Mansfield Park

Chapitre 12

 

Il fut présumé que M. Crawford était sur le chemin du retourpour Londres, le lendemain, car on ne le vit plus chez M.Price ; et deux jours plus tard, ce fut un fait confirmé àFanny par la lettre suivante de la sœur de celui-ci, ouverte et luepar elle, pour un autre motif, avec la plus grande anxiété etcuriosité :

« J’ai à vous informer, ma très chère Fanny, qu’Henry a étéà Portsmouth pour vous voir ; qu’il fit une charmantepromenade avec vous au chantier, samedi dernier, et une bien pluscharmante encore le lendemain sur les remparts ; quand l’airembaumé, la mer brillante, votre bonne mine et la conversationétaient tous ensemble dans la plus délicieuse harmonie, etprocuraient des sensations capables de vous mettre en extase. Ceci,pour autant que je comprenne, est la substance de mon information.Il me fait écrire, mais je ne sais pas ce qu’il y a encore àcommuniquer, sauf la dite visite à Portsmouth, et les deuxpromenades en question, et sa présentation à votre famille, surtoutà une de vos jolies sœurs, une belle fille de quinze ans, qui étaiten votre compagnie sur les remparts, prenant, je le suppose, sapremière leçon d’amour. Je n’ai pas le temps d’écrire beaucoup,mais il serait déplacé d’en avoir, car ceci est une pure lettred’affaires, écrite dans le but de vous donner les informationsnécessaires, qu’on ne peut pas remettre sans risque de faire dumal. Ma chère, chère Fanny, si je vous avais près de moi, comme jevous parlerais ! Vous m’écouteriez jusqu’à en être fatiguée etme donneriez des conseils jusqu’à en être encore plusfatiguée ; mais il est impossible de mettre sur le papier uncentième de ce que j’ai en tête, de sorte que je vais simplementm’abstenir et vous laisser deviner tout ce que vous voulez. Je n’aipas de nouvelles pour vous, vous avez une politique,évidemment ; et ce serait trop mal que de vous empoisonneravec les noms de personnes et les réunions qui remplissent montemps. J’aurais dû vous envoyer un compte rendu de la premièreréception de votre cousine, mais j’étais paresseuse et maintenantc’est depuis trop longtemps passé ; qu’il vous suffise desavoir, que tout fut parfait, dans un style que n’importe laquellede ses connaissances doit avoir été reconnaissante de voir, et quesa propre robe et ses propres manières furent toutes à son honneur.Mon amie, Mme Fraser, raffolerait d’une pareille maison et moiaussi cela ne me rendrait pas malheureuse. Je vais chez LadyStornaway après Pâques : elle semble pleine de cœur et trèsheureuse. Je m’imagine que Lord S. est de très bonne humeur ;je ne le trouve plus si mal que je ne l’ai trouvé ; du moinsvoit-on pis que cela. Il ne paraîtrait pas à côté de votre cousinEdmond. De ce dernier héros, que dirai-je ? Si j’évitaiscomplètement son nom, cela serait suspect. Je veux dire alors, quenous l’avons vu deux ou trois fois, et que mes amis ici sont trèsimpressionnés par son air de gentleman. M. Fraser (qui n’est pas unmauvais juge) déclare qu’il n’y a que trois hommes en ville à avoirsi bon aspect ; et je dois confesser que lorsqu’il dîna ici,l’autre jour, on ne pouvait lui opposer personne, et nous étionsseize. Heureusement qu’il n’y a pas de distinction d’habits de nosjours pour raconter des histoires, mais… mais…

Votre affectionnée. »

« J’avais presque oublié (c’était la faute d’Edmond, jel’ai en tête plus qu’il ne faut pour me faire du bien) de vous direune chose très importante de la part d’Henry et de moi, je veuxdire au sujet de votre retour au Northamptonshire. Ma chère petitecréature, ne restez pas à Portsmouth pour perdre votre belle mine.Ces vilaines brises de mer ruinent la beauté et la santé. Ma pauvretante se sentait toujours atteinte quand elle se trouvait à unedistance de moins de dix milles de la mer, ce que l’Amiral,évidemment, ne voulut jamais croire, mais je sais que c’étaitainsi.

Je suis à votre service et à celui d’Henry moyennant un préavisd’une heure. J’aimerais le projet et ferais un petit tour, et vousmontrerais Everingham à notre façon, et peut-être que vousn’objecteriez rien à passer par Londres et à voir l’intérieur deSt-Georges — Hanover Square. Seulement tenez votre cousin Edmondloin de moi à un tel moment, je ne désirerais pas être tentée.

Quelle longue lettre ! — Encore un mot. Henry, je crois, al’intention d’aller de nouveau dans le Norfolk pour quelque affaireque vous approuvez, mais cela n’ira pas avant le milieu dela semaine prochaine, c’est-à-dire, il ne peut être disponibleavant le 14, car nous avons une réception ce soir. La valeur d’unhomme comme Henry dans une telle occasion est une chose que vous nepouvez pas concevoir ; donc vous devez me croire sur parole,elle est inestimable.

Il verra les Rushworth, chose qui ne me déplaît pas, j’enconviens — ayant un peu de curiosité — et lui aussi, je crois,quoiqu’il ne veuille pas en convenir. »

Ceci était une lettre à parcourir joyeusement, à lire de proposdélibéré, qui donnait matière à beaucoup de réflexion, et laissaitles choses dans une incertitude encore plus grande qu’avant. Laseule certitude à en tirer, c’est que rien de décisif n’avait eulieu. Edmond n’avait pas encore parlé. Ce que Mlle Crawford sentaitréellement — comment elle comptait agir, et pourrait agir malgré oucontre sa pensée — si son attention pour elle était toujours lamême qu’elle avait été avant la dernière séparation — si, diminuée,elle allait encore plus diminuer, ou bien reprendre, étaient dessujets de conjectures sans fin, et à méditer ce jour-là et beaucoupde jours à venir sans arriver à une conclusion. L’idée qui revenaitle plus souvent était que Mlle Crawford après avoir parue calmée etébranlée par un retour aux habitudes de Londres, se montrerait à lafin trop attachée à lui, pour y renoncer. Elle essayerait d’êtreplus ambitieuse que son cœur ne le lui permettait. Elle hésiterait,traînerait, poserait ses conditions, demanderait beaucoup, maisfinalement accepterait. Ceci étaient les prévisions les plusfréquentes de Fanny. Une maison en ville ! Cela, croyait-elle,devait être impossible ? Encore était-il difficile de dire ceque Mlle Crawford ne pourrait pas demander. Les prévisions pour soncousin devenaient de plus en plus mauvaises. La femme qui pouvaitparler de lui, et ne parler que de son apparence ! — Quelindigne attachement ! — Se sentir encouragée par lescompliments de Mme Fraser ! Elle qui l’avait connuintimement pendant six mois ! Fanny était honteuse pour elle.Ces passages de la lettre qui avaient trait seulement à M. Crawfordet elle-même, la touchaient, en comparaison, fort peu. Si M.Crawford allait dans le Norfolk avant ou après le 14 nel’intéressait pas, quoique tout considéré elle pensât qu’ildevrait y aller sans délai.

Que Mlle Crawford déploierait des efforts pour lui fairerencontrer Mme Rushworth était dans sa ligne de conduite, trèsdésobligeante et mal inspirée ; mais elle espérait quelui ne serait pas poussé par une curiosité aussidégradante. Il n’admettait pas de tels mobiles et sa sœur aurait pului reconnaître de meilleurs sentiments que les siens.

Elle était encore plus impatiente de recevoir une autre lettrede Londres après avoir reçu celle-ci, qu’elle ne l’avait été pourla première ; et pendant quelques jours elle fut si démontéepar tout ceci, par ce qui allait encore se produire, et pourrait seproduire que ses conversations et lectures habituelles avec Suzanneétaient presque suspendues. Elle ne pouvait pas concentrer sonattention comme elle le voulait. Si M. Crawford rappelait sonmessage à son cousin, elle pensait que ce serait probable, mêmetrès probable, qu’il lui écrivît en tous cas ; celaserait en harmonie parfaite avec sa gentillesse habituelle ;et tant qu’elle ne se débarrassa pas de cette idée, tant qu’elle nel’effaça pas de son esprit, aucune lettre n’arrivant dans un lapsde temps de trois ou quatre jours, elle se trouva dans un état trèsagité et très inquiet.

Finalement elle connut une sorte d’apaisement. L’incertitudedevait être supportée, elle ne pouvait pas lui permettre del’épuiser et de la rendre inutile. Le temps fit quelque chose, sespropres efforts un peu plus et elle recommença à se consacrer àSuzanne, chez qui elle éveilla le même intérêt.

Suzanne commençait à s’attacher fort à elle, et bien qu’ellen’éprouvât aucune des joies précoces que Fanny avait si fortementressenties à la lecture des livres, avec beaucoup moins dedisposition pour des occupations sédentaires, ou pour apprendrepour le plaisir d’apprendre, elle avait un désir si fort de ne pasparaître ignorante, jusqu’à faire d’elle, avec uneintelligence claire, une élève très attentive, utile etreconnaissante. Fanny était son oracle. Les explications etremarques de Fanny étaient une très importante ajoute à chaqueessai, ou chaque chapitre de l’histoire. Ce que Fanny lui racontaitdes temps révolus lui restait mieux dans l’esprit que les pages deGoldsmith ; et elle fit à sa sœur le compliment de préférerson style à celui de n’importe quel auteur imprimé. L’habitudeprécoce de lire lui faisait défaut.

Leurs conversations, toutefois, n’allaient pas toujours à dessujets aussi élevés que l’histoire ou la morale. D’autres venaientà leur heure ; et de tous les sujets mineurs, aucun nerevenait aussi souvent, ni n’était si longtemps discuté entreelles, que Mansfield Park, une description de ses habitants, de sesmœurs, de ses amusements, de ses façons d’être. Suzanne qui avaitun goût inné pour ce qui était élégant et de qualité, étaitimpatiente d’entendre, et Fanny ne pouvait que se complaire às’étendre sur un thème aussi cher. Elle espérait que ce n’était pasun tort ; quoique après un certain temps la très grandeadmiration de Suzanne pour tout ce qui se disait ou se faisait dansla maison de son oncle, et son profond désir d’aller dans leNorthamptonshire, semblassent presque la blâmer pour éveiller desdésirs qui ne pouvaient pas être satisfaits.

La pauvre Suzanne était à peine mieux appropriée à la vie de lamaison que ne l’était sa sœur aînée ; et quand Fanny en vint àcomprendre ceci, elle commença à sentir que quand viendrait sapropre délivrance de Portsmouth, son bonheur subirait une sérieuseatteinte parce qu’elle laisserait Suzanne derrière elle.

Qu’une fille si apte à être rendue tout à fait bonne fûtabandonnée entre de telles mains, la peinait de plus en plus. Sielle pouvait avoir une maison pour l’inviter aussi, quellebénédiction ne serait-ce pas !

Et s’il avait été possible pour elle de répondre au sentiment deM. Crawford, la probabilité de voir celui-ci très loin d’objecter àune telle mesure aurait été pour elle le plus grand surcroît dejoie. Elle lui croyait vraiment un bon caractère, et pouvaitaisément le voir donner avec plaisir son approbation à une telleproposition.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer