Mansfield Park

Chapitre 9

 

M. Rushworth se trouvait à la porte pour recevoir la dame de sonchoix et souhaiter la bienvenue à toute la compagnie. Dans lesalon, Mme Rushworth les attendait et les reçut avec cordialité.Mlle Bertram fut au comble de ses désirs. Lorsque les politessesfurent échangées, la chose qui devenait des plus nécessaire étaitde manger, et les portes furent largement ouvertes afind’introduire toute la petite société dans la salle à manger où ellese rendit par différentes chambres. Une collation y était préparéeavec élégance et abondance. On parla beaucoup, on mangea beaucoupet tout cela pour le mieux. Le but principal de la journée futalors considéré. Comment M. Crawford désirait-il aller jeter uncoup d’œil général sur la propriété ? M. Rushworth proposa soncabriolet. M. Crawford suggéra qu’il serait préférable de prendreune voiture qui pouvait contenir plus de deux personnes. Se priverde l’avantage du jugement des autres pourrait être une faute, sansparler du plaisir de leur présence.

Mme Rushworth proposa de prendre également le coupé, maispersonne n’acquiesça et les jeunes filles ne dirent mot et nesourirent même pas. Mme Rushworth proposa alors de montrer lamaison à ceux qui ne l’avaient pas encore vue et ceci fut acceptéavec joie, car Mlle Bertram était ravie que l’on fît valoir sagrandeur. Tout le monde se leva, et Mme Rushworth les dirigea àtravers de nombreuses chambres spacieuses, élevées, et amplementmeublées avec le goût d’il y a cinquante ans, avec des planchersbrillants, du solide acajou, des riches damas, des marbresincrustés et sculptés, le tout fort beau dans son genre. Il y avaitabondance de tableaux, quelques-uns de maîtres, mais la plus grandepartie était composée de portraits de famille qui n’intéressaientpersonne d’autre que Mme Rushworth, qui faisait les honneurs avecune grâce parfaite. Elle s’adressait principalement à MelleCrawford et à Fanny qui l’écoutait avec une attention toutedifférente. Car Mlle Crawford qui avait vu des quantités dechâteaux et n’en n’aimait aucun, gardait seulement une apparence depolitesse intéressée, tandis que Fanny pour qui chaque chose étaitnouvelle écoutait avec un intérêt réel tout ce que Mme Rushworthcharmée de rappeler l’histoire déjà connue et imaginant avec ardeurles scènes d’autrefois, racontait du passé de la famille, sa montéevers les honneurs, les visites royales, sa noble conduite.

L’état de la demeure excluait la possibilité de visiter toutesles chambres, et tandis que Fanny et quelques autres accompagnaientMme Rushworth, Henry Crawford examinait sérieusement le parc àtravers les fenêtres et secouait la tête. Chaque chambre du côtéouest donnait sur un terrain qui commençait l’avenue immédiatementà côté d’une haute palissade et de grilles de fer.

Ayant visité plus de chambres qu’il n’en n’était possibled’employer et qui ne devaient avoir d’autre but que d’occuper lesloisirs des domestiques, Mme Rushworth déclara :

— Maintenant, nous arrivons à la chapelle, que normalement jedevrais vous faire voir en entrant par le haut, mais comme noussommes entre amis, je vous introduirai de ce côté si vous lepermettez.

Ils entrèrent. L’imagination de Fanny lui avait fait supposerqu’elle allait voir autre chose, qu’une chambre spacieuse, longue,disposée pour la dévotion, avec quelque chose de plus solennelqu’une simple profusion d’acajou et de coussins en velours rougeaccumulés sur les prie-Dieu de la famille.

— Je suis désappointée, souffla-t-elle à mi-voix, à Edmond. Jene me faisais pas du tout cette idée-là d’une chapelle. Il n’y arien de terrible ici, rien de mélancolique, rien d’imposant. Il n’ya pas de bas-côté, pas de voûte, pas d’inscriptions, pas debannières. Pas d’étendards qui puissent « flotter au soufflenocturne du vent du ciel », aucun signe révélant qu’un« monarque écossais y repose ».

— Vous oubliez, Fanny, que cette chapelle a été bâtie il n’y apas très longtemps et qu’elle ne peut être comparée avec lesvieilles chapelles des châteaux historiques ou des monastères.Celle-ci ne servait qu’à l’usage privé de la famille. Ils ont étéenterrés, je suppose, dans l’église de la paroisse. Là voustrouverez sans doute des bannières et des écussons.

— Il est sot de ma part de ne pas avoir songé à tout cela, maisje suis désappointée.

Mme Rushworth commença :

— Cette chapelle fut bâtie comme vous voyez, sous Jacques II.Avant cette période, à ce que j’ai cru comprendre, les bancsétaient en simple bois et il y a quelque raison de croire que lesrevêtements et les coussins des prie-Dieu et chaises de familleétaient en simple étoffe, mais ce n’est pas certain. C’est unejolie chapelle qui fut employée matin et soir, journellement. Lesprières y étaient toujours lues par le chapelain du château etbeaucoup s’en souviennent encore, mais le dernier M. Rushworth necontinua pas la tradition.

— Chaque génération a ses progrès, dit Mlle Crawford à Edmondavec un sourire.

Mme Rushworth était partie pour aller répéter sa leçon à M.Crawford, tandis qu’Edmond, Fanny et Mlle Crawford demeuraientensemble.

— C’est fort dommage, s’écria Fanny, que l’habitude n’ait pasété gardée. C’était une si belle chose ! Quand il y a unechapelle dans une grande habitation la présence d’un chapelain estabsolument nécessaire. L’idée de toute une famille se rassemblantpour la prière est si belle !

— Très belle en effet ! dit Mlle Crawford éclatant de rire.Cela doit rendre sympathiques les chefs de famille, quel’obligation pour les pauvres femmes de chambre et domestiques dequitter leur travail et leur plaisir, pour venir deux fois par jourici dire des prières, quand ils inventent toutes sortes d’excuseseux-mêmes pour ne pas venir !

— Ce n’est pas l’idée que Fanny se fait de la famille, réponditEdmond, et si le maître ou la maîtresse de maison ne sont pasprésents, il y a plus de mal que de bien.

— En tous les cas, il vaut mieux laisser les gens libres sur detels sujets. Chacun aime de faire ce qu’il veut et de choisir sonmoment et son genre de dévotion. L’obligation, les formalités àremplir, les retenues imposées, la durée de l’office, personnen’aime ces choses-là et si les bonnes gens, qui étaient habituées às’agenouiller et à bâiller dans cette galerie, avaient pu prévoirque le temps arriverait où des hommes et des femmes resteraient dixminutes de plus au lit, quand ils s’éveillent avec un mal de tête,sans craindre la réprobation générale parce qu’ils auraient manquéla prière à la chapelle, ils auraient sauté de joie et d’envie. Nepouvez-vous pas vous imaginer avec quel sentiment de contrariétéles élégantes de la maison de Rushworth venaient souvent dans cettechapelle. Les jeunes Mmes Éléonore et Brigitte, confites dans uneapparente piété, devaient avoir la tête pleine d’autres pensées,spécialement si le pauvre chapelain ne valait pas la peine d’êtreregardé, et je suis sûre que de ce temps-là les pasteurs étaienttrès inférieurs à ce qu’ils sont actuellement.

Pendant quelques instants, personne ne répondit. Fanny avaitrougi et regardait Edmond, mais était trop furieuse pour parler, et« il » avait besoin de se reprendre avant de pouvoirdire :

— Votre vive imagination a de la peine à être sérieuse même surdes sujets sérieux. Vous nous avez donné un tableau amusant, etpersonne ne pourrait le nier. Nous devons tous sentir, de temps àautre, la difficulté d’exprimer nos pensées comme nous ledésirerions ; mais, si vous croyez que c’est une chosefréquente, c’est autre chose. Une faiblesse devient une habitude,lorsqu’elle est négligée et quelle dévotion privée peut-on attendrede telles personnes ? Croyez-vous que les esprits qui sedonnent la peine d’aller à la chapelle, seraient plus recueillis enprivé ?

— Oui, il y a beaucoup de chances, car ils seraient aidés dedeux côtés. Ils seraient moins distraits et ne devraient pasprolonger leur prière.

— Celui qui n’est pas capable de lutter dans tellescirconstances, ne sera pas capable de lutter dans telles autres, jecrois. L’exemple des autres l’aiderait davantage. J’admetscependant que la longueur du service est fatigante et lassel’esprit. On préférerait que ce ne soit pas ainsi, mais je n’ai pasquitté Oxford depuis assez longtemps pour avoir oublié cequ’étaient les prières à la chapelle.

Pendant cette conversation, le reste de la compagnie venant àpasser près de la chapelle, Julia appela l’attention de M. Crawfordsur sa sœur en disant :

— Regardez M. Rushworth et Maria, côte à côte, comme si lacérémonie allait avoir lieu, vous ne trouvez pas ?

M. Crawford sourit et acquiesça, puis allant vers Maria, il luidit à voix basse :

— Je n’aime pas voir Mlle Bertram si près de l’autel.

Surprise, la jeune fille recula instinctivement de deux pas,mais elle se reprit et affecta de rire en lui demandant toutbas :

— Qui l’en empêcherait ?

— Je crains d’être capable de le faire, répondit-il avec unregard significatif.

Julia, qui les rejoignait à ce moment, continua laplaisanterie :

— Ma parole, c’est vraiment dommage que la cérémonie ne puisseavoir lieu tout de suite, rien ne serait plus charmant si nousavions la permission nécessaire, car nous sommes justement tousréunis.

Elle en parla si haut et avec tant de gaieté, que l’attention deM. Rushworth et de sa mère finit par être attirée et que celui-cise crut obligé de débiter quelques galanteries à sa sœur, tandisque Mme Rushworth disait, avec une dignité souriante, que ce seraitpour elle un événement des plus agréable lorsqu’il arriverait.

— Si au moins Edmond était dans les ordres, s’écria Julia encourant vers l’endroit où il se trouvait en compagnie de MlleCrawford et de Fanny.

— Mon cher Edmond, si vous étiez dans les ordres, vous pourriezprocéder à la cérémonie immédiatement. Quel malheur que vous n’êtespas encore ordonné ! M. Rushworth et Maria sont tout à faitprêts.

La contenance de Miss Crawford aurait pu amuser les spectateurssi quelqu’un l’avait observée pendant que Julia parlait. Elleparaissait stupéfiée devant cette nouvelle. Fanny en eut pitié.

— Comme elle doit regretter tout ce qu’elle vient de dire, sedit-elle.

— Ordonné, dit Mlle Crawford, avez-vous l’intention de devenirun clergyman ?

— Oui, je prendrai les ordres peu après le retour de mon père,probablement vers Noël.

Mlle Crawford tâcha de reprendre ses esprits, et recouvrant sescouleurs disparues, se borna à répondre :

— Si j’avais su cela avant, j’aurais parlé avec plus de respectde ces choses.

Puis elle changea de sujet.

La chapelle fut bientôt laissée au calme et au silence qui n’yétaient troublés que par quelques cérémonies par an. Mlle Bertram,fâchée contre sa sœur, sortit la première et tout le monde eutl’impression d’y avoir été assez longtemps.

Le rez-de-chaussée de l’habitation avait été complètement visitémaintenant et Mme Rushworth, infatigable dans ce genre d’activité,voulait montrer l’escalier principal et les chambres supérieures.Mais son fils s’interposa, craignant de n’avoir pas le tempsnécessaire.

— Car, dit-il, si nous restons trop longtemps dans la maison,nous n’aurons plus le temps d’accomplir ce que nous désirions àl’extérieur. Il est deux heures passées et nous devons dîner à cinqheures.

Mme Rushworth se résigna et l’on examina comment on allait fairele tour de la propriété. Mme Norris faisait déjà des combinaisonsde voiture et de chevaux, lorsque la jeunesse, se trouvant devantla porte qui donnait à l’extérieur, s’y précipita, avide d’un peud’air, et se trouva immédiatement sous les arbres.

— Supposons que nous tournions par ici pour commencer, dit MmeRushworth poliment. Ici se trouvent nos plus belles plantes et decurieux faisans.

— La question est de savoir, dit M. Crawford, regardant autourde lui, si nous ne serions pas capables de trouver quelque chosed’intéressant ici avant d’aller plus loin ? Je vois desuperbes murs là-bas. Dites, monsieur Rushworth, voulez-vous quenous tenions un petit conseil ici ?

— Jacques, dit Mme Rushworth à son fils, je crois que le côtésauvage de la propriété sera une nouveauté pour tout le monde. Lesdemoiselles Bertram n’y ont jamais été jusqu’à présent.

Personne ne fit d’objection, mais pendant tout un temps, chacunparut indécis. Les uns étaient attirés par l’idée des faisans, lesautres pas, et tout le monde se dispersa. M. Crawford alla examinerce que l’on pourrait tirer de ce côté de la maison. Le terrain, quiétait bordé de chaque côté d’un haut mur, contenait un emplacementde bowling, puis une large promenade, accotée à une palissade defer et dont la vue s’étendait sur les cimes des arbressolitaires.

M. Crawford fut bientôt rejoint par Mlle Bertram et M. Rushworthet quand les autres finirent par se disperser en groupes, Edmond,Mlle Crawford et Fanny se joignirent à leurs consultationssérieuses. Après quelques minutes, ceux-ci s’en allèrent de leurcôté, les laissant à leurs discussions. Les trois autres, MmeRushworth, Mme Norris et Julia, étaient restées en arrière, carcelle-ci, dont la bonne étoile ne semblait plus briller, se voyaitobligée de rester aux côtés de Mme Rushworth et de cacher sonimpatience devant le pas traînant de la bonne dame, tandis que satante était en conversation avec la gouvernante. PauvreJulia ! C’était la seule des neuf qui n’était pas contente etse trouvait en pénitence… Si différente de la Julia qui se trouvaitsur le siège en arrivant ! La politesse qu’on lui avaitapprise l’empêchait de s’enfuir, et elle se sentait misérable soustoutes ces belles convenances, car elle ignorait le dévouement etn’avait jamais été mise en contact avec ce genre de choses.

— Il fait insupportablement chaud, dit Mlle Crawford quand ilsarrivèrent sur la terrasse, en face de la porte conduisant à la« brousse ». Quelqu’un voit-il une objection à se sentirà l’aise ? Voici un petit bois charmant, si du moins on peut yentrer. Quelle douceur si la porte n’était pas fermée ! Maisnaturellement elle l’est ! Car dans ces grandes propriétés, iln’y a que les jardiniers qui peuvent aller où ils le désirent.

Cependant la porte n’était pas fermée et ils s’enfoncèrent avecdélice dans les fourrés à l’abri de la chaleur intenable. Une bonnemarche les conduisit dans la zone sauvage de la propriété, où setrouvaient surtout des lauriers et des mélèzes, ainsi que des ormesrecoupés sous lesquels il faisait sombre et frais et où régnait unebeauté naturelle très plaisante en comparaison du terrain debowling et de la terrasse. Ils commencèrent par se promener ensilence en goûtant pleinement le charme et la fraîcheur del’endroit. Après un moment, Mlle Crawford interrompit lesilence :

— Alors, vous allez vous faire clergyman, monsieurBertram ? dit-elle. J’en suis très étonnée.

— Pourquoi ? Vous supposiez bien que j’adopterais uneprofession et comme je ne suis pas un avocat, ni un soldat, ni unmarin…

— C’est vrai, mais en réalité, je n’y avais jamais songé. Etvous savez, il y a généralement un oncle ou un grand-père quilaisse une fortune au second fils.

— C’est en effet une excellente habitude, dit Edmond, mais ellen’est pas universelle et je suis une exception, c’est pourquoi jedois faire quelque chose par moi-même.

— Mais pourquoi avez-vous choisi d’être pasteur ? Jecroyais que c’était le lot du plus jeune, quand il y en avaitd’autres à caser avant lui.

— Croyez-vous que l’Église elle-même ne choisitjamais ?

— Jamais n’est pas anglais. Mais pas souvent, oui je le crois.Car qu’y a-t-il à faire dans l’Église ? Les hommes aiment à sedistinguer et dans toutes les carrières ils peuvent y arriver, maisnon dans l’Église. Un pasteur n’est rien du tout.

— Dans la conversation, le « rien » a beaucoup dedegrés aussi bien que le « jamais ». Un pasteur ne peutpas se distinguer dans la société ou dans la mode. Il ne peut pasporter perruque ou donner le ton de l’élégance, mais cela ne veutpas dire qu’il ne puisse pas être quelqu’un quand même. Je ne dispas qu’il est « rien », celui qui a la charge de ce qu’ily a de meilleur dans l’humanité, je veux dire l’individu lui-même,la collectivité, la personnalité temporelle et éternelle : ilest gardien de la religion et de la morale et par conséquent doitagir par son influence. Personne ne peut dire que ce n’est« rien ». Si l’homme qui a ces charges n’est« rien », c’est qu’il néglige son devoir en dépassant sesdroits et en voulant paraître ce qu’il ne doit pas être.

— Vous donnez à un clergyman plus d’importance qu’il n’en a. Onne s’aperçoit pas beaucoup, dans la société, de son influence etcomment pourrait-il en être autrement, alors qu’on en voit sirarement ? Comment voulez-vous que deux sermons par semaine,même en supposant qu’ils vaillent la peine d’être écoutés, puissentinfluencer la façon d’agir et de penser de toute une paroisse pourle reste de la semaine ? On voit rarement un pasteur hors desa chaire.

— Vous parlez de Londres et moi je parle de toute la nation engénéral.

— La capitale n’est-elle pas un exemple suffisant ?

— J’espère qu’elle n’en est pas un, en ce qui concerne laproportion des vertus et des vices de tout le royaume. Ce n’est pasdans les grandes villes que nous devons chercher le plus demoralité. Ce n’est pas là non plus que les gens agissent le mieux,et ce n’est certainement pas là que l’influence du clergé se faitle plus sentir. Un bon prédicateur est écouté et admiré, mais cen’est pas dans de beaux sermons seulement qu’un bon prêtre peut serendre utile à sa paroisse et à son voisinage quand ceux-ci sontcapables d’apprécier son caractère privé et d’observer sa conduitegénérale, ce qui est rarement le cas à Londres. Le clergé est perdudans le nombre de ses paroissiens et la plupart du temps il n’estconnu que par ses sermons. Et quant à l’influence de leurs actespublics, Mlle Crawford ne doit pas mal interpréter ce que je veuxdire et croire que je les cite comme exemples et arbitres de bonneconduite, de raffinement et de courtoisie. Ce ne sont pas lesmaîtres de cérémonies de la vie. Leur conduite est peut-être lerésultat de bons principes, elle est en réalité l’effet de cesdoctrines qu’il est de leur devoir d’enseigner et vous remarquerezsouvent, qu’en général le reste de la nation est semblable auclergé, qu’il soit ou non ce qu’il devrait être.

— Certainement, dit Fanny avec une douce fermeté.

— Voilà, s’écria Mlle Crawford, vous avez déjà tout à faitconvaincu Mlle Price.

— Je souhaiterais convaincre Mlle Crawford aussi.

— Je ne crois pas que vous le puissiez jamais, répondit-elleavec un fin sourire. Je reste tout autant surprise que vous songiezà entrer dans les ordres. Vous valez mieux que cela. Croyez-moi,changez d’idées. Il n’est pas trop tard. Faites votre droit.

— Faire mon droit ! Comme si c’était aussi facile qued’aller dans le bois, d’aller là-bas.

— Vous allez dire sans doute que c’est au barreau que lasolitude est la pire, mais je vous ai devancé ; souvenez-vousque je vous ai prévenu.

— Vous n’aviez pas besoin de vous dépêcher alors que votre butn’était que de m’empêcher de dire un « bon-mot », car jen’ai pas le moindre esprit. Je suis trop objectif, trop ouvert, jepuis chercher pendant une demi-heure le sens d’une répartie avantd’en avoir trouvé l’esprit.

Un silence général suivit. Chacun réfléchissait. Fanny prit laparole :

— Je me demande si je me sentirais jamais fatiguée en mepromenant dans ce bois délicieux, mais la prochaine fois que nousrencontrerons un siège, si cela ne vous déplaît pas, je seraiscontente de m’asseoir un moment.

— Ma chère Fanny, s’écria Edmond, lui prenant immédiatement lebras, comme je suis distrait ! J’espère que vous n’êtes pastrop fatiguée ? Peut-être, ajouta-t-il en se tournant versMlle Crawford, peut-être mon autre compagne serait-elle heureuse deprendre mon autre bras ?

— Merci, je ne suis pas du tout fatiguée.

Elle le prit cependant en disant cela, et la gratitude qu’ilressentait de sa compréhension lui fit un peu oublier Fanny.

— Vous me touchez à peine, dit-il. Je ne sers à rien. Quelledifférence dans le poids d’un bras de femme comparé à celui d’unhomme ! À Oxford, je me promenais souvent dans la rue, brasdessus bras dessous avec un compagnon, et vous me paraissez unemouche en comparaison.

— Je ne suis vraiment pas fatiguée, ce qui m’étonne, car nousavons bien parcouru un mille dans ce bois. Vous ne croyezpas ?

— Pas un demi-mille, répondit-il brusquement, car il ne désiraitpas du tout évaluer la distance.

— Oh ! vous ne vous rendez pas compte de ce que nous avonsmarché. Nous avons fait de nombreux détours et le bois lui-mêmedoit avoir un demi-mille en ligne droite, et nous n’en avons pasencore vu la fin.

— Mais si, vous vous souvenez, avant que nous quittions le grandchemin, on voyait l’autre bout. On voyait très clairement tout leparcours et cela ne doit pas être plus qu’un « furlong »de longueur.

— Oh ! je ne connais rien à vos « furlongs »,mais je suis sûre que le bois est grand et que nous nous sommespromenés tout le temps depuis que nous y sommes entrés. Quand jevous dis que nous avons bien parcouru un mille, je suis en dessousde la vérité.

— Il n’y a qu’un quart d’heure que nous sommes ici, dit Edmonden regardant sa montre. Nous croyez-vous capables de parcourirquatre milles en une heure ?

— Oh ! ne m’attaquez pas avec votre montre. Une montre vatoujours trop vite ou trop lentement, on ne peut pas s’y fier.

Quelques pas de plus les menèrent à la fin du bois et regardanten arrière, ils virent un banc bien ombragé et abrité. Ils allèrents’y asseoir.

— J’ai peur que vous ne soyez très fatiguée, Fanny, dit Edmonden la regardant, pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Ceserait un mauvais jour de plaisir pour vous, si vous étiezsouffrante à cause de cette promenade. Tous les exercices lafatiguent vite, vous voyez, mademoiselle Crawford, excepté monter àcheval.

— C’est honteux de votre part, alors, de me laisser ainsiprendre son cheval, comme je l’ai fait la semaine dernière !J’en suis confuse pour vous et pour moi, mais cela n’arriverajamais plus.

— Votre attendrissement et vos reproches me font encore plussentir mon impardonnable négligence. Les intérêts de Fanny semblentêtre mieux dans vos mains que dans les miennes.

— Qu’elle soit fatiguée maintenant, ne m’étonne guère, car rienn’est plus fatigant que ce que nous avons fait ce matin :visiter une grande demeure, déambuler d’une chambre à l’autre,concentrer son attention, écouter ce qu’on ne comprend pas etadmirer ce pour quoi on se sent dépourvu d’intérêt. C’est ce qu’ily a de plus ennuyeux au monde et Mlle Price a dû le reconnaîtrepour la première fois, sans doute.

— Je serai vite reposée, dit Fanny, c’est un rafraîchissementdélicieux que de s’asseoir dans l’ombre par un beau jour, enregardant la verdure.

Après avoir été assise quelques instants, Mlle Crawford seleva :

— Je dois remuer, dit-elle, le repos me fatigue et j’ai regardétrop longtemps ce même paysage. Je veux aller le voir à traverscette grille de fer, sans pouvoir le voir aussidistinctement !

Edmond se leva également.

— Maintenant, mademoiselle Crawford, si vous voulez regarder lapromenade, vous vous rendrez compte qu’elle ne peut avoir undemi-mille, ni même un quart de mille de longueur.

— C’est une immense distance, dit-elle, je vois cela en un clind’œil.

Il tâcha de la raisonner, mais en vain. Elle ne voulait nicomparer, ni calculer, elle ne voulait que sourire et soutenirqu’elle avait raison. Ils bavardèrent avec plaisir et pour finirdécidèrent de se rendre compte des distances du bois en s’ypromenant encore un peu. Ils allaient aller jusqu’au bout,prendraient un petit détour, si c’était nécessaire, et seraient deretour dans quelques minutes. Fanny se déclarait reposée et voulaitse remettre elle aussi en marche, mais ils ne l’admirent pas.Edmond insista tellement pour qu’elle restât assise où elle étaitqu’elle dut se soumettre, en pensant avec joie au soin que soncousin prenait d’elle et avec peine à sa santé délicate. Elle lesregarda partir jusqu’à ce qu’ils aient tourné le coin et écoutalongtemps le son de leurs pas.

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