Mansfield Park

Chapitre 2

 

La conversation n’était ni si courte ni si concluante que lademoiselle en avait formé le dessein. Le gentleman n’était pas sivite satisfait. Il présentait toute la disposition à lapersévérance que Sir Thomas eût pu lui souhaiter. Il avait unevanité, qui l’inclinait fortement, à croire qu’elle l’aimait.

Toutefois elle ne pouvait le savoir elle-même, et puis, ensecond lieu, en le contraignant enfin à admettre qu’elle exprimaitses propres sentiments actuels, elle lui donnait la convictiond’être, avec le temps, capable de rendre ces sentimentsfavorables.

Il était amoureux, vraiment très amoureux. Cet amour agissantsur un esprit actif, ardent, plus chaleureux que délicat, rendaitson affection à elle plus importante en raison de sa retenue, cequi la poussait à avoir la gloire aussi bien que le bonheur de laforcer à l’aimer.

Il ne voulait ni désespérer ni abandonner. Son attachement avaitune base trop solide, il reconnaissait en Fanny toute la valeurjustifiant les plus chaudes espérances de bonheur durable à sescôtés ; sa conduite du moment en révélant le désintéressementet la délicatesse de son caractère (qualités, à son avis, les plusrares) était de nature à exalter tous ses espoirs et à fortifiertoutes ses résolutions. Il ignorait qu’il s’attaquait à un cœurdéjà engagé. Il ne le soupçonnait même pas. Il la considéraitplutôt comme n’ayant jamais assez pensé à l’amour pour être endanger, comme préservée par la jeunesse, jeunesse d’esprit etjeunesse physique ; reportant à sa modestie sonincompréhension de ses attentions ; il la croyait encoredéroutée par la soudaineté d’hommages si inattendus et la nouveautéd’une situation que son imagination n’avait jamais entrevue.

Ne devait-il pas s’ensuivre, par conséquent, qu’étant compris,il devait réussir ? — Il le croyait fermement.

Un amour comme le sien, en un homme tel que lui, devait, avec dela persévérance, être payé en retour, et dans un avenirprochain ; et il ressentait tant de joie à l’idée de l’obligerà l’aimer bientôt, qu’il regrettait à peine qu’elle ne l’aimait dèscet instant. Une petite difficulté à surmonter ne paraissait pas unmalheur à Henry Crawford. Il y trouvait plutôt un changement. Sasituation était neuve et excitante.

Pour Fanny, toutefois, qui avait, au cours de sa vie, connu tropde contrariétés pour trouver en ceci un charme quelconque, toutceci était inintelligible. Elle trouvait qu’il se proposait depersévérer ; mais il était incompréhensible qu’il le voulût,après ce qu’elle s’était cru elle-même obligée de lui dire.

Elle lui dit qu’elle ne l’aimait pas, ne pouvait pas l’aimer,était certaine de ne l’aimer jamais, qu’un tel revirement en elleétait impossible ; elle lui dit que ce sujet lui était desplus pénibles, et le priait de ne plus jamais y faire allusion.Elle lui demanda la permission de le quitter à l’instant et deconsidérer l’incident comme terminé à jamais. Et comme ilinsistait, elle avait ajouté, qu’à son avis, leurs dispositionsétaient si totalement dissemblables qu’elles rendaient une mutuelleaffection irréalisable et qu’ils ne se convenaient l’un à l’autreni par la nature, ni par l’éducation, ni par les habitudes. Elledit tout ceci avec une ardente sincérité ; ce ne fut,toutefois, pas suffisant, car il dénia, immédiatement, qu’il y eûtquelque incompatibilité dans leurs caractères ou quelque chosed’inamical dans leur situation ; il affirma qu’il l’aimeraittoujours et espérerait toujours !

Fanny connaissait ses propres pensées, mais n’était pas juge deses façons d’être. Ses manières étaient inlassablementaimables ; et elle ne voyait pas combien cela dissimulait lafermeté de son dessein. Sa défiance, sa gratitude, sa douceur,faisaient presque ressembler chacune de ses expressionsd’indifférence à un effort de renoncement, et lui infliger presqueplus de peine à elle-même qu’à lui. M. Crawford ne fut pas pluslongtemps le M. Crawford qui, admirateur clandestin, insidieux etperfide de Maria Bertram, lui faisait horreur au point qu’ellehaïssait sa vue et sa conversation ; elle lui déniait toutequalité, et elle lui reconnaissait uniquement un agréable aspect.Il était, maintenant, le M. Crawford qui s’adressait à elle pleind’un amour ardent et désintéressé, dont les sentiments étaientapparemment devenus tout ce qu’il y avait de plus honorable etd’intègre, dont les projets de bonheur tendaient tous vers unmariage d’amour ; qui lui prodiguait des compliments sur sesmérites, réitérant ses protestations d’affection et lui prouvantavec toutes les ressources de son vocabulaire, sur le ton et avecl’esprit d’un homme de talent qu’il la recherchait pour sagentillesse et sa bonté. Pour parfaire le tout il était maintenantle M. Crawford qui avait obtenu de l’avancement pourWilliam !

Voici un argument et des droits qui ne pouvaient pas êtreinefficaces ! Elle pouvait l’avoir dédaigné dans toute ladignité d’une vertu irritée lors des promenades de Sotherton ou surle théâtre de Mansfield Park ; mais il l’abordait maintenantavec des droits qui exigeaient un autre traitement. Elle devait semontrer courtoise et miséricordieuse, se sentir honorée, et pensantsoit à elle-même, soit à son frère, éprouver un vif sentiment degratitude. L’effet de tout cela était si pitoyable et si fébrile,les mots mêlés à son refus exprimaient si bien l’obligation et leségards, qu’à un caractère vaniteux et optimiste comme celui deCrawford, la réalité et, enfin, l’intensité de son indifférencepouvaient bien paraître contestables ; et il n’était pas aussidéraisonnable, que Fanny le considérait, dans ses protestationsd’attachement assidu et tenace par lesquelles il termina leurentretien.

Ce ne fut pas sans répugnance qu’il la laissa, mais il n’y eut,au départ, aucune marque de désespoir pour démentir ses paroles etdonner à Fanny l’espoir d’être moins déraisonnable qu’il lemontrait lui-même.

Maintenant elle était irritée. Un certain ressentiment naissaitd’une persévérance si égoïste et si peu généreuse. Elle ressentaità nouveau, un manque de tendresse et de considération pour ceux quil’avaient, jadis, tant heurtée et dégoûtée. Elle retrouvait quelquechose de ce même M. Crawford, qu’elle avait tant désapprouvéauparavant. Avec combien d’évidence il manquait grossièrement desentiment et d’humanité là où son propre agrément était encause ; et, hélas ! combien il manquait toujours deprincipe pour suppléer à la déficience du cœur ! Si sespropres sentiments avaient été aussi libres que, peut-être, ilsauraient dû être, jamais il ne les aurait gagnés.

Ainsi pensait Fanny, avec assez de vérité et de mélancolie,alors qu’elle se tenait à l’étage, méditant devant la somptuositéet la douceur du foyer — s’étonnant du passé et du présent,s’étonnant de ce qui devait encore se produire ; son agitationl’empêchait d’y voir clair, mais elle était persuadée de n’être enaucune circonstance capable d’aimer M. Crawford ; elle étaitheureuse d’avoir un foyer pour s’y asseoir et penser à cela.

Sir Thomas fut obligé ou se contraignit lui-même à attendrejusqu’au matin pour apprendre ce qui s’était passé entre les jeunesgens. Il vit alors M. Crawford et entendit son rapport. Sa premièreimpression fut du désappointement ; il avait espérémieux ; il avait pensé qu’une heure de sollicitations d’unjeune homme comme Crawford aurait pu produire un plus grandchangement chez une jeune fille aussi gentille et modérée queFanny ; mais il trouva une prompte consolation dans les vuesarrêtées et l’ardente persévérance de l’amoureux. Quand il constataune pareille confiance dans le succès chez l’intéressé, Sir Thomasse sentit bientôt porté à s’y fier lui-même.

Rien ne fut omis de son côté comme civilité, compliment oumarque de bienveillance, rien qui pût aider à la réussite du plan.La constance de M. Crawford était honorée. Fanny était louée avecchaleur, et l’union toujours considérée comme la plus désirable dumonde.

M. Crawford serait toujours bienvenu à Mansfield Park, il s’enremettrait uniquement à son jugement et à ses sentiments concernantla fréquence de ses visites pour le présent ou l’avenir. L’opinionde même que le souhait à ce sujet était unanime dans toute lafamille et parmi les amies de sa nièce ; l’influence de tousceux qui l’aimaient devait incliner de ce côté.

Tous les encouragements furent prodigués et tous furent reçusavec une joie reconnaissante et les gentlemen se séparèrent commeles meilleurs amis.

Satisfait de ce que la cause était maintenant dans la meilleurevoie, Sir Thomas résolut de s’abstenir d’importuner plus longtempssa nièce et de ne plus intervenir ouvertement. Il estimait que labienveillance était le meilleur moyen d’influencer sesdispositions.

Les instances ne dépasseraient pas un quart d’heure.L’indulgence de sa famille sur un point à l’égard duquel elle nepouvait avoir aucun doute pouvait être leur moyen le plus sûr defavoriser le projet. En accord avec le principe, Sir Thomas, à lapremière occasion favorable, lui dit avec une douce gravité, etl’intention de l’emporter :

— Eh, bien, Fanny, j’ai revu M. Crawford, et j’ai appris où ensont exactement les choses entre vous. C’est une jeune homme desplus extraordinaires ; et quel que soit le résultat, vousdevez sentir que vous avez fait naître un attachement peuordinaire : cependant, jeune comme vous êtes, et peufamiliarisée avec la nature passagère, variable et inconstante del’amour, vous ne pouvez pas être frappée, comme je le suis, partout ce qu’a d’extraordinaire une constance de cette sorte contrele découragement. Avec lui c’est entièrement une question desentiment ; il n’en réclame aucun mérite ; peut-êtren’a-t-il de titre à aucun. Toutefois, ayant si bien choisi, sapersévérance a un cachet respectable.

— En vérité, Monsieur, dit Fanny réellement triste, que M.Crawford continue — je sais que c’est me faire un très grandcompliment et je me sens honorée de la manière la plus imméritée,mais je suis si parfaitement convaincue, et je lui dis ainsi, qu’ilne me serait jamais possible…

— Ma chère, interrompit Sir Thomas, il n’en est pas besoin pourceci. Vos sentiments me sont aussi bien connus que mes vœux et mesregrets doivent l’être pour vous. Il n’y a rien de plus à dire ou àfaire. Dès cette heure ce sujet ne doit plus jamais revenir entrenous. Vous ne devez pas être inquiète à ce sujet. Vous ne pourrezme supposer capable d’essayer de vous persuader de vous mariercontre votre inclination. Votre bonheur et votre intérêt sont toutce que j’ai en vue, et rien ne vous est demandé si ce n’est desupporter patiemment les efforts de M. Crawford pour vousconvaincre qu’ils peuvent ne pas être incompatibles avec les siens.Il agit à ses propres risques. Vous en terrain ferme. Je l’aiautorisé à vous voir quand il le désire, comme vous pourriezl’avoir fait si rien de ceci ne s’était produit. Vous le verrez enmême temps que nous, de la même manière que nous, et, autant quevous le pouvez, évitez le rappel de choses déplaisantes. Il quittele Northamptonshire si tôt que ce petit sacrifice ne pourra souventvous être demandé. L’avenir doit être très incertain. Etmaintenant, ma chère Fanny, ce sujet est clos entre nous.

La promesse du départ fut tout ce que Fanny put envisager avecbeaucoup de satisfaction. Toutefois, elle ressentit vivement lesexpressions bienveillantes de son oncle et ses manièresconciliantes, et en considérant ce qui lui était inconnu, elle necrut pas avoir le droit de s’étonner de la ligne de conduite qu’ilsuivait, lui — qui avait marié une fille à M. Rushworth. On nedevait pas attendre de lui une délicatesse romantique. Elle devaitfaire son devoir, et espérait que le temps rendrait ce devoir plusaisé qu’il ne l’était maintenant. Elle ne pouvait, tout en n’ayantque dix-huit ans, supporter que l’attachement de M. Crawfordtiendrait éternellement, non qu’elle pût imaginer que la fermeté etla constance qu’elle mettait à le décourager obtînt ce résultatavec le temps. C’était une autre affaire de savoir combien de tempselle pouvait, dans sa propre imagination, assigner à cettedomination. Il ne conviendrait pas de nous enquérir de l’idéeexacte qu’une jeune dame peut se faire de ses propresperfections.

En dépit de ses intentions de garder le silence. Sir Thomas setrouva lui-même plus d’une fois obligé d’aborder le sujet auprès desa nièce pour l’informer brièvement de sa communication à sestantes, mesure qu’il aurait voulu encore éviter, si possible, maisdevenue nécessaire du fait des sentiments totalement opposés de M.Crawford concernant une certaine discrétion de procédure. Iln’avait aucune idée de tenir le secret. Tout était connu auPresbytère, où il aimait parler de l’avenir avec ses deuxsœurs ; d’ailleurs, ce serait plutôt satisfaisant pour luid’avoir des témoignages éclairés du progrès de sa réussite. LorsqueSir Thomas le comprit, il sentit la nécessité de mettre sans défautsa femme et sa belle-sœur au courant de l’affaire, bien que, en cequi concerne Fanny, il craignît l’effet de sa communication à MmeNorris presque plus que Fanny elle-même. Il s’opposait à son zèleerroné mais bien pensant.

Sir Thomas, à la vérité, n’était, à ce moment, pas très loin decomparer Mme Norris à l’un de ces bien-pensants, qui commententtoujours des erreurs et des choses désagréables. Mme Norris,cependant, la soulagea. Il insista pour obtenir la plus stricteindulgence et le plus complet silence envers leur nièces ; nonseulement elle promit, mais garda sa promesse. Elle remarquauniquement sa mauvaise volonté croissante. Elle était irritéecontre Fanny plus pour avoir reçu une telle offre que pour l’avoirrefusée. C’était une injure et un affront à Julia, qui aurait puêtre l’élue de M. Crawford. Indépendamment de cela, elle détestaitFanny parce qu’elle l’avait négligée ; et elle aurait voulurefuser une telle élévation à quelqu’un, qu’elle avait toujoursessayé de mortifier.

Sir Thomas lui accorda, en l’occurrence, plus de crédit pour ladiscrétion qu’elle n’en méritait ; et Fanny pouvait le bénirde lui permettre uniquement de voir son déplaisir et non del’entendre.

Lady Bertram prit la chose différemment. Elle avait été unebeauté, toute sa vie, une grande beauté ; et, beauté etrichesse étaient tout ce qui suscitait son respect. De savoir Fannyrecherchée en mariage par un homme fortuné, la relevait, pour cetteraison, très fort dans son estime. Tout en la convainquant de ceque Fanny était très jolie, ce dont elle avait douté auparavant, etqu’elle pouvait être avantageusement mariée, cela lui constituaitune sorte de crédit de citer sa nièce.

— Eh bien, Fanny, dit-elle, aussitôt qu’elles se trouvèrentréunies dans la suite — elle avait éprouvé, réellement comme uneimpatience d’être seule avec elle — et son attitude, en parlant,était extraordinairement animée, eh, bien, Fanny, j’ai eu une trèsagréable surprise ce matin. Il me faut en parler, je l’ai dit à SirThomas, il faut que j’en parle, et alors j’en aurai fini. Je vousfais plaisir, ma chère nièce.

Et la regardant complaisamment elle ajouta :

— Hum, nous sommes certainement une belle famille.

Fanny rougit et hésita d’abord sur ce qu’il fallait dire ;puis, espérant la prendre par son côté faible ellerépondit :

— Ma chère tante, vous ne pouvez pas désirer que j’aie agiautrement que je l’ai fait, j’en suis sûre. Vous ne pouvezsouhaiter me voir mariée, car je vous manquerais, n’est-cepas ? Oui, je suis sûre que je vous manquerais trop pourcela.

— Non, ma chère, je ne penserais pas que vous me manqueriez,lorsqu’une offre comme celle-ci se présente à vous, je pourraistrès bien me passer de vous, si vous étiez mariée à un homme d’uneaussi belle situation que M. Crawford. Et vous devez savoir, Fanny,que c’est le devoir de toute jeune femme d’accepter une offre aussiexceptionnelle que celle-ci.

Ceci fut la seule règle de conduite, le seul conseil que Fannyreçut jamais de sa tante dans l’espace de huit ans et demi et il laréduisit au silence. Elle sentit combien une dispute serait peuprofitable. Si les sentiments de sa tante lui étaient défavorablesrien ne pourrait changer son opinion. Lady Bertram étaitessentiellement bavarde.

— Je veux vous dire, Fanny, dit-elle, je suis sûre qu’il esttombé amoureux de vous au bal. Je suis sûre que le mal a été faitce soir-là. Vous étiez remarquablement bien. Chacun le disait. SirThomas le disait. Et vous savez que vous aviez Chapman pour voushabiller. Je suis heureuse de vous avoir envoyé Chapman. Je dirai àSir Thomas que je suis sûre que c’est arrivé ce soir-là. Etpoursuivant la même charmante pensée elle ajouta bientôt : —Et je vous dirai, Fanny, — ce qui est plus que je n’ai fait pourMaria — la prochaine fois que le chien aura une portée, vous aurezun chien.

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