Mansfield Park

Chapitre 1

 

Comment décrire la consternation de l’assemblée ? Pour laplus grande partie d’entre eux, ce fut là un moment d’absoluehorreur ! Sir Thomas dans la maison ! Tous s’en rendirentcompte. Les regards que jetait Julia étaient la preuve même de laréalité du fait ; et après les premières exclamations, plus unseul mot ne fut prononcé pendant une bonne demi-minute ;chaque personne, le visage altéré, regardait quelqu’un d’autre etpresque tous trouvaient cette situation la plus inconfortable, laplus désastreuse de toutes. M. Yates pouvait bien la considérercomme étant uniquement une interruption vexante de la soirée, et M.Rushworth pouvait bien imaginer qu’elle était blessante ; maistous les autres cœurs étaient en train de sombrer sous le poidsd’une condamnation personnelle ou d’une alarme indéfinie, chaqueautre cœur se demandait : « Qu’allons-nous devenir ?Que faut-il faire maintenant ? » L’instant étaitterrible ; et terrible pour chaque oreille étaient les sonsconjugués des portes qu’on ouvrait et des pas qu’onentendait !

Julia fut la première à se mouvoir à nouveau et à parler. Lajalousie et l’amertume furent suspendues ; l’égoïsme futlaissé en faveur de la cause commune, mais au moment del’apparition de Julia, Frédéric était occupé à écouter dévotementle récit d’Agathe et pressait sa main sur son cœur ; etaussitôt qu’elle put se rendre compte de ceci, et voir cela, endépit de sa commotion, — il avait toujours la même pause etretenait la main de sa sœur — son cœur blessé se gonfla à nouveaud’injustice, et paraissant aussi rouge qu’elle venait d’êtreblanche, elle s’en alla de la pièce, en disant :

— Je n’ai pas besoin d’avoir peur de paraître devantlui.

Sa sortie brisa la trêve et au même moment les deux frèresallèrent de l’avant, sentant la nécessité de faire quelque chose.Ils échangèrent fort peu de mots. Le cas n’admettait aucunedifférence d’opinion ; ils devaient se rendre immédiatement ausalon. Maria se joignit à eux avec la même intention, étant alorsla plus ferme des trois, car la même circonstance qui avait chasséJulia était pour elle le plus doux des encouragements. Le faitqu’Henry Crawford tenait sa main à ce moment d’une telleimportance, lui enlevait tout doute et toute anxiété. Il luisemblait que c’était là un appel de la plus ardente détermination,et il lui était même égal de rencontrer son père. Ils s’enallèrent, faisant à peine attention à la question répétée sanscesse de M. Rushworth : « Dois-je m’en aller aussi ?Ne ferais-je pas mieux de m’en aller aussi ? Ne serait-il pasconvenable que je parte aussi ? » mais à peine furent-ilssortis qu’Henry Crawford entreprit de répondre à la requêteanxieuse et, l’encourageant par tous les moyens à présenter sansdélai ses respects à Sir Thomas, l’envoya rejoindre les autres avecune hâte heureuse.

Fanny fut laissée en compagnie des seuls Crawford et de M.Yates. Elle avait bien été regardée par ses cousins, et comme ellepensait que son humble personne ne pouvait trouver la mêmeaffection auprès de Sir Thomas que ses propres enfants, elle étaitheureuse d’être restée en arrière et de gagner le temps derespirer. Son agitation et son alarme dépassaient tout ce qu’elleavait ressenti durant la pause. Elle était près des’évanouir : toute son ancienne terreur habituelle vis à visde son oncle lui était revenue et avec elle sa compassion pour luiet pour presque chaque acte du drame qui se jouait autour d’elle,avec une sollicitude particulière pour Edmond. Elle avait trouvé unsiège, sur lequel elle endurait ses pensées craintives, pendant queles trois autres, toute retenue envolée, donnaient cours à leursplaintes, se lamentant au sujet d’une arrivée aussi prématurée, etsans pitié, souhaitaient que le voyage de Sir Thomas eût été deuxfois aussi long, ou qu’il fût encore à Antigue.

Les Crawford étaient plus emballés que M. Yates, car ilsconnaissaient mieux la famille et pouvaient juger plus clairementles résultats qui allaient suivre : Pour eux, la ruine de lapièce était une certitude ; la destruction totale du projetinévitable ; tandis que M. Yates considérait la chose commeune interruption momentanée, un désastre pour la soirée, et allaitmême jusqu’à suggérer la possibilité de remettre la répétitionaprès le thé, quand l’effervescence de la réception de Sir Thomasserait finie, et qu’il pourrait à l’aise s’en réjouir. Les Crawfordrirent de l’idée ; et ayant bientôt décidé de regagnerpaisiblement leur home et de laisser la famille à elle-même,proposèrent à M. Yates de les accompagner et de passer la soiréeavec eux au Presbytère. Mais M. Yates, qui ne s’était jamais trouvéau milieu de gens ayant des idées strictes au sujet des confidencesde famille, ne pouvait comprendre que quelque chose de ce genre fûtnécessaire, et c’est pourquoi, les remerciant, il dit :« qu’il préférait rester où il était, qu’il pourrait présenterses respects au vieux gentleman puisqu’il était à lamaison ; et en plus, qu’il ne serait peut-être pas très gentilpour les autres que tout le monde s’esquivât. »

Fanny commençait précisément à se remettre, et elle sentitqu’elle ne pourrait pas rester plus longtemps à l’écart sansmanquer de respect. Ce point acquis, et dûment mandatée pour lesexcuses des frères et des sœurs, elle les vit se préparer à partir,comme elle quittait la pièce pour accomplir le terrible devoir decomparaître devant son oncle.

Elle se retrouva trop vite à son gré, à la porte du salon ;et après avoir attendu un moment quelque chose qu’elle savait nepouvoir venir, un courage qu’aucune attente derrière une porte n’ajamais donné, elle tourna la poignée le désespoir au cœur et leslumières du salon et la famille réunie se trouvèrent devant elle.Comme elle entrait, son propre nom frappa son oreille. Sir Thomasregardait précisément autour de lui, disant : « Mais oùest Fanny ? — Pourquoi ne vois-je pas ma petiteFanny ? » et l’apercevant soudain, venait à sa rencontreavec une gentillesse qui l’étonna et la pénétra, l’appelant sachère Fanny, l’embrassant affectueusement et observant avec un réelplaisir combien elle avant grandi ! Fanny ne savait comment setenir ni regarder. Elle était plutôt oppressée. Il n’avait jamaisété aussi aimable, aussi réellement aimable de toute sa vie. Sesfaçons semblaient changées ; sa voix était agitée par lajoie ; et tout ce qui avait été imposant dans sa dignitésemblait fondu en tendresse. Il la conduisit près de la lumière etla regarda à nouveau, s’enquit particulièrement de sa santé, puis,se reprenant, fit observer qu’il n’avait aucun besoin de s’enenquérir puisque son apparence était suffisamment éloquente. Unelégère rougeur ayant succédé à la pâleur de sa figure, justifiaitpleinement sa croyance de son égal développement en santé et enbeauté. Il s’enquit ensuite de sa famille, spécialement deWilliam ; et sa tendresse était telle qu’elle se fit lereproche de l’aimer si peu et d’avoir cru son retour une mauvaisefortune ; et quand, après avoir eu le courage de lever lesyeux vers son visage, elle vit qu’il avait maigri et qu’il avaitl’aspect d’un homme fatigué, lassé, usé par les climats chauds,chacune de ses tendres pensées s’accrut, et elle se trouvamalheureuse de penser combien de chagrins insoupçonnés allaientprobablement s’abattre sur lui.

Sir Thomas était, en réalité, la vie même de l’assemblée qui, àsa suggestion, s’assit alors autour du foyer. C’était à lui enpremier lieu qu’il appartenait de prendre la parole ; et sonémotion de se retrouver à nouveau dans sa propre maison, au milieudes siens, après une telle séparation, le rendit communicatif à undegré inhabituel ; et il était prêt à donner tous lesrenseignements au sujet de son voyage et à répondre aux questionsde ses deux fils avant même qu’elles ne fussent posées. Sesaffaires à Antigue s’étaient rapidement développées dernièrement etil arrivait directement de Liverpool, ayant eu l’opportunité defaire la traversée sur un bateau privé, au lieu d’avoir eu àattendre le paquebot ; et tous les détails de ses avatars etde ses faits et gestes, de ses arrivées et de ses départs furentbientôt connus, tandis qu’assis à côté de Lady Bertram ilcontemplait, le cœur plein de satisfaction, les visages autour delui — s’interrompant à plusieurs reprises, pour insister sur sabonne fortune de les trouver tous à la maison, après son arrivéeaussi inattendue — tous rassemblés comme il aurait pu le désirer,mais jamais l’espérer.

M. Rushworth ne fut pas oublié ; une réception des pluscordiales lui fut réservée et bientôt il lui sembla avoir toujoursvécu dans l’intimité de Mansfield. Il n’y avait rien de désagréabledans l’aspect de M. Rushworth et Sir Thomas l’aimait déjà.

Il n’y eut pas, dans toute l’assemblée, d’auditeur plus attentifque sa femme, qui était réellement si heureuse de le revoir, et sabrusque arrivée ravivant ses sentiments pour lui, l’avait mise dansun état d’agitation qu’elle n’avait plus connu depuis vingt ans.Elle s’était « presque » trémoussée pendant quelquesminutes, et maintenant encore, son animation était telle qu’elleavait rangé son travail et donné toute son attention à son mari àqui elle avait laissé le reste du divan. Elle n’avait aucunecrainte de voir quelqu’un gâter « son » plaisir ;son attitude et ses loisirs avaient été irréprochables pendant sonabsence ; elle avait fait énormément de tapisserie et réaliséplusieurs mètres de franges ; et elle aurait sans hésitationrépondu de la bonne conduite des jeunes gens aussi bien que de lasienne. Il était tellement agréable de le voir à nouveau, del’entendre parler, d’avoir son oreille flattée et sa compréhensionéveillée par ses récits, qu’elle se mit seulement maintenant àréaliser combien il lui avait manqué, et combien elle n’aurait paspu supporter une plus longue absence.

Le bonheur de Mme Norris n’était évidemment pas à comparer àcelui de sa sœur. Non pas qu’elle redoutât les appréciations de SirThomas sur l’état actuel de la maison, car son jugement avait étéfaussé au point qu’après avoir rapidement fait disparaître lemanteau de satin rose de M. Rushworth au moment de l’entrée de sonbeau-frère, on pouvait à peine prétendre qu’elle montrait quelquealarme : mais elle était contrariée par la manière deson retour. Celui-ci l’avait laissée sans réaction. Au lieu del’appeler à sa rencontre hors de la pièce pour la rencontrer lapremière et annoncer la bonne nouvelle par toute la maison, SirThomas, au mépris de la réaction que pourrait produire sa façon defaire sur des personnes aussi sensibles que sa femme et sesenfants, n’avait pris comme confident que le maître d’hôtel etl’avait suivi presque instantanément au salon. Mme Norris se trouvafrustrée d’un rôle qu’elle avait toujours aspiré à remplir, qu’ils’agît de l’annonce de son arrivée ou de celle de sa mort. Et iln’y avait aucun espoir de pouvoir se rendre importante maintenant,alors que seuls la tranquillité et le silence étaient demandés. Siencore Sir Thomas avait consenti à manger, elle aurait abruti lacuisinière d’injonctions harassantes, et injurié le valet de piedpour le forcer à se dépêcher ; mais non, Sir Thomas déclinarésolument toute invitation à dîner : il ne voulait rienprendre, rien avant que le thé ne fût servi ; il attendaitmême à peine le thé. À intervalles réguliers, Mme Norris revint àla charge et au beau milieu du récit de son passage en Angleterre,alors que les tribulations d’un corsaire français avaient atteintleur point culminant, elle arrêta net le narrateur pour luiproposer du potage :

— Sûrement, mon cher Sir Thomas, une assiette de potage seraitpour vous meilleure que du thé. Prenez une assiette de potage.

Sir Thomas ne voulut pas avoir l’air offensé.

— Toujours aussi attentive au confort de chacun, ma chère MmeNorris, répondit-il. Mais en vérité je préférerais n’avoir riend’autre que du thé.

— Bien, alors… Lady Bertram, il me semble que vous pourriezdonner vos ordres pour le thé immédiatement, il me semble que vouspourriez dire à Baddeley de se hâter, il me paraît lentaujourd’hui.

Elle fit adopter ce point de vue et le récit continua.

À la fin, il y eut une pause. Son exposé des choses les plusintéressantes était terminé, et le fait de regarder joyeusementautour de lui le cercle aimé, sans que son regard ne s’arrêtâtspécialement sur l’une ou l’autre tête, lui semblaitsuffisant ; mais la pause ne fut pas longue : dansl’exaltation de ses sentiments, Lady Bertram devint communicativeet quelles durent être les réactions intimes de ses enfants quandils l’entendirent dire :

— À quoi pensez-vous que le jeune monde se soit amusé, cesderniers temps, Sir Thomas ? Il a fait du théâtre. Nous avonstous été fort occupés à jouer.

— Vraiment, et qu’avez-vous joué ?

— Oh ! Ils vous raconteront tout !

— Le tout sera vite dit, s’écria Tom, hâtivement, maisce n’est vraiment pas la peine d’ennuyer mon père avec celamaintenant. Vous en saurez assez demain, Sir. Nous nous sommesseulement exercés, ces dernières semaines, à répéter quelquesactes, pour faire quelque chose et amuser ma mère. Il a tant pludepuis le début d’octobre que nous avons été confinés pendant desjours et des jours dans la maison. J’ai à peine touché un fusildepuis ce mois. La chasse était passable les trois premiers jours,mais il ne fallut plus y songer après. Le premier jour, je suisallé du côté de Mansfield Wood et Edmond alla au delà d’Easton, etnous avons rapporté six couples de perdrix à la maison et peut-êtretué six fois autant chacun ; mais nous avons respecté vosfaisans, Sir, je vous assure, autant que vous auriez pu le désirer.Je ne pense pas que vous pourrez trouver vos bois moins garnisqu’ils ne l’étaient. Je n’ai jamais vu les bois de Mansfield aussiremplis de faisans que cette année. J’espère que vous-même allezbientôt vous en rendre compte, Sir.

Pour le moment, le danger était écarté, et la terreur de Fannydiminua, mais après que le thé fut apporté et bu, et que Sir Thomasse leva, disant qu’il ne pouvait rester plus longtemps dans lamaison sans jeter un coup d’œil dans la chère chambre personnelle,toute l’agitation reprit. Il avait disparu avant qu’aucun mot nefût dit pour le préparer aux changements qu’il allait trouver là,et un moment de panique suivit sa disparition. Edmond se reprit lepremier :

— Quelque chose doit être fait ! dit-il.

— Il est grand temps de songer à nos incités, ajouta Maria,sentant toujours sa main pressée sur le cœur d’Henry Crawford, etse préoccupant peu du reste. Où avez-vous laissé Mlle Crawford,Fanny ?

Fanny expliqua le départ et fit part de leur message.

— Alors, ce pauvre Yates est tout seul ! s’écria Tom. Jevais le chercher. Il ne sera pas de trop quand tout seradécouvert !

Il se dirigea vers le théâtre et l’atteignit juste à temps pourassister à la première rencontre de son père avec son ami. SirThomas avait plutôt été étonné de trouver les bougies allumées danssa chambre et promenait un regard ébahi autour d’elle, s’apercevantqu’elle présentait des symptômes d’habitation récente et unecertaine confusion parmi le mobilier. Le déplacement de labibliothèque de devant la porte de la salle de billard l’affectaitparticulièrement, mais il eut à peine le temps de s’étonner de cecique des sons étranges, provenant de la salle de billard même,l’étonnèrent davantage ! Quelqu’un y parlait très haut — il neconnaissait pas la voix — plus que parlante, presque hurlante. Ilmarcha vers la porte, se réjouissant à ce moment de l’opportunitéd’une communication immédiate, et l’ouvrant, se retrouva sur lascène d’un théâtre, face à un jeune homme déclamant et semblantvouloir le repousser.

Au mondent précis où Yates aperçut Sir Thomas, où il commençaitpeut-être de la façon la plus parfaite une tirade qu’il n’avaitjamais aussi bien attaqué de toutes les répétitions. Tom Bertramentra par l’autre porte de la chambre ; et jamais il n’eutplus de difficulté à maintenir sa contenance ! L’apparencesolennelle et figée de son père, sa première apparition sur unescène, et la métamorphose graduelle du passionné baron Wildenheimen la personne polie et convenable de M. Yates, présentant sesexcuses à Sir Thomas Bertram, était une telle exhibition, un siréel passage de vrai théâtre qu’il n’en aurait pas voulu perdre unépisode pour un empire. Ceci serait peut-être la dernière — trèsprobablement la dernière — scène sur ce plateau ; mais ilétait certain qu’il ne pouvait y en avoir de meilleure. On pouvaittirer le rideau après ceci !

Mais il y avait peu de temps à perdre en pensées réjouissantes.Il était urgent qu’il intervienne aussi et fasse les présentations,et, d’une façon embarrassée, il fit ce qu’il put.

Sir Thomas prit connaissance de M. Yates avec toute lacordialité qu’on pouvait attendre de son caractère, mais en réalitéétait loin de priser cette nouvelle relation, aussi bien que lafaçon dont elle s’était présentée à lui. Les antécédents de lafamille Yates lui étaient suffisamment connus pour faire de laprésentation de l’ « ami personnel » une autre descentaines d’introductions nouvelles d’amis particuliers de sonfils ; et il lui fallut toute la félicité de se retrouver ànouveau à la maison et toute la patience dont il était capable,pour préserver Sir Thomas de la colère de se sentir dépaysé dans sapropre maison, prenant part à une exhibition ridicule au milieud’un théâtre stupide, pour le forcer à accepter de faire laconnaissance d’un jeune homme qu’il ne pouvait approuver, et dontles façons d’indifférence aisée durant les premières cinq minutessemblaient le désigner comme étant le plus qualifié des deux pourse trouver chez lui.

Tom comprit les pensées de son père, et souhaita ardemment de levoir toujours aussi bien disposé à ne leur donner qu’une expressionmodérée, commençant à réaliser plus clairement ce qu’il avait faitauparavant, qu’il y avait probablement là un sujet d’offense, qu’ilpouvait y avoir un motif aux coups d’œil que jetait son père auplafond et aux murs de la pièce, et que quand il s’enquit de latable de billard, ce n’était certainement pas par simplecuriosité !

Quelques moments de sensations pareilles furent jugés suffisantsde part et d’autre, et Sir Thomas, s’étant maîtrisé au point depouvoir répondre quelques mots d’approbation polie en réponse à uneardente sollicitation de M. Yates au sujet de l’heureux arrangementde la pièce, les trois gentlemen reprirent le chemin du salonensemble, Sir Thomas le visage empreint dune gravité qui ne fut pasperdue pour tout le monde.

— Je reviens de votre théâtre, dit-il posément, en reprenantplace. Je m’y suis trouvé d’une façon plutôt inattendue, il esttellement près de ma chambre, mais je dois avouer que j’ai été prispar surprise, car je n’avais réellement pas eu l’idée que votrerôle d’acteurs eût été pris si au sérieux. Quoiqu’il en soit, celame paraît un bel ouvrage, pour autant que j’en puisse juger à lalumière des chandelles, et si j’en crois mon ami ChristopherJackson. Ceci dit, il aurait voulu changer de sujet deconversation, et parler de choses n’ayant aucun rapport avec cequ’il venait d’éprouver ; mais M. Yates, sans aucundiscernement pour les aspirations de Sir Thomas, sans aucunedéférence, sans aucune délicatesse, sans discrétion aucune qui luiaurait permis de placer son mot à la suite des autres, lemaintenait sur le thème du théâtre, le tourmentait de questions etde remarques à son sujet, et finalement entreprit de lui faire partde l’histoire entière de son désappointement à Ecclesford. SirThomas l’écouta fort poliment, mais trouva ses idées du décorumplus qu’offensantes, et la façon de penser de M. Yates ducommencement à la fin de l’histoire ne put que lui confirmer lamauvaise opinion qu’il avait de lui ; et quand elle fut finie,ou ne pouvait pas dire que sa sympathie pour lui se fût accrue.

— Ceci fut, en quelque sorte, l’origine de notre désirde faire du théâtre, dit Tom, après un moment de silence. Mon amiYates amena le virus d’Ecclesford, et il se répandit, comme leschoses pareilles peuvent se répandre, n’est-ce pas, Sir, trèsrapidement ; peut-être votre ancienne façon de nous encouragerdans ce genre d’activité n’y est-elle pas étrangère, c’était commesi nous avions foulé un sol commun.

M. Yates reprit la parole aussi vite qu’il le put, etimmédiatement se mit à raconter à Sir Thomas ce qu’ils avaient déjàfait et lui donna une idée de ce qu’ils comptaient faire ; luifit part du graduel accroissement de leurs vues, de l’heureuseconclusion de leurs premières difficultés, et de l’état actuel,plein de promesses, de l’affaire. Le fait de relater toutes ceschoses avec tant d’ardeur l’avait non seulement rendu totalementinconscient des mouvements de malaise de certains de ses amis, leurchangement de contenance, leurs crispations, leurs…hum ! ! d’impatience, et l’avait même empêché de voirl’expression des visages sur lesquels ses yeux se fixaient parfois,de voir les noirs regards du visage contracté de Sir Thomas tandisqu’il fixait avec un empressement interrogateur ses filles etEdmond, insistant particulièrement sur ce dernier, et parlant unlangage qui exprimait une telle remontrance, un reproche tel qu’illui allait droit au cœur. Son expression n’en était pas perdue nonplus pour Fanny, qui avait reculé sa chaise derrière le coin dusofa occupé par sa tante, et, passant inaperçue elle-même, voyaittout ce qui se déroulait devant elle. Elle n’aurait jamais pupenser qu’elle aurait à être témoin d’une telle expression dereproche de la part de Sir Thomas à l’endroit d’Edmond ; etl’idée qu’il l’avait en tout point méritée lui était insupportable.Ce regard disait clairement : « Je compte sur votrepropre jugement, Edmond ; qu’avez-vous fait là ? »Elle se plia en esprit devant son oncle et de son cœur jaillit uncri : « Oh, pas lui ! Regardez les autres,mais pas lui ! »

M. Yates parlait toujours.

— À vrai dire, Sir Thomas, nous étions au beau milieu d’unerépétition lorsque vous êtes arrivé. Nous repassions les troispremiers actes, et non sans succès après tout. Notre compagnie estmaintenant si dispersée, depuis que les Crawford sont rentrés chezeux, que nous ne pouvons pas faire plus ce soir, mais si vousvoulez nous faire l’honneur de votre présence demain soir, je neserais pas effrayé du résultat. Nous demandons votre indulgence,vous comprenez, en tant que nouveaux acteurs ; nous demandonsseulement votre indulgence.

— Mon indulgence vous est acquise, monsieur, répliqua Sir Thomasgravement, mais sans autre répétition. Et avec un sourire contenu,il ajouta : Je reviens à la maison pour être heureux etindulgent. Puis se tournant vers les autres en général, il demandatranquillement :

— Il était fait mention de M. et Mlle Crawford dans lesdernières lettres que j’ai reçues de Mansfield. Les trouvez-vousd’agréables relations ?

Tom était le seul de tous à avoir une réponse prête, et comme ilne se trouvait l’objet d’attentions particulières d’aucun, ni dejalousie aussi bien en amour qu’au théâtre, il pouvait en parlerélégamment.

— M. Crawford était le plus élégant de jeunes gens et sa sœurune douce, gentille, élégante jeune fille.

M. Rushworth ne pu se contenir plus longtemps :

— Je ne veux pas prétendre qu’il ne soit pas un gentleman, maisvous devriez dire à votre père qu’il n’a pas plus d’un mètrecinquante, sinon il s’attendra à voir un bel homme.

Sir Thomas ne comprit pas très bien ceci, et, regarda avecquelque surprise celui qui avait parlé.

— Si je dois dire ce que je pense, poursuivit M. Rushworth, àmon idée il est très désagréable de toujours répéter la même chose.C’est exagérer une bonne chose. Je ne suis plus aussi emballé qu’audébut. J’estime que nous ferions beaucoup mieux de rester assisici, entre nous, à ne rien faire.

Sir Thomas le regarda à nouveau, ensuite répliqua en souriantapprobativement :

— Je suis heureux de voir combien nos sentiments se rencontrentà ce propos.

« J’en éprouve une satisfaction sincère. Il estparfaitement naturel que je sois prévoyant et que j’ai la vuebonne, et sente certains scrupules que mes enfants ne peuvent passentir ; que mes idées au sujet de la tranquillité domestique,d’un home fermé aux plaisirs bruyants dépassent les leurs.Mais que vous ressentiez ceci à votre âge est une circonstance trèsfavorable pour vous-même et pour tous ceux que vous côtoyez ;et je suis très sensible à l’importance d’un allié d’un telpoids.

Sir Thomas voulait exprimer l’opinion de M. Rushworth en termesmeilleurs qu’il ne pouvait le faire lui-même. Il savait qu’il nedevait pas s’attendre à trouver un génie en la personne de M.Rushworth ; mais il lui rendait justice en tant que jeunehomme sain d’esprit, ayant de meilleures notions que son élocutionne pouvait le laisser supposer. Il fut impossible, pour la plupartdes autres, de ne pas sourire. M. Rushworth ne savait plus trèsbien quelle contenance observer au milieu de ces opinionsdiverses ; mais, se considérant infiniment flatté de la bonneopinion qu’avait de lui Sir Thomas, et ne s’aventurant plus souventà ouvrir la bouche, il fit du mieux qu’il put pour que cetteopinion durât un peu plus longtemps.

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