans le grog, il y a quatorze mois,nous donnions des reprézentazions à Chezter. Nous montions un matinnos Enfants perdus dans les bois, lorsqu’arrive dans lezirque, par l’entrée des artiztes, un chien. Il venait de loin, ilétait dans un triste état, il boitait et voyait à peine. Il allad’abord à chacun de nos enfants, qu’il flaira l’un après l’autre,comme z’il cherchait un enfant qu’il connaizzait ; il vintensuite à moi, fit un effort, et se drezza zur zes pattes dederrière, tout faible qu’il était, puis il remua la queue etmourut… Mozieur, ze chien-là, z’était Patte-alerte !

– Le chien du père de Cécile !

– Le vieux chien du père de Zézile. Or,mozieur, connaizzant ze chien comme je le connais, je puis jurerque zi zon maître n’avait pas été mort… et enterré… il ne zeraitpas revenu me trouver. Zoz’phine et Childerz et moi, nous avonscauzé longtemps de la choze, nous demandant z’il fallait ou nonvous écrire. Mais nous nous sommes dit non. Il n’y a riende bon à dire ; pourquoi troubler l’ezprit de Zézile et larendre malheureuse ? De zorte qu’on ne zaura jamais zi Jupe alâchement abandonné za fille ou z’il a préféré mourir tout zeul dechagrin, plutôt que de l’azzozier à za mizère… nous ne zaurons za,mozieur, que lorzque nous zaurons comment les chiens font pour nousretrouver !

– Elle a gardé jusqu’à ce jour labouteille que son père lui a envoyé chercher pour la perdre ;et tant qu’elle vivra, elle croira qu’il l’a abandonnée par pureaffection, dit M. Gradgrind.

– Za nous apprend deux chozes, à ze qu’ilme zemble, n’est-ze pas, mozieur ? dit Sleary d’un ton rêveur,tout en sondant du regard les profondeurs de son grog ;d’abord qu’il y a dans le monde un amour qui n’est pas, après tout,de l’intérêt perzonnel, mais quelque choze de bien différent ;l’autre, que ze quelque choze a une manière de calculer ou de nepas calculer, qui, d’une fazon ou d’une autre, est auzzi diffizileà expliquer que l’ezprit des chiens ! »

M. Gradgrind regarda par la fenêtre, sansrépliquer. M. Sleary vida son verre et appela les dames.

« Zézile, ma chère, embrazzez-moi etadieu ! Mamzelle, vous voir traiter Zézile comme une zœur, etune zœur en qui vous avez confianze et que vous honorez de toutvotre cœur, z’est un très-joli zpectacle pour moi. J’ezpère quevotre frère vivra pour devenir plus digne de vous, et pour vousrendre plus heureuze. Mozieur, une poignée de main, pour lapremière et la dernière fois ! Ne zoyez pas dur envers nousautres, pauvres vagabonds. Il faut bien que l’on z’amuze. On nepeut pas toujours apprendre et on ne peut pas toujours travailler.Le monde n’est pas fait pour zela. Vous êtes obligés denous azzepter, mozieur. Agizzez donc à la fois zagement etcharitablement, et tâchez de tirer parti de nous au lieu de nouspouzzer à mal par le mépris.

« Et je n’aurais jamais cru, ajoutaM. Sleary, montrant de nouveau la tête à la porte pour lancercette péroraison, je n’aurais jamais cru que je puzze faire un zibon pître ! »

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