Scène V
Alcandre,Pridamant
Alcandre
Ainsi de notre espoir la fortune sejoue :
Tout s’élève ou s’abaisse au branle de saroue :
Et son ordre inégal, qui régit l’univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grandsrevers.
Pridamant
Cette réflexion, mal propre pour un père,
Consolerait peut-être une douleurlégère ;
Mais après avoir vu mon fils assassiné,
Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peublessée,
Si de pareils discours m’entraient dans lapensée.
Hélas ! dans sa misère il ne pouvaitpérir :
Et son bonheur fatal lui seul l’a faitmourir.
N’attendez pas de moi des plaintesdavantage :
La douleur qui se plaint cherche qu’on lasoulage ;
La mienne court après son déplorable sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon filsest mort.
Alcandre
D’un juste désespoir l’effort estlégitime,
Et de le détourner je croirais faire uncrime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre àdemain ;
Mais épargnez du moins ce coup à votremain ;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vosentrailles,
Et pour les redoubler voyez sesfunérailles.
(Ici on relève la toile, et tous lescomédiens paraissent avec leur portier qui, comptent de l’argentsur une table, et en prennent chacun leur part.)
Pridamant
Que vois-je ? chez les morts compte-t-onde l’argent ?
Alcandre
Voyez si pas un d’eux s’y montrenégligent.
Pridamant
Je vois Clindor : ah ! dieux !quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme etLyse !
Quel charme en un moment étouffe leursdiscords,
Pour assembler ainsi les vivants et lesmorts ?
Alcandre
Ainsi tous les acteurs d’une troupecomique,
Leur poème récité, partagent leurpratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous faitpitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suitleurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leursrôles,
Le traître et le trahi, le mort et levivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leurfuite,
D’un père et d’un prévôt éviter lapoursuite ;
Mais tombant dans les mains de lanécessité,
Ils ont pris le théâtre en cetteextrémité.
Pridamant
Mon fils comédien !
Alcandre
D’un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un douxasile ;
Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une piècetragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scènepublique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grandéquipage,
Dont je vous ai fait voir le superbeétalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’enparer
Qu’alors que sur la scène il se faitadmirer.
Pridamant
J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’étaitque feinte ;
Mais je trouve partout mêmes sujets deplainte.
Est-ce là cette gloire, et ce haut rangd’honneur
Où le devait monter l’excès de sonbonheur ?
Alcandre
Cessez de vous en plaindre. À présent lethéâtre
Est en un point si haut que chacunl’idolâtre ;
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bonsesprits,
L’entretien de Paris, le souhait desprovinces,
Le divertissement le plus doux de nosprinces,
Les délices du peuple, et le plaisir desgrands ;
Il tient le premier rang parmi leurspasse-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesseprofonde
Par ses illustres soins conserver tout lemonde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle sibeau
De quoi se délasser d’un si pesantfardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de laguerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts dela terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bienquelquefois
Prêter l’œil et l’oreille auThéâtre-François :
C’est là que le Parnasse étale sesmerveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leursveilles ;
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleurregard
De leurs doctes travaux lui donnent quelquepart.
D’ailleurs, si par les biens on prise lespersonnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sontbonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier sidoux
Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chezvous.
Défaites-vous enfin de cette erreurcommune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonnefortune.
Pridamant
Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop decombien
Le métier qu’il a pris est meilleur que lemien.
Il est vrai que d’abord mon âme s’estémue :
J’ai cru la comédie au point où je l’aivue ;
J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
Et la blâmais ainsi, ne la connaissantpas ;
Mais, depuis vos discours, mon cœur pleind’allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.
Alcandre
N’en croyez que vos yeux.
Pridamant
Demain, pour ce sujet, j’abandonne ceslieux ;
Je vole vers Paris. Cependant, grandAlcandre,
Quelles grâces ici ne vous dois-je pointrendre ?
Alcandre
Servir les gens d’honneur est mon plus granddésir.
J’ai pris ma récompense en vous faisantplaisir.
Adieu. Je suis content, puisque je vous voisl’être.
Pridamant
Un si rare bienfait ne se peutreconnaître :
Mais, grand mage, du moins croyez qu’àl’avenir
Mon âme en gardera l’éternel souvenir.