Mansfield Park

Chapitre 8

 

Si Sir Thomas avait pu voir tous les sentiments de sa nièce,quand elle écrivit sa première lettre à sa tante, il n’aurait pasdésespéré ; car quoiqu’une nuit de bon repos, un matinagréable, l’espoir de revoir bientôt William, et l’étatrelativement tranquille de la maison, du fait que Tom et Charlesétaient en classe, Tom tout à l’exécution de quelque projet, et sonpère à ses flâneries habituelles, lui permissent de s’exprimergaiement au sujet de la maison, elle se rendait cependant biencompte dans son for intérieur que plusieurs ombres avaient étésupprimées au tableau. S’il avait pu voir seulement la moitié de cequ’elle ressentait avant la fin de la semaine, il aurait cru M.Crawford sûr d’elle, et il eût été enchanté de sa propreprévoyance.

Avant la fin de la semaine tout ne fut que désappointement.D’abord William était parti. Le Thrush avait reçu sesordres, le vent avait changé, et il faisait voile moins de quatrejours après avoir atteint Portsmouth ; et pendant ces jours-làelle ne l’avait vu que deux fois, quand il était venu à terre enservice commandé. Il n’y avait eu ni conversations, ni promenadesur les remparts, ni visite au chantier, ni connaissance faite avecle Thrush — rien du tout de ce qu’ils avaient arrangé ouescompté. Tout lui manquait ici, sauf l’affection de William. Sadernière pensée en quittant la maison était pour elle. Il retournavers la porte en disant à sa mère :

— Prenez soin de Fanny, mère. Elle est délicate et pas habituéeà être brusquée comme nous tous. Je vous en adjure, prenez soin deFanny.

William était parti, et la maison où il l’avait laissée était —Fanny ne pouvait pas se cacher le fait — à tous les points de vuepresque exactement le contraire de ce qu’elle aurait pu souhaiter.C’était le séjour du bruit, du désordre, et des inconvenances.Personne n’y était à sa place, rien ne se faisait comme il lefallait. Elle ne pouvait pas respecter ses parents autant qu’ellel’eût espéré. En son père sa confiance n’avait pas été excessive,mais il était plus insoucieux de sa famille, ses habitudes étaientpires, ses manières plus rudes, qu’elle même ne s’y fut attendue.Il ne manquait pas de capacités ; mais il n’avait aucunintérêt, ni aucun savoir en dehors de sa profession ; il nelisait que les journaux et l’annuaire maritime ; il ne parlaitque du chantier, du port, de Spithead et du« Motherbank » ; il jurait et buvait, il était saleet grossier. Elle n’avait jamais pu se souvenir de quelque chosequi s’approchât de la tendresse dans ses rapports antérieurs avecelle-même. Il ne lui avait laissé qu’une impression généraled’homme rude et bruyant ; et maintenant c’était à peine s’ilremarquait sa présence ; encore était-ce pour faire d’ellel’objet d’une plaisanterie grossière.

Sa désillusion, en ce qui concernait sa mère, était plusgrande ; là elle avait espéré plus, et n’avait trouvé presquerien. Tous les plans flatteurs de devenir quelque chose qu’elleavait élaboré échouèrent aussitôt. Mme Price n’était pasdéplaisante ; mais, au lieu de gagner la confiance etl’affection de sa fille, et de lui devenir de plus en plus chère,celle-ci ne trouva jamais en elle plus de gentillesse que cellequelle lui avait montrée le jour de son arrivée. L’instinct de lanature était bientôt satisfait, et les affections de Mme Pricen’avaient pas d’autre source. Son cœur et son temps étaientpleinement remplis ; elle n’avait ni loisirs, ni tendresse àdonner à Fanny. Ses filles n’avaient jamais été grand’chose pourelle. Elle tenait beaucoup à ses fils, surtout à William, maisBetsy était la première de ses filles dont elle eût jamais faitquelque cas. Envers elle, elle était presque inconsidérémentindulgente. William était son orgueil ; Betsy sa chérie ;et John, Richard, Sam, Tom et Charles accaparaient tout le reste desa sollicitude maternelle, tour à tour ses peines et sesconsolations.

Ses jours se passaient dans une sorte d’empressement lent ;tout était toujours actif, sans qu’on avançât, son travail toujoursen retard, de quoi elle se plaignait toujours, sans changer deméthode ; elle voulait être économe sans dispositions nirégularité ; mécontente de ses servantes, mais sans aptitudespour les rendre meilleures, et, qu’elle les aidât, les réprimandât,ou eût de l’indulgence pour elles, ne parvenant jamais à se fairerespecter.

Quant à ses deux sœurs, Mme Price avait de loin plus deressemblance avec Lady Bertram qu’avec Mme Norris. Elle était uneéconome par nécessité, sans les dispositions de Mme Norris, et sansun peu de son activité. Son naturel l’inclinait à la facilité et àl’indolence comme chez Lady Bertram ; et une telle situationd’opulence et d’oisiveté aurait été beaucoup plus appropriée à sescapacités que les efforts et sacrifices que lui avait valus sonimprudent mariage.

Elle aurait pu être une aussi bonne dame de qualité que LadyBertram, mais Mme Norris eût été une plus respectable mère de neufenfants avec des revenus réduits.

Fanny ne pouvait qu’être sensible à tout cela. Elle avait beause faire scrupule d’employer les mots pour le dire, elle ne pouvaitque sentir que sa mère était une personne partiale, aveuglée, unetraînarde, une négligente, qui laissait faire ses enfants et quecette maison était la scène de sa mauvaise administration et desincommodités incessantes qu’elle provoquait, et qui n’avait nitalents, ni conversation, ni affection pour elle-même ; pas decuriosité pour apprendre et aucune inclination pour la société, cequi aurait pu provoquer en elle de tels sentiments.

Fanny était très préoccupée de se rendre utile et de ne passembler dominer son milieu, de quelque façon disqualifiée ouimpropre par son éducation étrangère, à apporter son aide à rendrela maison confortable, et pour cela se mit immédiatement àtravailler pour Sam, et travaillant de grand matin et tard le soir,avec persévérance et diligence, fit tant, que le garçon puts’embarquer enfin avec plus de la moitié de son linge prêt. Ellesentait une vive satisfaction à se rendre utile, mais ne parvenaitpas à s’imaginer ce qu’on eût fait sans elle. Tout, bruyant etarrogant que fût Sam, elle le regretta plutôt quand il s’en alla,car il était ingénieux, intelligent et heureux d’être employé àfaire des commissions en ville ; et quoique dédaignant lesremontrances de Suzanne dans la forme où elles étaient données,pourtant très raisonnables en elles-mêmes, avec une vivacitédéplacée et impuissante, il commençait à être influencé par lesservices de Fanny et son aimable persuasion ; et elle trouvaque le meilleur des trois cadets s’en était allé avec lui, Tom etCharles n’étant pas encore près de cet âge de compréhension et deraison qui pourrait suggérer l’utilité qu’il y a à se faire desamis et à tâcher de se rendre moins désagréable.

Leur sœur désespéra bientôt de faire la moindre impression sureux ; ils étaient absolument indomptables par un quelconquedes moyens qu’elle avait le courage ou le temps d’essayer. Chaqueaprès-midi apportait un retour de leurs jeux volages partout dansla maison ; et elle apprit bientôt à soupirer à l’approche dudemi jour de congé régulier du samedi après-midi.

Betsy, aussi une enfant gâtée, habituée à considérer l’alphabetcomme son plus grand ennemi, abandonnée aux servantes selon son bonplaisir, et puis encouragée à venir rapporter tout le mal possibled’elles, était presque aussi prête à désespérer d’être capable del’aimer ou de l’aider ; et au sujet du caractère de Suzanneelle avait raison d’être sceptique. Ses désaccords continuels avecsa mère, ses disputes inconsidérées avec Tom et Charles, sapétulance avec Betsy, étaient aussi douloureux pour Fanny,quoiqu’elle admît qu’ils étaient souvent provoqués, mais ellecraignait que la disposition qui les portait à un tel degré ne pûtpermettre la moindre tranquillité à ce sujet.

Ainsi était la maison qui devait lui faire oublier Mansfield, etlui apprendre à songer à son cousin Edmond avec des sentimentscalmes.

Au contraire, elle n’allait plus songer qu’à Mansfield, à seschers habitants, ses habitudes heureuses. Toutes les choses duprésent formaient un contraste complet avec le passé. L’élégance,les convenances, la régularité, l’harmonie, et peut-être par dessustout la paix et la tranquillité de Mansfield lui étaient rappeléstous les jours.

La vie au milieu du bruit incessant était pour une complexion etun tempérament délicats et nerveux comme ceux de Fanny, un malqu’aucune augmentation d’élégance ou d’harmonie n’aurait pucompenser. C’était la plus grande misère de toutes. À Mansfield pasde disputes, pas de voix élevées, pas d’éclats soudains, aucunemenace de violence n’était jamais entendue ; tout allait dansun ordre régulier et gai ; chacun y avait son importance selonson rang, les sentiments de tous entraient en ligne de compte. Sijamais la tendresse faisait défaut, les bons sentiments et la bonneéducation la remplaçaient, et quant aux petites noises causéesparfois par tante Norris, elles étaient courtes, c’étaient desvétilles, elles étaient comme une goutte d’eau dans l’océan,comparées au tumulte incessant de sa résidence actuelle. Ici toutle monde était bruyant, chaque voix était forte (à l’exception,peut-être, de celle de sa mère, qui rappelait la douce monotonie decelle de Lady Bertram, mais qui était plus maussade). On criaitpour chaque chose dont on avait besoin et les servantes criaientleurs excuses de la cuisine. Les portes ne faisaient que claquer,l’escalier n’était jamais en repos, rien n’était fait sans bruit,personne ne restait tranquille et personne ne pouvait attirerl’attention quand ils parlaient.

Dans un parallèle entre les deux maisons telles qu’elles luiapparurent avant la fin d’une semaine, Fanny était tentée de leurappliquer la célèbre opinion du Dr. Johnson sur le mariage et lecélibat, et de dire, que quoique Mansfield Park pût avoir quelquespeines, Portsmouth ne pouvait avoir de plaisirs.

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