Mansfield Park

Chapitre 12

 

Le malaise de Mlle Crawford s’était beaucoup allégé à la suitede cette conversation et elle reprit sa promenade vers la maisondans un état d’esprit capable de défier une autre semaine desolitude avec le même mauvais temps ; mais comme son frèrerevint cette soirée-là de Londres avec sa même humeur joyeuse, ouencore meilleure, elle n’eut pas à essayer la sienne. Son refusconstant de lui dire pourquoi il était parti ne fut qu’une raisonde gaieté de plus ; un jour avant, cela l’aurait irritée maismaintenant c’était une simple farce, cachant un projet qui devaitêtre une surprise agréable pour elle-même. Et le lendemain luiapporta une surprise.

Henry avait dit qu’il irait voir les Bertram pour voir commentils se portaient et qu’il serait revenu dans dix minutes. Mais ilresta parti pendant presque une heure ; et quand sa sœur, quil’avait attendu pour qu’il fasse une promenade avec elle dans lejardin, le rejoignit dans le porche et s’écria : « Moncher Henry, où pouvez-vous bien être resté tout cetemps ? » il n’avait simplement qu’à dire qu’il étaitresté avec Lady Bertram et Fanny.

— Vous êtes resté avec eux une heure et demie ! s’exclamaMary. Mais ceci n’était que le début de sa surprise.

— Oui, Mary, dit-il, prenant le bras de Mary dans le sien et sepromenant dans l’entrée comme s’il ne savait où il était.

— Je ne pouvais pas m’en aller plus tôt — Fanny était sijolie ! Je suis bien décidé, Mary. Je me suis fait uneopinion. Cela te surprendra-t-il ? Non : tu dois t’êtrerendu compte que je suis décidé à épouser Fanny Price.

La surprise était complète maintenant, car en dépit de ce qu’ilput avancer, pareil soupçon n’était jamais entré dans l’imaginationde sa sœur et elle parut tellement étonnée qu’il fut obligé derépéter ce qu’il avait dit avec plus de détails et plussolennellement. Sa détermination une fois admise, elle ne fut pasmal accueillie. Il y avait même du plaisir dans sa surprise. Maryétait dans un tel état d’esprit qu’elle se réjouissait de tout cequi se rapportait à la famille Bertram, et cela ne lui déplaisaitpas que son frère se mariât un peu en-dessous de sa condition.

— Oui, Mary, fut l’assurance concluante d’Henry. Je suisjoliment pris. Tu sais que ceci est la fin. Je n’ai pas fait (jem’en félicite moi-même) des progrès négligeables dans sonaffection : mais la mienne est complètement fixée.

— Heureuse jeune fille ! s’écria Mary, dès qu’elle putparler — quel mariage pour elle ! Mon très cher Henry, cecidoit être mon premier sentiment, mais mon second tout aussisincère, — est que j’approuve ton choix du fond de mon cœur et jeprévois votre bonheur aussi cordialement que je le désire et lesouhaite. Tu auras une douce petite femme, toute gratitude etdévotion. Exactement ce que tu mérites. Quel mariage étonnant pourelle ! Mme Norris parle souvent de sa chance ; quedira-t-elle maintenant ? Les délices de toute la famille, eneffet ! Et elle y a quelques véritables amis. Continue encoreà me parler. Quand t’es tu mis à penser sérieusement àelle ?

Rien n’était plus impossible que de répondre à une tellequestion, quoique rien ne pût être plus agréable que de la savoirposée. « Comment cette chose agréable l’avait touché » ilne pouvait le dire, et avant qu’il eût exprimé le même sentimenttrois fois en termes différents, sa sœur l’interrompitavidement :

— Ah, mon cher, et c’est cela qui vous fit aller àLondres ! C’étaient là tes affaires ! Tu préféraisconsulter l’amiral, avant de te décider.

Mais il le dénia fermement. Il connaissait trop bien son onclepour le consulter sur n’importe quel projet matrimonial. L’amiralhaïssait le mariage, et ne le pardonnait à aucun jeune homme defortune indépendante.

— Lorsqu’il connaîtra Fanny, continua Henry, il se déclarerapour elle. Elle est exactement la femme qualifiée pour écarter toutpréjudice d’un homme tel que le général, car elle est exactement legenre de femme que le général croit ne pas exister au monde. Elleest justement l’impossibilité qu’il décrivait — si, en effet, ilavait suffisamment de délicatesse de langue pour esquisser sespropres idées. Mais avant que cela ne soit absolument fixé — fixéau delà de tout changement — il ne saura rien de l’affaire. Non,Mary tu t’es bien trompée. Tu n’as pas encore découvert mesaffaires.

— Bien, bien, je suis satisfaite. Je sais maintenant à qui ellesont rapport, je ne suis pas pressée pour le reste. Fanny Price —merveilleux, très merveilleux ! Que Mansfield a dû fairebeaucoup pour que tu aies réalisé ton destin ici, àMansfield ! Mais tu as tout à fait raison, tu n’aurais puchoisir mieux. Il n’y a pas de meilleure fille au monde et tu n’aspas à désirer la fortune ; et pour ce qui est de sesrelations, elles sont mieux que bonnes. Les Bertram sontcertainement parmi les premiers du pays. Elle est la nièce de SirThomas Bertram ; c’est tout ce qu’il faut pour le monde. Maiscontinue, continue. Raconte-moi davantage. Quels sont tesprojets ? Connaît-elle son propre bonheur ?

— Non.

— Qu’attends-tu ?

— Je n’attends plus que l’occasion. Mary, elle n’est pas commeses cousines ; mais je pense que je ne la demanderai pas envain.

— Oh, non, tu ne peux pas. Serais-tu même moins plaisant — ensupposant qu’elle ne t’aime pas déjà (de quoi, de toute façon jedoute peu) — tu pourrais être assuré. De toute mon âme, je ne pensepas qu’elle épouserait sans amour ; c’est-à-dire, que s’ilexiste une jeune fille capable de ne pas être influencée parl’ambition, je puis supposer que c’est elle ; mais demande-luide t’aimer, elle n’aura jamais le cœur de refuser.

Dès que son avidité put rester silencieuse, il fut aussi heureuxde raconter qu’elle d’écouter ; et une conversation suivitaussi intéressante pour elle que pour lui-même, quoiqu’il n’eûtrien d’autre à raconter que ses propres sensations, rien sur quois’appuyer que les charmes de Fanny. La beauté de figure et desilhouette de Fanny. La grâce de ses manières, la bonté de son cœuren étaient les thèmes inépuisables. La gentillesse, la modestie etla douceur de son caractère furent chaudement développées — cettedouceur qui est une partie si essentielle de la nature de chaquefemme dans le jugement d’un homme que même lorsqu’il aime parfoislà où il n’y en a pas, il ne peut jamais la croire absente. Ilaurait de bonnes raisons de louer son caractère et d’avoirconfiance en lui. Il l’a vu souvent mis à épreuve. Y avait-il unmembre de la famille, excepté Edmond, qui n’eût pas d’une façon oud’une autre continuellement éprouvé sa patience et sonindulgence ? Ses affections étaient solides. La voir avec sonfrère ! Qu’est-ce qui pourrait prouver plus délicieusement quela chaleur de son cœur égalait sa gentillesse ? Qu’est-ce quipourrait être plus encourageant pour un homme qui a son amour envue ? Puis, sa compréhension rapide et claire était au-delà detout soupçon, et ses manières étaient le miroir de son propreesprit modeste et élégant. Et ceci n’était pas tout. Henry Crawfordavait trop de bon sens pour ne pas sentir l’importance de bonsprincipes dans sa femme, bien qu’il fût trop peu accoutumé auxréflexions sérieuses pour les connaître par leur propre nom, maisquand il disait qu’elle avait un telle constance et une tellerégularité de conduite, une notion si élevée de l’honneur et unetelle constance, une telle observance du décorum, la meilleuregarantie pour tout homme aussi intégre que lui, il exprimait ce quiétait inspiré par la connaissance qu’elle était pourvue de bonsprincipes et de foi religieuse.

— Je pourrais si complètement avoir confiance en elle, dit-il,et c’est cela que je veux.

Pensant comme elle le faisait, réellement, que son opinion ausujet de Fanny Price était à peine au delà de ses mérites, sa sœurput se réjouir de ses prévisions.

— Plus j’y songe, s’écria-t-elle, plus que suis convaincue quetu agis très bien, et quoique je n’eusse jamais choisi Fanny Pricecomme la jeune fille la plus capable de t’attacher, je suispersuadée qu’elle est précisément la personne qui convienne pour terendre heureux. Ton méchant projet contre sa paix s’est transforméen une pensée adroite. Tous les deux vous y trouverez votrebien.

— C’était mal, très mal de ma part contre une telle créature,mais je ne la connaissais pas, alors. Et elle n’aurait jamaisaucune raison de regretter l’heure qui me la fit connaître. Je larendrai très heureuse, Mary, plus heureuse qu’elle n’a jamais étéjusqu’à maintenant et qu’elle n’a vu être heureuse quelqu’und’autre. Je ne l’enlèverai pas du Northamptonshire. Je mettrai enlocation Everingham et je louerai une propriété de ce voisinage-ci,peut-être Stanwix Lodge. Je mettrai en location Everingham poursept ans. Pour un demi-mot je suis certain d’un excellentlocataire. Je pourrai citer trois personnes qui prendraient sur mespropres termes et qui m’en remercieraient.

— Ha ! s’écria Mary, vous fixer dans leNorthamptonshire ! Voilà qui est plaisant ! Nous serionstous ensemble…

Quand elle eut prononcé ces paroles, elle se ressaisit etsouhaita ne pas les avoir prononcées ; mais il n’était pasnécessaire d’être confuse, car son frère ne la voyait que commel’habitant supposé du presbytère de Mansfield et ne répondit quepar la plus aimable invitation à sa propre maison et pour affirmerson bon droit.

— Tu dois nous donner la moitié de ton temps, dit-il. Je ne puisadmettre que Mme Grant ait un droit égal au mien et à celui deFanny, car nous aurons tous les deux un droit sur toi. Fanny seravraiment ta sœur.

Mary n’eut qu’à être reconnaissante et donna touteassurance : mais elle avait maintenant la très ferme intentionde n’être l’hôte ni de son frère ni de sa sœur pour d’autres longsmois encore.

— Tu partageras ton année entre Londres et leNorthamptonshire ?

— Oui.

— Voilà qui est bien ; et à Londres, tu auras naturellementta propre maison, tu ne seras plus avec l’amiral. Mon très cherHenry, quel avantage pour toi de t’en aller de chez l’amiral avantque tes manières ne soient blessées par la contagion des siennes,avant que tu n’aies contracté quelques-unes de ses opinions follesou avant que tu ne sois assis devant ton dîner comme si c’était lameilleure bénédiction de la vie ! Toi, tu n’es pas sensible augain, car son égard pour lui l’a rendu aveugle ; mais, dansmon opinion, ton mariage précoce peut signifier ton salut. Te voirdevenir comme l’amiral, en paroles, faits et gestes, regards,aurait brisé mon cœur.

— Bien, bien, nous ne pensons pas tout à fait de même ici ;l’amiral a ses défauts, mais c’est un très brave homme et il a étéplus qu’un père pour moi. Peu de pères m’auraient laissé suivre mapropre voie. C’est la moitié de ce qu’il a permis. Tu ne dois pascréer un préjudice chez Fanny contre lui. Il faut que je les fasses’aimer.

Mary se retint de dire ce qu’elle sentait, notamment qu’il nepouvait y avoir deux personnes dont les caractères et les manièresfussent moins concordantes ; le temps le lui montrerait, maiselle ne put taire cette réflexion au sujet de l’amiral :

— Henry, je pense tant de bien de Fanny Price, que si je pouvaissupposer que la future Mme Crawford avait la moitié des raisons quema pauvre tante incomprise avait de détester son propre nom,j’empêcherais le mariage, si je le pouvais ; mais je teconnais, je sais qu’une femme que tu aimes sera la plus heureusedes créatures et que même si tu cessais de l’aimer, elle trouveraiten toi la générosité et la bonne éducation d’un gentleman.

L’impossibilité de ne pas faire tout au monde pour rendre FannyPrice heureuse, ou de cesser d’aimer Fanny Price, lui dictait uneréponse éloquente :

— Si tu l’avais seulement vue ce matin, Mary, continua-t-il,s’occupant avec tant d’ineffable douceur et de patience de toutesles demandes stupides de sa tante, travaillant avec et pour elle,le teint avivé comme elle se penchait sur l’ouvrage, puisretournant à sa chaise pour finir une note qu’on l’avait engagée àécrire pour rendre service à cette stupide femme et tout ceci avecune gentillesse modeste, comme s’il était tout naturel qu’ellen’ait jamais un moment à elle, ses cheveux arrangés si correctementcomme toujours, et une petite boucle tombant en avant et qu’ellechassait de temps en temps tandis qu’elle écrivait, et au milieu detout cela, me parlant encore ou écoutant, comme si elle aimaitentendre ce que je disais. Si tu l’avais vue ainsi, Mary, tun’aurais pas pu supposer que le pouvoir qu’elle a sur mon cœur necessât jamais.

— Mon très cher Henry, s’écria Mary, l’arrêtant court et luisouriant en face, combien je suis heureuse de te voir tellementamoureux ! Cela fait mes délices. Mais que diront MmeRushworth et Julia ?

— Je n’ai cure de ce qu’elles disent ou éprouvent. Elles verrontmaintenant quel genre de femme peut m’attacher, peut attacher unhomme de bon sens. Je souhaite que la découverte puisse leur êtreutile. Et elles verront leur cousine traitée comme elle doit l’êtreet j’espère qu’elles puissent être honteuses au fond du cœur deleur négligence abominable et de leur rudesse. Elles serontfurieuses, ajouta-t-il après un moment de silence et avec un tonplus froid. Mme Rushworth sera très furieuse, ce sera une piluleamère pour elle ; c’est-à-dire, comme d’autres pilules amères,elle aura mauvais goût, puis encore mauvais goût, et puis seraavalée et oubliée ; car je ne suis pas assez fat pour supposerses sentiments plus durables que ceux d’autres femmes, bien quej’en fusse l’objet. Oui, Mary, en effet, ma Fanny sentira unedifférence, une différence journalière, d’heure en heure dans laconduite de chaque être qui l’approchera ; et ce sera laperfection de mon bonheur que d’en être l’artisan, que d’être lapersonne qui donnera à Fanny l’importance qui lui est due.Maintenant elle est dépendante, sans secours, sans ami, négligée,oubliée.

— Mais non, Henry, pas par tous, elle n’est pas oubliée partous, elle n’est pas sans ami, elle n’est pas oubliée. Son cousinEdmond ne l’oublie jamais.

— Edmond ! C’est vrai, je crois qu’il est, en général,gentil pour elle ; et Sir Thomas l’est aussi, à sa façon, maisc’est la façon d’un oncle riche, supérieur, verbeux et arbitraire.Que peuvent faire Sir Thomas et Edmond ensemble, que font-ils pourson bonheur, pour son confort, son honneur et sa dignité encomparaison de ce que je ferai ?

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