Mansfield Park

Chapitre 5

 

— Mais pourquoi Mme Grant devait-elle inviter Fanny, disait LadyBertram. Comment en vint-elle à penser à inviter Fanny ? Fannyne dîna jamais là, vous savez, dans ces occasions. Je ne puis lalaisser aller, et je suis sûre quelle n’en a pas envie. Fanny, vousne le désirez pas, n’est-ce pas ?

— Si vous lui posez une telle question, cria Edmond, empêchantsa cousine de parler, Fanny dira immédiatement « Non »,mais je suis sûr, ma chère mère, qu’elle aimerait y aller ; etje ne puis voir pourquoi elle n’aimerait pas.

— Je ne peux imaginer pourquoi Mme Grant songerait àl’inviter ? Elle ne l’a jamais fait précédemment. Elleinvitait vos sœurs de temps en temps, mais elle n’a jamais demandéFanny.

— Si vous ne pouvez pas vous passer de moi, Ma’am, dit Fannydans un ton résigné.

— Mais ma mère aura mon père avec elle toute la soirée.

— En effet, cela sera ainsi.

— Supposez que vous demandez l’opinion de mon père, Ma’am.

— C’est une bonne idée. Je le ferai, Edmond. Je demanderai à SirThomas, dès qu’il rentrera, si je puis me passer d’elle.

— Comme vous voulez, Ma’am, à ce point de vue, mais je voulaisdire : Demandez à mon père si l’invitation doit être acceptéeou non, et je pense qu’il considérera comme juste, pour Mme Grantaussi bien que pour Fanny que, comme c’est la première invitation,elle doive être acceptée.

— Je ne sais pas. Nous lui demanderons. Mais il sera trèssurpris que Mme Grant ait invité Fanny.

Il n’y avait plus rien à dire, à ce sujet ni à aucun sujet,jusqu’à l’arrivée de Sir Thomas ; mais le sujet impliquant leconfort de sa propre soirée du lendemain, il était réellement àl’avant-plan de l’esprit de Lady Bertram qui, une demi-heure plustard, comme son mari passait la tête pour une minute en rentrant dela plantation, le rappela alors qu’il avait déjà presque fermé laporte.

— Sir Thomas, arrêtez-vous un moment, j’ai quelque chose à vousdire.

Son ton de calme langueur, car elle ne prenait jamais la peined’élever la voix, était toujours entendu et suivi, et Sir Thomasrevint. Son histoire commença, et Fanny se glissa immédiatementhors de la chambre ; s’entendre être le sujet de quelquediscussion avec son oncle, c’était plus que ses nerfs ne pourraientsupporter. Elle était anxieuse, elle le savait, plus anxieusequ’elle n’aurait dû l’être — car quelle importance, après tout,qu’elle aille ou qu’elle reste ? Mais si son oncle passait ungrand moment à considérer et à décider, et, avec de très gravesregards, et ces graves regards dirigés vers elle et finalementcontre elle, et décidait contre elle, elle pourrait ne pas êtrecapable de paraître assez soumise et indifférente. Pendant cetemps, sa cause se développait favorablement. Cela commença de lapart de Lady Bertram, par :

— J’ai quelque chose à vous dire qui vous surprendra. Mme Granta invité Fanny à dîner.

— Bien, dit Sir Thomas, comme s’il attendait quelque chose deplus pour s’étonner.

— Edmond désire qu’elle y aille. Mais puis-je me passerd’elle ?

— Elle arrivera tard, dit Sir Thomas prenant sa montre, maisquelle est votre difficulté ?

Edmond se trouva obligé de parler et remplit les vides del’histoire de sa mère. Il dit le fait, et elle eut juste àajouter :

— C’est étrange, car Mme Grant n’a jamais eu l’habitude del’inviter !

— Mais c’est très naturel, dit Sir Thomas après une courtedélibération, maintenant qu’il n’y a plus de sœur dans l’endroit,il n’y a rien qui, dans mon opinion, pourrait être plus naturel. Lefait que Mme Grant fait preuve de civilité envers Mlle Price,envers la nièce de Lady Bertram, ne devrait pas demanderd’explication. La seule surprise que je puis ressentir est que cecisoit la première occasion de le témoigner. Fanny étaitparfaitement juste en ne donnant qu’une réponse conditionnelle.Elle semble se conduire comme elle doit. Mais comme je conclusqu’elle doit désirer y aller, car les jeunes aiment de se trouverensemble, je ne vois aucune raison pour lui refuser cettefaveur.

— Mais puis-je me passer d’elle, Sir Thomas ?

— Parfaitement, je crois que vous le pouvez.

— C’est toujours elle qui fait le thé, vous savez, quand ma sœurn’est pas ici.

— Votre sœur, peut-être, se résoudra à passer la journée avecnous, et je serai certainement à la maison.

— Très bien, alors, Fanny peut partir, Edmond.

La bonne nouvelle la suivit vite. Edmond frappa à sa porte en serendant dans sa chambre :

— Bien, Fanny, tout s’est heureusement arrangé, et sans lamoindre hésitation de la part de votre oncle. Il n’avait qu’uneopinion. Vous allez y aller.

— Merci, je suis si heureuse, fut la réponse instinctive deFanny.

Cependant, quand elle se détourna de lui et ferma la porte, ellene put s’empêcher de penser : « Et pourtant, pourquoisuis-je si heureuse ? Car je ne suis pas certaine que je neverrai ni n’entendrai là quelque chose qui puisse mepeiner ? »

En dépit de cette conviction, cependant, elle était heureuse.Aussi simple que cette invitation pût sembler pour d’autres yeux,elle avait une importance et une nouveauté pour les siens, car endécomptant la journée à Sotherton, elle avait rarement dîné dehorsauparavant, et bien qu’elle ne s’éloignât que d’un demi-mille etseulement pour y rencontrer trois personnes, c’était quand mêmedîner dehors, et tous les petits détails de la préparation étaientdes plaisirs en eux-mêmes.

Elle ne recevait ni sympathie ni assistance de la part de ceuxqui auraient dû comprendre ses sentiments et diriger ses goûts, carLady Bertram n’avait jamais pensé à se rendre utile à personne, etMme Norris, lorsqu’elle vint le lendemain, à la suite d’un appelmatinal et d’une invitation de Sir Thomas, était de très mauvaisehumeur et semblait n’avoir que la seule intention de diminuer,autant que possible, le plaisir présent et futur de sa nièce.

— Croyez-moi, Fanny, vous êtes bien favorisée de rencontrer tantd’attention et de bonté. Vous devriez être très reconnaissanteenvers Mme Grant de ce qu’elle ait pensé à vous, et envers votretante de ce qu’elle vous y laisse aller, et vous devriez considérercela comme quelque chose d’extraordinaire, car je suis sûre quevous vous rendez compte qu’il n’y a réellement aucune raison pourque vous soyez invitée en une telle occasion, ou que vous dîniezjamais dehors ; et c’est une chose que vous ne devez pas vousattendre à voir se répéter. Vous ne devez pas non plus vousimaginer que cette invitation signifie un compliment particulierpour vous ; le compliment s’adresse à votre oncle, votre tanteet moi. Mme Grant pense que c’est une civilité qu’elle nous doit defaire un peu attention à vous, autrement cela ne lui serait jamaisvenu en tête, et vous pouvez être tout à fait certaine que si votrecousine Julia avait été à la maison, vous n’auriez pas été invitéedu tout.

Mme Norris avait si ingénieusement exclu toute faveur de la partde Mme Grant, que Fanny, qui se sentait obligée de répondre, putseulement dire qu’elle était très obligée de ce que sa tanteBertram la laissait aller, et qu’elle avait l’intention de mettrele travail du soir de sa tante dans un état tel qu’on pourraits’empêcher de la croire absente.

— Oh ! si cela dépend de cela, votre tante peut très biense passer de vous, sinon elle ne vous permettrait pas d’y aller. Jeserai ici, aussi soyez tout à fait tranquille au sujet de votretante. Et j’espère que vous aurez une journée très agréable et quevous trouverez chaque chose aussi délicieuse que possible. Mais jedois remarquer que cinq est le plus ennuyeux de tous les nombrespour s’asseoir à table, et je ne puis m’empêcher d’être surprisequ’une femme aussi élégante que Mme Grant n’ait rien pu arranger demieux ! Et autour de leur énorme grande et large table, quiremplit si terriblement la chambre ! Si le docteur avaitaccepté de prendre ma table à dîner quand je suis partie, commen’importe quelle personne de bon sens l’aurait fait, au lieu deprendre cette nouvelle et absurde table qui est plus large,vraiment plus large que la table du dîner ici, ç’aurait étéinfiniment mieux ! Et combien plus ç’aurait étérespecté ! Car les gens ne sont jamais respectés quand ilssortent de leur propre sphère. Rappelez-vous cela, Fanny. Cinq,seulement cinq à s’asseoir autour de cette table ! Quoi qu’ilen soit, vous aurez à dîner en suffisance pour dix, j’ose ledire.

Mme Norris reprit sa respiration et continua :

— Le non sens et la folie des gens sortant de leur rang etessayant de paraître plus qu’ils ne sont, me font croire que j’airaison de vous donner une suggestion, Fanny, maintenant que vousallez dans le monde sans aucun de nous : et je vous supplieavec force de ne pas vous mettre en avant, de ne pas parler etdonner votre opinion, comme si vous étiez l’une de vos cousines,comme si vous étiez cette chère Mme Rushworth ou Julia. Cela n’irajamais, croyez-moi. Rappelez-vous, où que vous soyez, que vousdevez être l’inférieure et la dernière, et quelle que soitl’attitude de Mlle Crawford au presbytère. Vous n’avez pas àprendre sa place. Et en ce qui concerne votre départ, le soir, vousdevez rester juste aussi longtemps qu’Edmond le décidera.Rapportez-vous-en à lui pour cela.

— Oui, Ma’am, je ne penserai pas à autre chose.

— Et s’il pleuvait — ce que je crois très probable, car je n’aijamais vu de ma vie de telles menaces d’un soir pluvieux — vousdevez vous arranger du mieux que vous le pouvez et ne pas espérerque la voiture sera envoyée pour vous. Je ne rentrerai certainementpas à la maison ce soir et, de ce fait, la voiture ne sera passortie pour moi ; ainsi vous devez vous accommoder de ce quipeut arriver et prendre vos affaires en conséquence.

Sa nièce trouvait cela parfaitement raisonnable ; elleestimait ses propres désirs de confort aussi bas que Mme Norriselle-même pourrait le faire, et quand Sir Thomas, aussitôt après,dit en ouvrant la porte :

— Fanny, à quel moment voulez-vous que la voiturevienne ?

Elle ressentit un tel étonnement qu’elle se sentit incapable deparler.

— Mon cher Sir Thomas, cria Mme Norris, rouge de colère, Fannypeut marcher.

— Marcher ! répéta Sir Thomas sur un ton sans réponse, avecla plus haute dignité et en avançant dans la chambre. Ma nièce,aller à pied vers un dîner où elle est invitée, en ce moment del’année ! Est-ce que quatre heures vingt vousconvient ?

— Oui, Monsieur, fut l’humble réponse de Fanny, donnée comme sielle éprouvait presque les sentiments d’un criminel envers MmeNorris ; et, ne supportant pas de rester avec elle dans ce quiaurait pu sembler un secret état de triomphe, elle suivit son onclehors de la pièce, étant restée après lui assez longtemps pourentendre ces mots prononcés avec une coléreuse agitation :

— Tout à fait inutile ! Beaucoup trop aimable ! MaisEdmond y va — vrai — c’est pour Edmond — j’ai observé qu’il étaitenroué, jeudi soir.

Mais cela ne pouvait en imposer à Fanny. Elle sentait que lavoiture était pour elle, et pour elle seule ; et cettedélicatesse de son oncle, venant immédiatement après un teldiscours de sa tante, lui coûta des larmes de gratitude quand ellefut seule.

Le cocher arriva à la minute suivante ; l’autre minuteamena le gentleman ; et comme la dame était, avec la plusgrande crainte d’être en retard, restée assise quelques minutesdans le salon, Sir Thomas les vit sortir juste dans le temps queses propres habitudes de correcte ponctualité auraient requis.

— Maintenant, je dois vous regarder, Fanny, dit Edmond, avec legentil sourire d’un frère affectueux, et vous dire que je vous aimeainsi, et, pour autant que je puisse en juger par cette lumière,vous semblez très gentiment mise. Que portez-vous ?

— La nouvelle robe que mon oncle a été si bon de me donner pourle mariage de ma cousine, j’espère qu’elle n’est pas trop belle,mais j’ai pensé que je devais la mettre aussi vite que je lepourrais, car il se peut que je n’aie plus d’autre occasion duranttout l’hiver. J’espère que vous ne me trouvez pas trop bien.

— Une femme ne peut jamais être trop bien quand elle est tout enblanc ; non, je ne vois rien de trop bien pour vous ;tout est parfaitement ce qu’il faut. Votre toilette semble trèsjolie. J’aime ce tissu moiré. Est-ce que Mlle Crawford n’a pas unerobe qui lui ressemble ?

En approchant du presbytère, ils passèrent tout près de l’écurieet de la remise des voitures.

— Hé ! dit Edmond, il y a du monde, voici une voiture. Quiont-ils reçu pour nous rencontrer ?

Et baissant la glace de côté pour mieux distinguer :

— C’est à Crawford, c’est le barouchet[1] deCrawford ! Je proteste ! Ce sont ses deux propres hommesqui la remisent dans son ancien coin. Il est ici, évidemment. C’estune grande surprise, Fanny. Je serai très content de le voir.

Ce n’était ni le temps ni l’occasion pour Fanny de dire combienelle sentait différemment ; mais l’idée d’avoir quelqu’un pourl’observer augmenta beaucoup l’agitation avec laquelle elleaccomplit la terrible cérémonie d’entrée dans le salon.

Dans le salon, il y avait certainement M. Crawford ; ilétait arrivé depuis juste assez de temps pour être prêt pour ledîner ; et les sourires et les regards contents des troisautres debout autour de lui, montraient combien était appréciée sasoudaine résolution de passer quelques jours chez eux en quittantBath. La rencontre fut très cordiale entre lui et Edmond et,excepté pour Fanny, le plaisir était général ; et, même pourelle, il pouvait y avoir quelque avantage à sa présence, car chaqueaddition au nombre des invités devait plutôt aider son ferme désirde rester assise, en silence, et sans qu’on s’occupât d’elle. Elledut bientôt s’en rendre compte, car bien qu’elle dût accepter,comme son propre esprit le lui disait, en dépit de l’opinion de satante Norris, d’être la principale dame de la compagnie, et toutesles petites conséquences s’ensuivant, elle trouva, pendant qu’ilsétaient à table, un tel flux heureux dans la conversation qu’ellene fut pas requise d’y prendre part. Il y avait tant à dire entrele frère et la sœur à propos de Bath, tant de choses entre les deuxjeunes gens à propos de chasse, tant de choses à propos de lapolitique entre M. Crawford et le Dr. Grant, et sur tout et surtous ensemble entre M. Crawford et Mme Grant, pour lui laisser laplus charmante perspective de n’avoir qu’à écouter tranquillementet passer une journée très agréable. Elle ne pouvait complimenterle nouvel arrivant, de toute façon, sans manifester de l’intérêt àun plan pour l’extension de son séjour à Mansfield : envoyerchercher ses chevaux à Norfolk, ce qui, suggéré par le Dr. Grant,conseillé par Edmond, et chaudement approuvé par les deux sœurs,fut rapidement en possession de son esprit ; et il semblaitdésirer être encouragé même par elle pour se décider. Son opinionfut recherchée probablement comme devant renchérir sur les autres,mais ses réponses furent aussi courtes et indifférentes que lacivilité le lui permettait. Elle ne pouvait souhaiter qu’il resteet aurait préféré qu’il ne lui ait pas parlé.

Ses deux cousines absentes, spécialement Maria, lui revinrentdavantage à l’esprit en le voyant, mais aucun souvenir embarrassantn’affectait son esprit à lui. Il était de nouveau au même point oùtout s’était passé précédemment et, apparemment, aussi désireux derester et d’être heureux sans les demoiselles Bertram, que s’iln’avait jamais connu Mansfield en aucun autre état. Elle lesentendit lui parler de cela uniquement en général, jusqu’à cequ’ils fussent tous à nouveau réunis dans le salon, quand Edmond,étant engagé à l’écart dans une conversation sur quelque sujetd’affaires avec le Dr. Grant, ce qui semblait les absorberentièrement, et Mme Grant étant occupée à la table à thé, ilcommença à parler d’elles plus particulièrement avec son autresœur.

Avec un sourire significatif, qui le fit haïr entièrement parFanny, il dit :

— Ainsi, Rushworth et sa belle épouse sont à Brighton. Jecomprends. Heureux homme !

— Oui, ils sont allés là-bas, il y a environ quinze jours. MllePrice, est-ce juste ? Et Julia est avec eux ?

— Et M. Yates, je présume, n’est pas loin ?

— M. Yates ? Oh, nous ne savons rien de M. Yates. Je nepense pas qu’il figure dans les lettres adressées à Mansfield,n’est-ce pas, Mlle Price ? Je pense que mon amie Julia a mieuxà faire qu’à entretenir son père de M. Yates.

— Pauvre Rushworth, avec ses quarante-deux répliques !continua Crawford. Personne ne pourra jamais les oublier. Pauvregarçon ! Je vois maintenant sa peine et son désespoir. Je metrompe beaucoup si sa chère Maria désire jamais qu’il déclame sesquarante-deux répliques.

Ajoutant, avec un sérieux momentané :

— Elle est trop bien pour lui, beaucoup trop bien.

Et alors, changeant de nouveau son ton avec une galantegentillesse, et s’adressant à Fanny, il dit :

— Vous étiez la meilleure amie de M. Rushworth. Votregentillesse et votre patience ne pourront jamais être oubliées,votre infatigable patience en essayant de le rendre capabled’étudier son rôle, en essayant de lui donner un cerveau que lanature lui a refusé. Il se peut qu’il n’ait pas assez de senslui-même pour priser votre amabilité, mais je peux me risquer àdire que c’était à l’honneur de tout le reste de la société.

Fanny rougit, mais ne dit rien.

— C’est un rêve, un plaisant rêve, continua-t-il, après quelquesminutes de rêverie. Je songerai toujours à nos spectacles avec unplaisir exquis. Il y avait un tel intérêt, une telle animation, unetelle dépense d’esprit ! Chacun le sentait. Nous étions tousintéressés. Il y avait de l’occupation, de l’espoir, de lasollicitude, du mouvement pour chaque heure du jour. Toujoursquelque petite objection, quelque petit doute, quelque petiteanxiété à surmonter. Je n’ai jamais été plus heureux.

Avec une silencieuse indignation, Fanny se répéta àelle-même :

« Jamais plus heureux ! Jamais plus heureux qu’enfaisant ce que vous saviez être injustifiable ! Jamais plusheureux qu’en vous conduisant d’une façon si déshonorante et siinhumaine. Oh ! quel homme corrompu ! »

— Nous avons été malchanceux, Mlle Price, continua-t-il à voixplus basse, afin de ne pas être entendu d’Edmond, et ne se rendantpas compte du tout des sentiments de la jeune fille. Nous avonscertainement été malchanceux. Une autre semaine, rien qu’une autresemaine aurait été suffisante pour nous. Je pense que si nousavions pu disposer des événements — si Mansfield Park avait étésous l’influence des vents juste pour une semaine ou deux auxenvirons de l’équinoxe, il y aurait eu une différence. Non pas quenous aurions compris sa sécurité à cause de quelque terribletempérature, mais simplement à cause d’un vent vraiment contraire,ou calme. Je pense, Mlle Price, que nous aurions été satisfaitsavec une semaine de calme dans l’Atlantique à cette saison.

Il semblait déterminé à avoir une réponse et Fanny, détournantson visage, avec un ton plus sérieux que d’habitude :

— Aussi loin que cela me concerne, Monsieur, je n’aurais pasvoulu retarder son retour d’un jour. Mon oncle désapprouvait toutcela si entièrement, quand il arriva, que, dans mon opinion, chaquechose avait complètement été assez loin.

Elle ne lui avait jamais tant parlé à la fois dans sa vie, etelle n’avait jamais parlé à personne sur un ton aussi colérique, etquand son discours fut fini, elle trembla et rougit de sa propreaudace.

Il fut surpris, mais après l’avoir considérée en silence pendantquelques minutes, il répondit sur un ton plus calme, plus grave, etplein de conviction :

— Je crois que vous avez raison. C’était plus amusant queprudent. Nous devenions trop bruyants.

Et ensuite, détournant la conversation, il aurait voulul’engager sur quelque autre sujet, mais ses réponses étaient sitimides et si peu engageantes, qu’il ne put avancer en aucun.

Mlle Crawford, qui avait à plusieurs reprises regardé le Dr.Grant et Edmond, observa alors :

— Ces messieurs doivent avoir quelque point très intéressant àdiscuter.

— Le plus intéressant du monde, répondit son frère :Comment obtenir de l’argent, comment faire d’un bon revenu unmeilleur ? Le Dr. Grant donne à Bertram des instructions ausujet de la vie dans laquelle il va bientôt entrer. Il se trouvequ’il entre dans les ordres dans quelques semaines. Je suis contentd’entendre que Bertram sera si bien à l’aise. Il aura un très beaurevenu avec lequel faire des ricochets, et gagné sans beaucoupd’ennuis. Je pense qu’il n’aura pas moins de sept cents livres paran, ce qui est une belle chose pour un fils cadet et comme,évidemment, il voudra vivre chez lui, tout cela sera pour sesmenus plaisirs[2] , et unsermon à Noël et à Pâques sera, je suppose, la somme totale de sessacrifices

Sa sœur essaya de chasser ses sentiments en disant :

— Rien ne m’amuse plus que la manière aisée dont chacun fixel’abondance de ceux qui ont beaucoup moins qu’eux. Cela voussemblerait plutôt peu, Henry, si vos menus plaisirs se limitaient àsept cents livres l’an.

— Peut-être, mais tout cela, vous savez, est entièrementrelatif. Droit d’aînesse et habitude doivent régir les affaires.Bertram est certainement bien pour un cadet, même d’une famille debaronnets. Quand il aura vingt-quatre ou vingt-cinq ans, il aurasept cents livres par an, sans avoir rien à faire pour lesgagner.

Mlle Crawford aurait pu dire qu’il y avait un quelque chose àfaire et à souffrir pour cela, à quoi elle n’aurait pu penserlégèrement ; mais elle se contint et laissa passer l’incident,et elle essaya de paraître calme et indifférente quand, peu detemps après, les deux messieurs les rejoignirent

— Bertram, dit Henry Crawford, je me fais une règle de venir àMansfield pour vous entendre prêcher votre premier sermon. Jeviendrai dans l’intention d’engager un jeune débutant. Quandsera-ce ? Mlle Price, ne voulez-vous pas vous joindre à moipour encourager votre cousin ? Ne voulez-vous pas vous engagerà garder les yeux fermement fixés sur lui tout le temps — comme jeferai — pour ne pas perdre un mot ; ou simplement de détournerle regard pour noter toute phrase d’une beauté prééminente ?Nous nous pourvoirons de tablettes et d’un crayon. Quandsera-ce ? Vous devez prêcher à Mansfield, vous savez, pour queSir Thomas et Lady Bertram puissent vous entendre.

— Je me tiendrai à l’écart de vous, Crawford, aussi longtempsque je pourrai, dit Edmond, car vous serez plutôt là,vraisemblablement, pour me déconcerter et je regretterais plus devous voir vous essayer à cela que n’importe quel autre.

« Va-t-il sentir ceci ? pensa Fanny. Non, il ne peutrien sentir comme il le devrait. »

La partie étant maintenant bien organisée et la conversationintéressante, elle resta tranquille ; et comme une table dewhist fut formée après le thé — formée, en réalité, pourl’amusement du Dr. Grant par son attentive épouse, quoique celan’eût pas été prévu ainsi — et comme Mlle Crawford apprêtait saharpe — elle n’avait rien d’autre à faire qu’à écouter ; et satranquillité ne fut pas troublée pendant le reste de la soirée,excepté quand M. Crawford lui adressait de temps en temps unequestion ou une observation à quoi elle ne pouvait éviter derépondre. Mlle Crawford était trop vexée de ce qui s’était passépour être dans une humeur autre que musicale. Avec cela, elle secalmait elle-même et distrayait ses amis.

L’assurance qu’Edmond allait prendre les ordres siprochainement, tombant sur elle comme un coup qui avait été retardéet qu’elle avait toujours espéré incertain et éloigné, futressentie avec ressentiment et tristesse. Elle était très fâchéecontre lui. Elle avait cru son influence plus forte. Elle avaitcommencé à songer à lui — elle sentait qu’elle avait commencé —avec une grande considération, avec des intentions presquedécidées, mais elle le rencontrerait maintenant avec les mêmessentiments froids que les siens. Il était évident qu’il ne pouvaitavoir de vues sérieuses, ni de sincère attachement, pour se fixerlui-même dans une situation vers laquelle, il devait le savoir,elle ne se laisserait jamais aller. Elle devait apprendre àl’égaler dans son indifférence. Elle devait dorénavant accepter sesattentions sans autre arrière-pensée qu’un amusement momentané. Sielle pouvait ainsi commander ses affections, les sourires ne luinuiraient pas.

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