L’Illusion Comique

Scène II

Matamore,Clindor

 

Clindor

Quoi ! monsieur, vous rêvez ! etcette âme hautaine,

Après tant de beaux faits, semble être encoreen peine !

N’êtes-vous point lassé d’abattre desguerriers,

Et vous faut-il encor quelques nouveauxlauriers ?

Matamore

Il est vrai que je rêve, et ne sauraisrésoudre

Lequel je dois des deux le premier mettre enpoudre,

Du grand sophi de Perse, ou bien du grandmogor.

Clindor

Eh ! de grâce, monsieur, laissez-lesvivre encor.

Qu’ajouterait leur perte à votrerenommée ?

D’ailleurs, quand auriez-vous rassemblé votrearmée ?

Matamore

Mon armée ? Ah ! poltron !ah ! traître ! pour leur mort

Tu crois donc que ce bras ne soit pas assezfort ?

Le seul bruit de mon nom renverse lesmurailles,

Défait les escadrons, et gagne lesbatailles.

Mon courage invaincu contre les empereurs

N’arme que la moitié de ses moindresfureurs ;

D’un seul commandement que je fais aux troisParques,

Je dépeuple l’État des plus heureuxmonarques ;

Le foudre est mon canon, les Destins messoldats :

Je couche d’un revers mille ennemis à bas.

D’un souffle je réduis leurs projets enfumée ;

Et tu m’oses parler cependant d’unearmée !

Tu n’auras plus l’honneur de voir un secondMars ;

Je vais t’assassiner d’un seul de mesregards,

Veillaque. Toutefois, je songe à mamaîtresse ;

Ce penser m’adoucit. Va, ma colère cesse,

Et ce petit archer qui dompte tous lesdieux

Vient de chasser la mort qui logeait dans mesyeux.

Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine

Qui massacre, détruit, brise, brûle,extermine ;

Et, pensant au bel œil qui tient maliberté,

Je ne suis plus qu’amour, que grâce, quebeauté.

Clindor

Ô dieux ! en un moment que tout vous estpossible !

Je vous vois aussi beau que vous étiezterrible,

Et ne crois point d’objet si ferme en sarigueur,

Qu’il puisse constamment vous refuser soncœur.

Matamore

Je te le dis encor, ne sois plus enalarme :

Quand je veux, j’épouvante ; et quand jeveux, je charme ;

Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour àtour

Les hommes de terreur, et les femmesd’amour.

Du temps que ma beauté m’étaitinséparable,

Leurs persécutions me rendaientmisérable ;

Je ne pouvais sortir sans les fairepâmer ;

Mille mouraient par jour à force dem’aimer :

J’avais des rendez-vous de toutes lesprincesses ;

Les reines à l’envi mendiaient mescaresses ;

Celle d’Éthiopie, et celle du Japon,

Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que monnom.

De passion pour moi deux sultanestroublèrent ;

Deux autres, pour me voir, du sérails’échappèrent :

J’en fus mal quelque temps avec le GrandSeigneur.

Clindor

Son mécontentement n’allait qu’à votrehonneur.

Matamore

Ces pratiques nuisaient à mes desseins deguerre,

Et pouvaient m’empêcher de conquérir laterre.

D’ailleurs, j’en devins las ; et pour lesarrêter,

J’envoyai le Destin dire à son Jupiter

Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser lesflammes

Et l’importunité dont m’accablaient lesdames :

Qu’autrement ma colère irait dedans lescieux

Le dégrader soudain de l’empire des dieux,

Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.

La frayeur qu’il en eut le fit bientôtrésoudre :

Ce que je demandais fut prêt en unmoment ;

Et depuis, je suis beau quand je veuxseulement.

Clindor

Que j’aurais, sans cela, de poulets à vousrendre !

Matamore

De quelle que ce soit, garde-toi bien d’enprendre,

Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle demoi ?

Clindor

Que vous êtes des cœurs et le charme etl’effroi ;

Et que si quelque effet peut suivre vospromesses,

Son sort est plus heureux que celui desdéesses.

Matamore

Écoute. En ce temps-là, dont tantôt jeparlois,

Les déesses aussi se rangeaient sous meslois ;

Et je te veux conter une étrange aventure

Qui jeta du désordre en toute la nature,

Mais désordre aussi grand qu’on en voiearriver.

Le Soleil fut un jour sans se pouvoirlever,

Et ce visible dieu, que tant de mondeadore,

Pour marcher devant lui ne trouvait pointd’Aurore :

On la cherchait partout, au lit du vieuxTithon,

Dans les bois de Céphale, au palais deMemnon ;

Et faute de trouver cette belle fourrière,

Le jour jusqu’à midi se passa sanslumière.

Clindor

Où pouvait être alors la reine desclartés ?

Matamore

Au milieu de ma chambre à m’offrir sesbeautés :

Elle y perdit son temps, elle y perdit seslarmes ;

Mon cœur fut insensible à ses plus puissantscharmes ;

Et tout ce qu’elle obtint pour son frivoleamour

Fut un ordre précis d’aller rendre lejour.

Clindor

Cet étrange accident me revient enmémoire,

J’étais lors en Mexique, où j’en apprisl’histoire

Et j’entendis conter que la Perse encourroux

De l’affront de son dieu murmurait contrevous.

Matamore

J’en ouïs quelque chose, et je l’eussepunie ;

Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,

Où ses ambassadeurs, qui vinrentl’excuser,

À force de présents me surent apaiser.

Clindor

Que la clémence est belle en un si grandcourage !

Matamore

Contemple, mon ami, contemple cevisage ;

Tu vois un abrégé de toutes les vertus.

D’un monde d’ennemis sous mes piedsabattus,

Dont la race est périe, et la terredéserte,

Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû saperte :

Tous ceux qui font hommage à mesperfections

Conservent leurs États par leurssubmissions.

En Europe, où les rois sont d’une humeurcivile,

Je ne leur rase point de château ni deville ;

Je les souffre régner ; mais, chez lesAfricains,

Partout où j’ai trouvé des rois un peu tropvains,

J’ai détruit les pays pour punir leursmonarques ;

Et leurs vastes déserts en sont de bonnesmarques ;

Ces grands sables qu’à peine on passe sanshorreur

Sont d’assez beaux effets de ma justefureur.

Clindor

Revenons à l’amour : voici votremaîtresse.

Matamore

Ce diable de rival l’accompagne sanscesse.

Clindor

Où vous retirez-vous ?

Matamore

Ce fat n’est pas vaillant,

Mais il a quelque humeur qui le rendinsolent.

Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cettebelle,

Il serait assez vain pour me fairequerelle.

Clindor

Ce serait bien courir lui-même à sonmalheur.

Matamore

Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point devaleur.

Clindor

Cessez d’être charmant, et faites-vousterrible.

Matamore

Mais tu n’en prévois pas l’accidentinfaillible :

Je ne saurais me faire effroyable àdemi ;

Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.

Attendons en ce coin l’heure qui lessépare.

Clindor

Comme votre valeur, votre prudence estrare.

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