Mansfield Park

Chapitre 17

 

Ce fut en effet, une journée de triomphe pour M. Bertram etMaria. Une telle victoire sur la prudence d’Edmond était au-delà deleurs espérances et leur causait le plus grand plaisir. Il n’yavait plus rien qui pût déranger la réalisation du projet qu’ilschérissaient, et ils se félicitaient mutuellement, en privé, de lafaiblesse et de la jalousie auxquelles ils attribuaient lechangement ; Edmond pouvait toujours avoir l’air grave et direqu’il n’aimait pas leur plan en général et désapprouvait le choixde la pièce en particulier ; leur cause était gagnée : ildevait jouer, et il y était amené uniquement par la force de sesinclinations égoïstes. Edmond était descendu de cette élévationmorale qu’il avait maintenue auparavant, et ils en étaient tousdeux heureux.

Ils se comportèrent cependant très bien envers lui dans cetteoccasion, ne trahissant aucun triomphe excessif et semblèrentattacher beaucoup d’importance à être forcés de l’admettre malgréleurs désirs. « Que tout se passât dans le cercle de leurpropre famille, voilà ce qu’ils avaient particulièrement souhaité.Un étranger parmi eux aurait détruit tout leuragrément ; » et lorsque Edmond, poursuivant cette idée,fit allusion à son espoir quant à la limitation de l’auditoire, ilsfurent prêts à tout promettre, dans la complaisance du moment. Cene fut que de la bonne humeur et de l’encouragement. Mme Norrisoffrit d’arranger son costume, M. Yates lui assura que la dernièrescène d’Anhalt avec le baron demandait pas mal d’action etd’emphase, et M. Rushworth entreprit de compter ses répliques.

— Peut-être, dit Tom, Fanny serait plus disposée à nous aidermaintenant. Vous pourriez peut-être la persuader.

— Non, elle est bien décidée. Elle ne jouera certainementpas.

— Oh, très bien ! Et on ne dit plus un mot, mais Fanny sesentit de nouveau en danger, et son indifférence au dangercommençait déjà à lui manquer.

Au presbytère, il n’y eut pas moins de sourires qu’au Park, ausujet de ce changement d’attitude d’Edmond ; ceux de MlleCrawford étaient charmants, et elle rentra dans toute l’affaireavec un tel renouveau subit de gaîté, que cela ne put avoir qu’unseul effet sur Edmond. « Il avait certainement raison enrespectant de tels sentiments ; il était heureux d’avoir priscette décision. » Et la matinée se passa en satisfactions trèsdouces, sinon très saines. Un avantage en résulta pour Fanny :sur une requête instante de Mlle Crawford, Mme Grant avait accepté,avec sa bonne humeur coutumière, de prendre le rôle pour lequel onavait demandé les services de Fanny ; et ce fut le seul faitde cette journée qui causât une satisfaction à son cœur ; etmême cela, lorsque Edmond le lui eut annoncé, ne fut pas exempt dedouleur, car c’est à Mlle Crawford qu’elle le devait, à MlleCrawford dont la bonté devait susciter sa reconnaissance, et dontles efforts méritoires furent décrits avec une ardeuradmirative.

Elle était en sûreté ; mais la sûreté ne signifiait pas lapaix. Son esprit n’avait jamais été si loin de la paix. Elle ne sesentait pas en tort elle-même, mais elle était inquiétée de toutesles autres manières. Son cœur et son jugement s’élevaient égalementcontre la décision d’Edmond : elle ne pouvait pardonner soninstabilité ; et le fait qu’il en était heureux la rendaitmalheureuse. Elle était pleine de jalousie et d’agitation. MlleCrawford vint à elle avec un air de gaîté qui semblait être uneinsulte, avec des expressions amicales auxquelles elle put à peinerépondre calmement. Tout le monde autour d’elle était gai etoccupé, heureux et plein de son importance ; chacun avait sesintérêts, son rôle, son costume, sa scène préférée, ses amis etalliés ; tous trouvaient leur emploi en consultations et encomparaisons, en une diversion dans des idées plaisantes qu’ilssuggéraient. Elle seule était triste et insignifiante ; ellene prenait part à rien ; elle pouvait rester ou s’en aller,elle pouvait demeurer au milieu de leur vacarme ou se retirer dansla solitude de la chambre est, sans que son absence fût remarquée.Elle n’était pas loin de penser que tout eût été préférable àcela.

Mme Grant était très importante : sa bonté futhonorablement remarquée, son goût et son temps précieux étaientrespectés, sa présence était désirée, on la recherchait, onl’écoutait, on faisait son éloge ; et Fanny fut d’abord prèsde lui envier le rôle qu’elle avait accepté. Mais la réflexionapporta des sentiments meilleurs et lui montra que Mme Grant avaitdroit au respect dont on n’eût jamais pensé faire preuve enverselle, et que même si elle avait joué, elle n’eût jamais été àl’aise en se joignant au projet que, considérant uniquement lepoint de vue de son oncle, elle devait condamner dans sonensemble.

Le cœur de Fanny n’était pas absolument seul à être affligé,comme elle commença bientôt à s’en rendre compte. Julia souffraitaussi, quoique d’une façon moins irréprochable.

Henry Crawford s’était moqué de ses sentiments ; mais elleavait pendant longtemps permis et même recherché ses attentions, etmaintenant qu’elle avait été forcée d’admettre sa préférence pourMaria, elle s’y soumit sans aucune crainte pour la situation deMaria et sans aucune tentative de recouvrer elle-même saraisonnable tranquillité. Ou bien elle se cantonnait dans un sombresilence, plongée dans une gravité que rien ne pouvait vaincre,qu’aucune curiosité ne pouvait distraire, qu’aucun trait d’espritne pouvait amuser ; ou bien, admettant les attentions de M.Yates, parlait avec lui avec une gaîté forcée, avec lui seul,ridiculisant le jeu des autres.

Un jour ou deux après l’affront qu’il lui avait infligé, HenryCrawford essaya de le faire oublier par son habituel assaut degalanterie et de compliments, mais il ne se soucia pas assez depersévérer après quelques rebuffades ; puis, trop occupé parla pièce pour avoir le temps d’entreprendre une seconde tentative,il se désintéressa de la querelle, ou plutôt y trouva une bonneoccasion de mettre fin tranquillement à ce qui eût pu bientôtprovoquer des espérances chez bien d’autres que Mme Grant. Celle-cin’aimait pas que Julia fût exclue de la représentation et qu’elle yassistât dédaignée par tout le monde ; mais comme cela n’avaitpas à mettre en jeu son bonheur, comme Henry devait être lemeilleur juge du sien, et comme il l’avait assurée avec un souriredes plus persuasifs que ni lui ni Julia n’avaient jamais pensésérieusement l’un à l’autre, elle ne put que lui renouveler sesconseils au sujet des précautions à prendre envers les deux sœurs,le supplier de ne pas risquer sa tranquillité par une trop grandeadmiration, et puis participer joyeusement à tout ce qui créait lagaîté parmi la jeunesse en général et ce qui favorisaitparticulièrement le plaisir de deux êtres qui lui étaientchers.

— Je me demande si Julia n’est pas amoureuse de Henry,observa-t-elle à Mary.

— Je sais bien qu’elle l’est, répliqua Mary froidement. Jesuppose que les deux sœurs le sont.

— Toutes les deux ! Non, non, cela ne doit pas être. Etfaites semblant de rien devant lui. Pensez à M. Rushworth.

— Vous feriez mieux de dire à Mlle Bertram de penser à M.Rushworth. Cela pourrait lui faire du bien, à elle. Je pensesouvent à la fortune et à l’indépendance de M. Rushworth etsouhaite les voir dans d’autres mains : mais je ne pensejamais à lui-même. Un homme avec une telle fortune pourraitreprésenter le comté ; cet homme pourrait échapper à uneprofession et représenter le comté.

— Je crois qu’il entrera bientôt au Parlement. Lorsque SirThomas rentrera, je crois que M. Rushworth sera candidat pour unecirconscription mais, jusqu’à présent, il n’y a eu personne pour lepousser dans cette voie.

— Sir Thomas doit accomplir de grandes choses, lorsqu’ilrentrera à la maison, dit Mary après une pause. Vous rappelez-vousl’Adresse au Tabac, de Hawkins Browne, uneimitation de Pope ?

Feuille bénie ! dont l’haleine embauméedispense
La modestie aux étudiants en droit, la raison auxpasteurs.

Je vais les parodier :

Chevalier béni ! dont le regard dictatorialdispense
L’opulence aux enfants, la raison à Rushworth.

N’est-ce pas bien, Mme Grant ? Tout semble dépendre duretour de Sir Thomas.

— Vous constaterez que cette conclusion est très juste et trèsraisonnable lorsque vous l’aurez vu dans sa famille, je vousassure. Il a des manières distinguées et imposantes qui conviennentau chef d’une telle maison et qui tiennent tout le monde à saplace. Lady Bertram paraît être un peu plus qu’un zéro lorsqu’ilest absent de la maison ; et personne d’autre ne peut garderMme Norris dans l’ordre. Mais, Mary, ne vous imaginez pas que MariaBertram se soucie de Henry. Je suis sûre que Julia ne le fait pasnon plus, sinon elle n’aurait pas flirté, comme elle l’avait faithier soir, avec M. Yates ; et quoique lui et Maria soient debons amis, je pense qu’elle aime trop Sotherton pour êtreinconstante.

— Je ne donnerai pas beaucoup pour les chances de M. Rushworthsi Henry survient avant que le contrat soit signé.

— Si vous avez de tels soupçons, il faut faire quelquechose ; et dès que ce spectacle est fini, nous lui parleronssérieusement, pour qu’il sache lui-même ce qu’il doitdécider ; et s’il n’avait aucune intention, nous le renverronspour quelque temps, tout Henry Crawford qu’il est.

Julia souffrait pourtant, bien que Mme Grant ne le discernât paset que cela échappât aussi à l’attention de la plupart de lafamille. Elle avait aimé, elle aimait toujours et elle souffraitautant que son tempérament ardent et sa fierté étaient capables dele supporter, sous l’influence de la faillite d’un espoir doux maisdéraisonnable, avec un fort sentiment d’avoir été maltraitée. Soncœur était plein de chagrin et de colère, et elle n’était capablede chercher ses consolations que dans la méchanceté. Sa sœur, avecqui elle avait toujours été en bons termes, était devenuemaintenant sa pire ennemie : elles s’étaient éloignées l’unede l’autre, et Julia ne pouvait maîtriser l’espoir de quelque findésastreuse aux attentions qui continuaient toujours de ce côté-là,en guise de punition infligée à Maria pour sa conduite honteusevis-à-vis d’elle-même comme vis-à-vis de M. Rushworth. Sans aucuneincompatibilité de caractères ni différence dans les opinions quiles eussent empêchées de rester de très bonnes amies, tandis queleurs intérêts étaient les mêmes, les deux sœurs, dans une telleépreuve, n’avaient ni assez d’affection ni de ces principes qui leseussent rendues charitables ou justes l’une envers l’autre ou quiles eussent fait s’estimer ou se plaindre l’une l’autre. Mariasentait son triomphe et poursuivait son jeu sans se soucier deJulia ; et Julia ne pouvait jamais voir Maria distinguée parHenry Crawford sans espérer que cela créerait de la jalousie etamènerait finalement un scandale.

Fanny voyait une bonne partie de tout cela et plaignait beaucoupJulia ; mais il n’y avait aucune amitié qui eût pus’extérioriser entre elles. Julia ne faisait pas de confidences, etFanny ne prenait aucune liberté. Elles étaient deux malheureusessolitaires, uniquement liées dans la conscience de Fanny.

L’inattention des deux frères et de la tante pour lessouffrances de Julia et leur cécité pour les vraies causes decelles-ci, devaient être imputées à la surabondance de leursoccupations. Ils étaient entièrement pris par les préparatifs. Tométait accaparé par les préoccupations relatives à son théâtre, etne voyait rien d’autre.

Edmond, partagé entre sa vie théâtrale et sa vie réelle, entreles plaintes de Mlle Crawford et sa propre conduite, entre l’amouret sa stabilité, était également inattentif ; et Mme Norrisétait trop occupée à s’intéresser aux petites exigences de lacompagnie, maintenant en bon état les divers costumes par desprodiges d’économie, ce dont personne ne lui savait gré, etépargnant quelques francs par-ci par-là à l’intention de SirThomas, pour pouvoir encore veiller à la conduite de ses nièces ouprotéger leur bonheur.

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