Mansfield Park

Chapitre 6

 

M. Crawford parti, la seconde pensée de Sir Thomas fut que sonabsence serait ressentie ; et il entretenait grand espoir quesa nièce trouvât un vide à cause de ces attentions qu’elle avaitconnues auparavant.

Elle avait goûté au sentiment de son importance et il espéraitque d’en être privée, éveillerait en elle les regrets les plussalutaires. Il la surveillait avec cette idée — il était persuadéd’avoir enregistré quelque différence dans l’état de sessentiments. Elle se montrait toujours si gentille et si discrèteque ses émotions sortaient du champ de sa discrimination. Il ne lacomprenait pas, il le sentait et, pour cela, s’adressait à Edmondpour lui confier combien elle était affectée dans la présenteoccasion et qu’elle était plus ou moins heureuse qu’elle n’avaitété.

Edmond ne discerna aucun symptôme de regret et trouva son pèrequelque peu déraisonnable de supposer que les trois ou quatrepremiers jours pouvaient donner quelque résultat.

Ce qui surprit surtout Edmond, c’est que la sœur de Crawford,l’amie et la compagne, qui lui tenait tant au cœur, n’était pasplus visiblement regrettée. Il s’étonna que Fanny en parlât si peuet s’abstînt si volontiers de toute allusion à cette séparation.Hélas ! C’était cette sœur, cette amie, cette compagne quiavait détruit le bien-être de Fanny. Si elle avait pu croirel’avenir de Mary et de son frère étranger à Mansfield autantqu’elle le désirait, si elle avait pu croire leur retour aussiéloigné qu’elle le souhaitait, elle aurait eu le cœur léger, maisplus elle se rappelait et observait, plus profonde était saconviction que le mariage de Mlle Crawford avec Edmond était surune meilleure voie que jamais auparavant. Son inclination à luis’affermissait, tandis que la sienne perdait toute équivoque.

Pour lui, il semblait avoir abandonné toutes ses objections,tous les scrupules de son honnêteté, on n’aurait pu direcomment : pour elle, sans plus de raison apparente, s’étaientenvolés également les doutes et les hésitations de son ambition.Cela pouvait être imputé uniquement à leur attachement croissant.Leurs sentiments, bons ou mauvais, produisaient l’amour qui devaitles unir.

Il était prêt à se rendre en ville, dès que certaine affairerelative à Thornton Lacey serait terminée, peut-être dans unequinzaine — il en parlait, aimait d’en parler ; et, comme ilen avait une fois entretenu Fanny, elle n’eut plus de doute quantau reste. Son acceptation à elle était aussi certaine que son offreà lui. Et, cependant, les sentiments de Mlle Crawford ne luisemblaient pas entièrement bons, et cette constatation l’affligeaitpour lui indépendamment, croyait-elle, d’elle-même.

Au cours de leur dernière conversation, Mlle Crawford, en dépitde son amabilité et de sa bienveillance plus accusée, s’étaitencore montrée Mlle Crawford, avec son esprit égaré et embrouillé,sans en avoir conscience ; obscure, tout en s’imaginant êtreclaire. Elle pouvait aimer, mais ne méritait pas Edmond par l’uneou l’autre qualité. Fanny croyait qu’il n’y avait pas plus de deuxpoints de contact entre eux, ce que les gens d’expérience pouvaientlui pardonner ; parce qu’elle considérait les chances que MlleCrawford avait de s’améliorer comme presque inexistantes, etpensait que si l’influence d’Edmond pendant leur fréquentationavait assez agi pour éclairer son jugement et affermir sesconnaissances, il verrait finalement sa valeur personnellegaspillée pour elle pendant les années de mariage.

Pour des jeunes gens dans leur position, l’expérience auraitapporté plus d’espoir ; de même que l’impartialité n’auraitpas dénié à la nature de Mlle Crawford cette faculté bien féminine,qui pousse la femme à adopter les opinions de l’homme qu’elle aimeet respecte. Mais telles étaient les convictions de Fanny qu’elleen souffrait beaucoup et ne pouvait jamais parler de Mlle Crawfordsans chagrin.

Sir Thomas, pendant ce temps, n’abandonnait pas ses espoirs etses observations, se sentant encore le droit, en raison de saconnaissance de la nature humaine, d’attendre l’effet produit surl’esprit de sa nièce par la perte de son pouvoir, et le désirqu’elle pourrait avoir de jouir à nouveau des attentions de sonamoureux ; et il fut bientôt fondé à escompter que tout cecise produirait, par la perspective d’une autre visite, dont laproximité lui permettait de supporter en toute quiétude lessentiments qu’il observait. William avait obtenu une permission dedix jours à passer dans le Northamptonshire, et devait être le plusheureux des lieutenants, puisque venant d’être nommé, il pouvaitétaler son bonheur et décrire son uniforme.

Il vînt. Il aurait été heureux de montrer également sonuniforme, mais une coutume cruelle en interdisait le port hors deservice. Donc l’uniforme resta à Portsmouth, et Edmond se ditqu’avant que Fanny ait la moindre chance de le voir, toute safraîcheur aussi bien que celles des sentiments de son propriétairepourraient bien être passées depuis longtemps. Il pourrait êtredevenu pour lors un signe de disgrâce ; quoi de moinsconvenable ou de plus hideux, en effet, que l’uniforme d’unlieutenant qui, depuis un an ou deux, voit les autres promuscapitaine avant lui ?

Ainsi raisonnait Edmond, jusqu’à ce que son père lui confia unplan éclairant d’un autre jour la chance de Fanny de voir le secondlieutenant de H. M. S. Thrush dans toute sa gloire.

Ce plan était qu’elle accompagnerait son frère rentrant àPortsmouth et y passerait un petit temps dans sa propre famille.Cette idée était venue à Sir Thomas dans une de ses méditationspleines de dignité ; il la considérait comme une mesure droiteet souhaitable. Toutefois, avant de s’y arrêter formellement,consulta-t-il son fils. Edmond examina la chose sur toutes sesfaces et ne vit rien qui ne fût équitable. La chose était bonne ensoi et il n’y avait pas meilleur moment pour la réaliser. De plus,il ne doutait pas qu’elle fût des plus agréables à Fanny. C’étaitsuffisant pour décider Sir Thomas, et un définitif :« Ainsi donc en sera-t-il » termina cette partie del’entretien. Sir Thomas en conçut une vive satisfaction et unebonne opinion de ce qu’il avait communiqué à son fils. En effet,son principal motif, en l’éloignant, n’était pas de susciter uneoccasion de lui faire revoir ses parents et ne rejoignait pas dutout l’idée de la rendre heureuse. Certes, il souhaitait qu’ellepartît avec plaisir, mais également qu’elle éprouvât rapidement lanostalgie de la maison avant même la fin de sa visite. Il espérait,de plus, qu’une légère privation des élégances et du luxe deMansfield Park développerait sa modestie et l’inclinerait à unejuste estimation d’un home de plus grand train que celui qu’on luioffrait.

C’était un projet « curatif » de l’esprit de sa niècequ’il considérait, pour l’instant, comme malade. Un séjour de huitou neuf ans dans le bien-être et l’opulence avait un peu dérégléses facultés de comparaison et de jugement. La maison de son pèrelui enseignerait, selon toute probabilité, la valeur d’une bonnerente, et il avait confiance qu’elle deviendrait, pour toute savie, la femme la plus sage et la plus heureuse, à la suite del’expérience qu’il avait imaginée.

Si Fanny avait été le moins du monde disposée aux extases, elleaurait eu une crise, lorsqu’elle comprit le projet : quand sononcle lui offrit de rendre visite à ses parents, frères et sœursdont elle avait été séparée pendant presque la moitié de sa vie, deretourner pour un mois ou deux sur les lieux de son enfance, avecWilliam comme protecteur et compagnon de voyage. Ajoutez à cela lacertitude de voir William jusqu’à la dernière minute de son séjourau pays. Si elle s’était livrée à des manifestations excessives dejoie, cela serait arrivé parce qu’elle était heureuse ; maisson bonheur était calme, profond et lui gonflait le cœur. Quandelle éprouvait des sentiments violents, elle se sentait de plus enplus encline au silence. Sur le moment, elle ne put que remercieret accepter. Ensuite, familiarisée avec ses nouvelles perspectivesde bonheur, elle put parler plus librement à William et à Edmond dece qu’elle éprouvait ; mais une part de ses sentiments nepouvait s’exprimer en paroles. Le souvenir de tous les plaisirs deson enfance et de sa souffrance d’en être arrachée, lui revenaitavec une acuité renouvelée, et il semblait que le retour à lamaison ressuscitait toute la peine provenant de la séparation.D’être ainsi entourée, aimée par tant de gens, et plus aiméequ’elle ne l’avait jamais été ; de goûter l’affection, sanscrainte ou restriction, de se sentir l’égale de ceux quil’entouraient, à l’abri de toute allusion aux Crawford, lasauvaient de toute impression de reproche. Il y avait là uneperspective d’être arrêtée par un désir à moitié avouable.

Être séparée d’Edmond pendant deux mois, peut-être trois, luiserait salutaire. Loin de ses regards et de son amitié, elle seraitcapable de se raisonner et de guérir ; elle serait capable depenser à lui, comme à Londres, et d’envisager toutes choses sanstristesse. Ce qui aurait été pénible à Mansfield devenaitsupportable à Portsmouth.

La seule ombre était la pensée de ce qui pouvait arriver à satante Bertram, pendant son absence. Elle n’était utile à personned’autre, mais elle pouvait tant manquer à sa tante qu’elle n’aimaitpas d’y penser. Cette partie du projet était sûrement la pluspénible pour Sir Thomas et à lui seul pouvait incomber le soin d’ypourvoir.

Mais il était le maître à Mansfield Park. Quand il étaitréellement décidé à quelque chose, il savait en supporter tous lesinconvénients jusqu’au bout. À coups de longs discours,d’explications détaillées sur le devoir de Fanny de retourner detemps en temps chez ses parents, il amena sa femme à la laisseraller. Il obtint ce résultat plus par soumission que parconviction. Lady Bertram était convaincue un peu plus que SirThomas ne le pensait de ce que Fanny devait faire.

Dans le calme de son cabinet de toilette, livrée à ses propresméditations, soustraite à l’influence des exposés virulents de SirThomas, elle ne pouvait reconnaître la moindre nécessité à ce queFanny retournât auprès de ses père et mère, qui, pendant silongtemps, avaient bien vécu sans elle, alors qu’elle lui était àelle-même si utile. Et dans une discussion avec Mme Norris sur lepoint de savoir si elle pouvait s’en priver, elle s’opposafortement à admettre semblable chose.

Sir Thomas avait fait appel à sa raison, sa conscience et sadignité. Il dit demander ce sacrifice à sa bonté, et à sa maîtrisede soi. Mais Mme Norris souhaitait de la persuader que Fannypouvait bien être ménagée (elle-même étant prête à lui donner toutson temps, si elle le réclamait) et en un mot qu’elle n’était passtrictement indispensable.

— Cela se peut, ma sœur, fut la seule réponse de Lady Bertram,j’ose dire que tu as parfaitement raison, mais je suis sûre qu’elleme manquera beaucoup.

Ensuite il fallut communiquer avec Portsmouth. Fanny écrivitpour s’annoncer. La réponse de sa mère, quoique courte, était siaimable. Quelques simples lignes exprimant si naturellement etmaternellement la joie de revoir son enfant qu’elle embellit encorepour sa fille la perspective heureuse d’être avec elle en laconvainquant de trouver en sa « maman », qui n’avait,certes, jamais auparavant manifesté pour elle une tendresseremarquable, une chaleureuse et affectueuse amie.

La tiédeur de cette tendresse, elle en trouvait aisément lacause en elle-même, ou peut-être était-ce le fait de sonimagination. Elle s’était probablement aliéné son amour à cause deson tempérament craintif ou des exigences d’une affection tropexclusive.

Maintenant qu’elle savait mieux se rendre utile et prévoir quesa mère était désormais moins occupée par sa nombreuse famille, ily aurait plus de loisirs et d’agrément pour chacun, et ellesseraient bientôt ce que mère et fille doivent être l’une pourl’autre.

William était aussi heureux de ce projet que sa sœur. Ce seraitpour lui le plus grand plaisir de l’avoir à lui jusqu’au moment oùil appareillerait, et peut-être de la trouver encore là quand ilreviendrait de sa première croisière. De plus, il avait un teldésir qu’elle vit le Thrush, avant qu’il sorte du port (leThrush était certainement le plus beau sloop du service).Il y avait aussi différentes améliorations dans les chantiers qu’ilsouhaitait lui montrer depuis longtemps. Il ne se faisait passcrupule d’ajouter que sa venue à la maison serait un grandavantage pour chacun.

— Je ne sais comment il se fait, mais nous semblons tous désirerun peu de tes jolies manières et de ton ordre à la maison. Tout yest toujours en désordre. Tu remettras les choses au point, j’ensuis sûr. Tu diras à ma mère comment faire, tu seras utile àSuzanne, tu enseigneras Betsy, et tu sauras te faire aimer etapprécier des garçons. Combien ce sera bon et agréable !

Lorsque arriva la réponse de Mme Price, il ne restait que trèspeu de jours à passer à Mansfield. À certain moment, les jeunesgens conçurent quelques craintes au sujet de leur voyage. En effet,lorsqu’on en vint à envisager le mode de transport, Mme Norriss’aperçut que tous ses efforts pour sauvegarder les intérêtsfinanciers de son beau-frère étaient vains et en dépit de toutesses préférences et suggestions pour une solution moins onéreuse,Fanny et William prendraient la poste. Lorsqu’elle vit Sir Thomasdonner l’argent à William pour leurs places, elle s’avisa qu’il yavait place pour un tiers dans le coupé et fut prise d’une viveenvie de les accompagner pour voir sa pauvre chère sœur Price.

Elle exposa son idée. Elle avoua qu’elle désirait fort cevoyage, que ce serait d’une telle obligeance à son égard. Ellen’avait plus vu sa pauvre sœur Price depuis plus de vingt ans, etce serait une aide précieuse pour les jeunes gens d’avoir unepersonne plus âgée pour les diriger. Elle ne pouvait s’empêcher depenser que sa pauvre chère sœur Price serait mécontente qu’elle nevienne pas à cette occasion. William et Fanny furent frappésd’horreur à cette idée. Tout l’agrément de leur charmant voyage enserait détruit. Ils se regardèrent avec une triste figure. Leurincertitude dura une heure ou deux. Personne n’intervint pourencourager ou dissuader Mme Norris, qui fut laissée à elle-mêmepour examiner la chose. Cela se termina à la grande joie de sesneveu et nièce quand elle se fut persuadée qu’elle ne pouvait, àaucun prix, s’absenter de Mansfield Park en ce moment, que saprésence était trop nécessaire à Sir Thomas et à Lady Bertram pourprendre sur elle de les quitter pour toute une semaine. Pour cetteraison, elle devait sacrifier tout plaisir dans le but de leur êtreutile. Il lui était venu l’idée que tout en voyageant gratisjusqu’à Portsmouth, il lui serait difficile d’éviter de payer sesdépenses au retour.

Aussi sa pauvre chère sœur Price fut laissée à sondésappointement de la voir rater une si belle occasion, et unenouvelle absence de vingt ans peut-être commença.

Les plans d’Edmond furent aussi dérangés par ce voyage àPortsmouth, cette absence de Fanny. Lui aussi devait un sacrifice àMansfield Park, aussi bien que sa tante. Il avait projeté d’aller àLondres, mais il ne pouvait laisser ses parents, au moment où, tousceux qui leur étaient utiles, s’en allaient. Et, avec un effortdont il ne se vanta pas, il recula d’une semaine ou de pluslongtemps peut-être, un voyage qu’il envisageait avec l’espoirqu’il l’aiderait à fixer son bonheur pour toujours.

Il le dit à Fanny. Elle en savait déjà tant qu’elle devait toutsavoir. Ce fut l’occasion de nouvelles confidences sur MlleCrawford. Fanny était la plus affectée à la pensée que ce serait ladernière fois que le nom de Mlle Crawford serait mentionné entreeux avec une certaine liberté. Il y fut fait allusion une foisencore par Edmond. Lady Bertram avait, dans la soirée, demandé à sanièce de lui écrire vite et souvent, promettant d’être elle-mêmeune bonne correspondante. Edmond, à un moment opportun, ajouta dansun chuchotement :

— Et moi je t’écrirai, Fanny, lorsque j’aurai quelque chose àt’écrire, quelque chose que, je pense, tu aimeras apprendre.

Si elle avait pu douter du sens de ces mots, tandis qu’ellel’écoutait, l’aspect de son visage quand elle le regarda lui en eûtassez dit. Elle devait s’armer contre cette lettre. Ah ! cettelettre allait être un sujet de terreur. Elle se rendit comptequ’elle n’était pas encore au bout de ses changements d’idées et desentiments que le temps et les circonstances lui réservaient dansce monde de tribulations. Les vicissitudes humaines n’étaient pasfinies pour elle.

Pauvre Fanny ! Bien qu’elle s’en allât de bon cœur, cedernier soir à Mansfield Park lui apporterait encore de latristesse. Son cœur était déchiré. Elle avait des larmes pourtoutes les chambres de la maison et davantage pour tous seshabitants bien aimés. Elle se cramponnait à sa tante à qui elleallait manquer, elle baisait la main de son oncle avec des sanglotsconvulsifs parce qu’elle lui avait déplu. Et, quant à Edmond ellene pouvait parler, ni regarder, ni penser, quand vint le derniermoment à passer avec lui, et elle ne le put pas jusqu’au moment oùil lui dit au revoir avec une affection toute fraternelle.

Tout ceci se passait la nuit car le départ avait eu lieu trèstôt le matin et quand on se rencontra au déjeuner en petitecompagnie, William et Fanny devaient déjà avoir accompli uneétape.

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