Mansfield Park

Chapitre 16

 

Cela avait été une réunion misérable, chacun des trois secroyant lui-même le plus malheureux. Madame Norris, cependant étantla plus attachée à Marie, souffrait réellement le plus. Marie étaitsa première favorite, la plus chère de toutes ; le mariageavait été sa propre contrition, elle avait dans le cœur beaucoupd’orgueil et elle l’avouait, et la conclusion à laquelle il étaitarrivé lui ôtait presque toute douleur. Elle avait beaucoup changé,elle était calmée, indifférente à tout ce qui se passait.

Le fait de rester avec sa sœur et son neveu, et d’avoir en mainstoute la maison, avait été un avantage complètement inutile ;elle avait été incapable de diriger ou de commander, ou même de secroire utile. Vraiment touchée par l’affliction, son activités’était éteinte, et ni Lady Bertram, ni Tom n’avaient reçu d’ellele moindre soutien ou essai de soutien. Elle n’avait pas plus faitpour eux qu’ils n’avaient fait l’un pour l’autre. Ils avaient ététous solitaires, sans aide et semblablement tristes ; etmaintenant l’arrivée des autres établissait seulement sasupériorité dans l’affliction. Ses compagnons étaient soulagés,mais il n’y avait rien de bon pour elle. Edmond futpresque aussi bien reçu par son frère que Fanny par sa tante, maisMadame Norris, au lieu d’être réconfortée par l’un ou l’autre, futencore plus irritée par la vue de la personne que, dansl’aveuglement de sa colère, elle aurait désigné comme le démon dudrame : si Fanny avait accepté M. Crawford, ceci ne serait pasarrivé.

Suzanne aussi était un ennemi. Elle n’y prêta attention que parquelques regards montrant de la répulsion, mais elle lui semblaitêtre une espionne, une intruse, et une nièce indigente, et touteschoses des plus odieuses.

Par son autre tante, Suzanne fut reçue avec une calme bonté.Lady Bertram ne pouvait pas lui consacrer beaucoup de temps, oubeaucoup de paroles, mais elle sentait que, étant la sœur deFanny ? elle avait un droit d’être à Mansfield, et elle étaitprête à l’embrasser et à l’aimer ; et Suzanne fut plus quesatisfaite, car elle arrivait sachant parfaitement que rien d’autreque de la mauvaise humeur ne devait être attendu de tanteNorris ; et elle avait une telle provision de bonheur, elle sesentait si forte que c’en était une bénédiction, un remède contrebeaucoup de maux ; il était certain qu’elle eût pu, grâce àcette force, tenir contre l’indifférence qui lui venait des autres.Elle était maintenant laissée beaucoup à elle-même, pour faireconnaissance de la maison et du parc comme elle pouvait, et faisantcela passait ses journées très heureusement, alors que ceux quiauraient pu la guider étaient à l’intérieur, ou complètementoccupés de la personne qu’ils préféraient ; Edmond essayantd’oublier ses propres sentiments dans ses efforts pour soulager sonfrère, et Fanny se dévouant à sa tante Bertram, retournant à chaquetâche ancienne avec plus que l’ancien zèle, et pensant qu’elle nesaurait jamais faire assez pour quelqu’un qui semblait avoir sibesoin d’elle. Parler de toute l’affreuse affaire avec Fanny,parler et se lamenter, étaient toute la consolation de LadyBertram. L’écouter et la supporter et lui faire entendre la voix dela bonté et de la sympathie, était tout ce qu’on pouvait faire pourelle. La réconforter autrement était hors de question. Le casn’admettait aucun réconfort. Lady Bertram n’avait pas la penséeprofonde, mais, guidée par Sir Thomas, elle pensait juste sur tousles points importants ; et elle voyait donc, dans toute cetteénormité, ce qui était arrivé, n’essayant pas de minimiser laculpabilité ou l’infamie.

Ses affections n’étaient pas aiguës, ni son esprit tenace. Aprèsun certain temps, Fanny ne trouva pas impossible de diriger sespensées vers d’autres sujets, et de trouver quelque intérêt dansses occupations habituelles ; mais chaque fois que LadyBertram avait l’attention fixée sur le sujet, elle necomprenait pas très bien. C’était pour elle une disgrâce de ne pluspouvoir arriver avec sa fille à une grande compréhension.

Fanny apprit d’elle toutes les particularités qui étaient venuesà jour. Sa tante n’était pas une narratrice méthodique ; maisavec l’aide de quelques lettres à et de Sir Thomas, et de cequ’elle savait déjà elle-même et pouvait raisonnablement deviner,elle fut bientôt à même de comprendre autant qu’elle le désiraitles circonstances qui accompagnaient l’histoire. Madame Rushworthétait partie, pour les vacances de Pâques, à Twickenham, avec unefamille avec laquelle elle était devenue intime — une famillevivante, d’agréables manières et probablement de moralité et dediscrétion semblables — car M. Crawford avait accès à leur maisonen tout temps. Fanny le savait déjà. M. Rushworth était parti, à cemoment, à Bath, passer quelques jours avec sa mère, et la rameneren ville, et Maria était avec ces amis sans aucune contrainte, mêmesans Julia ; car Julia avait quitté la rue Wimpole deux outrois semaines auparavant, en visite chez quelques relations de SirThomas ; un départ que son père et sa mère étaient maintenantdisposés à attribuer à quelque désir de plaire à M. Yates. Très tôtaprès le retour des Rushworth à la rue Wimpole, Sir Thomas reçutune lettre d’un vieux et grand ami de Londres, qui, entendant etvoyant beaucoup de choses alarmantes de ce côté, écrivait pourrecommander à Sir Thomas de venir à Londres lui-même, et d’employerson influence sur sa fille pour faire cesser une intimité quil’exposait déjà à des remarques déplaisantes, et qui évidemmentinquiétait M. Rushworth.

Sir Thomas se préparait à agir d’après cette lettre, sans encommuniquer la teneur à personne de Mansfield, quand elle futsuivie d’une autre, envoyée par exprès par le même ami, pour lemettre au courant de la situation presque désespérée dans laquellese trouvaient les jeunes gens. Mme Rushworth avait quitté ledomicile conjugal ; M. Rushworth était venu très fâché et endétresse chez lui pour avoir son avis ; M. Harding craignaitqu’il n’y ait eu au moins de très flagrantesindiscrétions. La servante de Mme Rushworth, l’aînée, les menaçaitde façon alarmante. Il faisait tout son possible pour calmer toutle monde, avec l’espoir du retour de Mme Rushworth, mais il étaitsi contrarié à Wimpole Street par l’influence de la mère de M.Rushworth, que l’on pouvait craindre les pires conséquences.

Cette communication épouvantable ne pouvait être tenue secrèteplus longtemps. Sir Thomas partit ; Edmond voulut lesuivre ; et les autres furent laissés dans un état detristesse, inférieur seulement à celui qui suivit la réception deslettres de Londres. Tout avait, alors, été rendu public, sansespoir. La servante de Mme Rushworth, la mère, avait le pouvoir defaire scandale, et supportée par sa maîtresse, n’était pas à fairetaire. Les deux femmes, même dans le temps très court qu’ellesavaient passé ensemble, ne s’étaient pas entendues ; etl’aigreur de la plus âgée envers sa belle-fille avait pu,peut-être, naître presque autant du manque de respect avec lequelon l’avait traitée, que de son affection pour son fils.

Quoi qu’il en soit, elle était ingouvernable. Mais elle eût étémoins obstinée ou aurait eu moins d’influence sur son fils, quiétait toujours guidé par l’avis de son dernier interlocuteur, parla personne qui pouvait lui damer le pion ; une telle penséeavait quelque chose de désespéré, car Mme Rushworth ne réapparutpas, et on avait toute raison de croire qu’elle se cachait quelquepart avec M. Crawford, qui avait quitté la maison de son oncle,comme pour un voyage, le même jour qu’elle était elle-même partie.Sir Thomas, cependant, demeura encore un peu en ville, dansl’espoir de la découvrir, et de l’arracher à sa faute, quoique toutfût perdu au point de vue de l’honneur.

Fanny pouvait à peine penser à son état actuel.

Il n’y avait à ce moment qu’un des enfants de Sir Thomas qui nelui était pas une source de chagrin. Les maux de Tom avaient étéaggravés par le choc de la nouvelle et sa guérison en avait été siretardée que même Lady Bertram avait été frappée par la différence,et ses craintes régulièrement envoyées à son mari ; et lafuite de Julia, le nouveau coup qui le frappa à son arrivée àLondres, quoique sa force ait été atténuée à ce moment, devait,elle le savait, être durement senti. Elle vit qu’il en était ainsi.Ses lettres exprimaient combien il le déplorait.

En toutes circonstances, cela aurait été une alliance mal venuemais qu’elle se fût accomplie si clandestinement, et à un telmoment, mettait les sentiments de Julia dans une lumière des moinsfavorables, et aggravait sérieusement la folie de son choix. Ill’appelait une mauvaise chose, faite de la pire façon, et au piremoment, et quoique Julia fût encore plus excusable que Marie, carla folie n’est pas le vice, il ne pouvait considérer la mesurequ’elle avait prise, que comme l’occasion pour elle d’arriver à desrésultats qui seraient, par après, semblables à ceux de sa sœur.Telle était son opinion des gens auxquels elle s’était jointe.

Fanny le plaignait très fort. Il ne pouvait avoir de consolationque d’Edmond. Tous ses autres enfants devaient lui déchirer lecœur. Son mécontentement envers elle, elle en était sûre,raisonnant autrement que Mme Norris, allait disparaître. Elleserait justifiée. M. Crawford aurait pleinement approuvé saconduite en le refusant, mais ceci, quoique important pourelle-même, serait une mince consolation pour Sir Thomas. Ledéplaisir de son oncle lui était terrible ; mais que pouvaientfaire pour lui son attachement et sa gratitude ? Il ne pouvaits’appuyer que sur Edmond. Elle se trompait, néanmoins, en supposantqu’Edmond ne donnait aucun chagrin à son père à ce moment. Il étaitd’une nature moins vive que les autres ; mais Sir Thomasconsidérait que son bonheur était aussi menacé par l’offense de sasœur et de son ami, puisqu’il devait être ainsi séparé de la femmequ’il poursuivait avec un attachement certain et beaucoup de chancede succès ; et qu’à tous les points de vue, sans sonméprisable frère, elle aurait été un parti convenable. Il savait cequ’Edmond devait souffrir de sa part en plus du reste, quand ilsavaient été en ville ; il avait vu ou deviné sessentiments ; et ayant raison de croire qu’une rencontre avecMlle Crawford avait eu lieu, qui n’avait fait qu’accroître lechagrin d’Edmond, il avait été anxieux à cause de cela et d’autreschoses de l’envoyer hors ville, et l’avait engagé à conduire Fannychez sa tante, en vue de son soulagement et de son bien, autant quedu leur. Fanny n’était pas dans le secret des sentiments de sononcle, Sir Thomas n’était pas dans celui du caractère de MlleCrawford. S’il avait eu connaissance de leur conversation, iln’aurait pas désiré qu’elle lui appartînt, quoique ses vingt millelivres en eussent été quarante.

Qu’Edmond dût être pour toujours séparé de Mlle Crawford nefaisait aucun doute pour Fanny ; et cependant, jusqu’à cequ’elle sut qu’il sentait de même, sa propre conviction étaitinsuffisante. Elle pensait qu’il était du même avis, mais elleaurait voulu en être certaine. S’il voulait maintenant lui parleravec le manque de réserve qu’il lui avait été parfois si pénible desupporter auparavant, cela serait bien consolant ; mais elleconstata que cela ne devait pas être. Elle le voyait rarement —jamais seule — il évitait probablement de se trouver seul avecelle. Que devait-elle en conclure ? Que son jugement sesoumettait à tout ce qu’il y avait d’étrange et d’amer dans cetteaffliction familiale, mais qu’il la ressentait trop vivement pourpouvoir en parler, même un peu. Ceci devait être son état d’esprit.Il s’y soumettait, mais avec une douleur qui l’empêchait d’enparler. Il y avait longtemps que le nom de Mlle Crawford n’étaitplus passé par ses lèvres et qu’elle ne pouvait espérer denouvelles confidences.

Ce fut longtemps. Ils atteignirent Mansfield un jeudiet ce ne fut pas avant le dimanche soir qu’Edmond commença à luiparler de ce sujet. Assis près d’elle ce dimanche soir — undimanche soir pluvieux — le meilleur moment de tous auquel, quandun ami est près de vous, le cœur doit s’ouvrir, et toute chose doitêtre dite — personne d’autre n’était dans la chambre, sauf sa mère,qui, après avoir entendu un sermon pathétique, s’était endormie enpleurant — il était impossible de se taire ; et ainsi, aprèsles préambules habituels, (il est difficile de saisir ce qui vintd’abord), et l’habituelle déclaration que si elle voulait l’écouterquelques minutes, il serait très bref, et ne jugerait plus sa bontécomme avant — elle ne devait pas le craindre — ce serait un sujetentièrement prohibé — il se permit le luxe de raconter lescirconstances et les sensations qui l’intéressaient le plus, àquelqu’un dont il était convaincu d’avoir l’affectueusesympathie.

Comment Fanny l’écouta, avec quelle curiosité et intérêt, quellepeine et quelle délice, comment elle nota l’agitation de sa voix,et comment ses yeux étaient soigneusement fixés sur lui, peut êtreimaginé. Le prologue fut alarmant. Il avait vu Mlle Crawford. Ilavait été invité à la voir. Il avait reçu une note de LadyStornaway, lui demandant de passer ; et considérant cela commela toute dernière rencontre de l’amitié, et mettant de côté tousles sentiments de honte et de misère que la sœur de Crawford devaitressentir, il avait été la voir dans un tel état d’esprit, siadouci, si dévoué, que Fanny crut un moment qu’il fût impossibleque ce soit la dernière fois qu’il la verrait. Mais comme ilcontinuait son récit, ses craintes disparurent. Elle l’avaitrencontré, dit-il, avec un air sérieux — certainement sérieux —même agité ; mais avant qu’il ait pu prononcer une phraseintelligible, elle avait abordé le sujet d’une façon qui, ill’admettait, l’avait choqué. « J’ai su que vous étiez enville, dit-elle. Je voulais vous voir. Parlons de cette tristeaffaire. La folie de nos deux parents peut-elle êtreégalée ? » je ne savais que répondre, mais je crois quemes regards parlaient pour moi. Elle se sentit réprouvée. Commeelle est sensible, parfois ! Avec un regard et une voix plusgraves, elle ajouta alors : « Je n’ai pas l’intention dedéfendre Henry aux dépens de votre sœur. » Elle débuta ainsi,mais ce qu’elle dit ensuite, Fanny, n’est pas convenable — est àpeine convenable à répéter. Je ne puis me souvenir de toutes sesparoles. Je ne voudrais pas m’y arrêter si je le pouvais. Leurcontenu exprimait une grande colère de la folie de chacun d’eux.Elle réprouvait la folie de son frère attiré par une femme qu’iln’avait jamais aimée, et faisant ce qui lui ferait perdre la femmequ’il adorait ; mais encore plus la folie de la pauvre Maria,qui sacrifiait une telle situation, allait dans de tellesdifficultés, dans l’idée qu’elle était vraiment aimée par un hommequi avait manifesté son indifférence depuis longtemps. Pensez ceque j’ai ressenti Entendre la femme que je ne voudrais pasqualifier de folle ! L’entendre si volontairement, silibrement, si froidement ! Aucune répugnance, aucune horreur,aucune féminité — comment dire ? — aucune modestie !Voilà ce que fait le monde. Car oui, Fanny, trouverons-nous unefemme que la nature ait plus richement douée ? Gâtée,gâtée !

Après un peu de réflexion, il continua avec une sorte de calmedésespéré :

— Je vais tout vous dire, et puis en finir pour toujours. Ellen’y voyait que scandale et folie. Le manque de discrétion, deprécaution — son départ pour Richmond alors qu’elle restait tout letemps à Twickenham — se mettre à la discrétion d’une servante —bref, quelle compromission ! Oh, Fanny, c’est cettecompromission et non l’offense qu’elle réprouvait ! C’étaitl’imprudence qui avait mené les choses à une telle extrémité, etobligé son frère à renoncer à des projets plus chers, pour fuiravec elle.

Il s’arrêta.

— Et que pouviez-vous dire ? dit Fanny, se croyant tenue deparler.

— Rien, rien qui puisse être compris ! J’étais comme unhomme étourdi. Elle continua, se mit à parler de vous ; oui,alors elle se mit à parler de vous, regrettant, comme elle pouvaitle faire, une telle perte. Alors elle parla raisonnablement. Maiselle vous a toujours rendu justice. « Il a rejeté, dit-elle,une femme comme il n’en verra plus. Elle l’aurait fixé, ellel’aurait rendu heureux pour toujours. » Ma très chère Fanny,je vous donne, je l’espère, plus de plaisir que de peine par cerappel de ce qui aurait pu être — mais qui ne sera jamais plusmaintenant. Vous ne désirez pas que je me taise ? Si vous ledésirez, donnez-moi un regard, dites un mot, et j’aurai fini.

Ni regard ni mot ne furent donnés.

— Je remercie Dieu ! dit-il. Nous étions tous disposés àêtre étonnés — mais l’on peut voir ici le dessein miséricordieux dela Providence. Elle parla de vous avec haute appréciation et chaudeaffection ; cependant, même ici, il y a un peu de mal ;car au milieu de son discours, elle parvint à s’exclamer :« Pourquoi ne le voulait-elle pas ? Tout est de sa faute.Fille naïve ! Je ne lui pardonnerais jamais. L’eût-elleaccepté, ainsi qu’elle le devait, ils auraient été maintenant surle point de se marier, et Henry aurait été trop heureux et tropoccupé pour désirer autre chose. Il n’aurait pas pris la peine dese raccommoder avec Mme Rushworth à nouveau. Tout se serait terminépar un flirt régulier et des rencontres à Astherton etEveringham. » L’auriez-vous cru possible ? Mais le charmeest rompu. Mes yeux sont ouverts.

— Cruel ! dit Fanny, tout à fait cruel ! À un telmoment donner cours à de la gaîté, et parler légèrement, et àvous ! Cruauté absolue !

— Cruel, dites-vous ? Nous ne sommes pas d’accord. Non, sanature n’est pas cruelle. Je ne pense pas qu’elle voulait meblesser. Le mal est plus profond ; dans son ignorance totale,ne soupçonnant pas qu’il existât de tels sentiments, dans uneperversion de l’esprit qui faisait qu’il était naturel qu’elletraitât ce sujet comme elle l’a fait. Elle parlait seulement commeelle a entendu parler les autres, comme elle imaginait que tout lemonde parlait. Ses défauts ne sont pas des défauts de tempérament.Elle ne causerait pas de peine sans nécessité, et quoique je puisseme tromper, je ne puis m’empêcher de penser que pour moi elleferait beaucoup. Ses défauts sont de principe, Fanny, unedélicatesse émoussée et un esprit corrompu, vicié. Peut-être est-cemieux pour moi, puisque cela me laisse si peu de regrets. Non, cen’est pas ainsi, cependant, je me serais soumis volontiers au grandchagrin de la perdre, plutôt que de devoir penser d’elle comme jele fais. Je le lui ai dit !

— Vraiment ?

— Oui, je le lui ai dit en la quittant.

— Combien de temps avez-vous été ensemble ?

— Vingt-cinq minutes. « Eh bien, continua-t-elle, il nereste plus maintenant qu’à organiser un mariage entre eux. »Elle en parlait, Fanny, avec une voix plus assurée que je ne lepuis. (Il fut obligé de s’arrêter plus d’une fois, comme ilcontinuait) : « Nous devons persuader Henry del’épouser », dit-elle, « et s’il pense à l’honneur, etque j’aie la certitude de le tenir écarté de Fanny, je n’endésespère pas. Il doit renoncer à Fanny. Je ne pense pas que mêmelui puisse maintenant espérer de réussir avec une femme de satrempe, et par conséquent j’espère que nous ne rencontrerons pas dedifficulté insurmontable. Mon influence, qui est grande, se porteratoute dans ce sens ; et, une fois mariée et bien considéréepar sa famille, qui est respectable, votre sœur pourra retrouver, àun certain degré, une place dans la société. Je sais qu’elle nesera pas admise dans certains cercles, mais avec de bons dîners etde grandes réunions, il y aura toujours ceux qui seront heureux defaire sa connaissance ; et il y a, indubitablement, plus deliberté et de candeur à ce sujet qu’auparavant. Ce que jeconseille, c’est que votre père se tienne tranquille. Ne luipermettez pas de gâter sa propre cause en s’en occupant.Persuadez-le de laisser les choses suivre leur cours. Si, par desefforts officieux de sa part, elle est décidée à laisser Henry àlui-même, il y aura beaucoup moins de chance qu’il ne l’épouse quesi elle demeure auprès de lui. Je sais combien il est vraisemblablequ’il se laisse influencer. Laissez Sir Thomas se fier à sonhonneur et à sa compassion, et tout peut se terminer bien ;mais s’il écarte sa fille, ce sera détruire l’influenceprincipale. »

Ayant répété ceci, Edmond était si touché, que Fanny, quil’observait avec une attention silencieuse, mais des plus tendres,fut presque triste que le sujet ait été de nouveau entamé. Il futlongtemps avant de pouvoir parler encore. Enfin :

— Maintenant, Fanny, j’aurai bientôt terminé. Je vous ai faitpart de l’essentiel de tout ce qu’elle m’a dit. Aussitôt que je pusparler, je répondis que je n’avais pas supposé possible, qu’entrantdans cette maison dans un tel état d’esprit, comme je l’avais fait,quelque chose pouvait m’arriver qui me fît souffrir davantage, maisqu’elle m’avait infligé des blessures plus profondes à chacune deses phrases. Que, quoique pendant le cours de nos relations, j’aieété sensible souvent à quelque différence entre nos opinions, surdes points parfois importants, je n’avais jamais imaginé que cettedifférence pût être telle qu’elle le prouvait maintenant. Que lamanière dont elle avait traité le crime affreux commis par sonfrère et ma sœur — qui avait été le plus grand séducteur, je neprétendais pas le dire — mais la manière dont elle parlait du crimemême, lui donnant tous les reproches, sauf le véritable, neconsidérant les mauvaises conséquences de son acte que pour lesbraver ou les supporter par un défi à la décence et une impudencedans le mal ; et, enfin, par dessus tout, nous recommandantune complicité, une compromission, un acquiescement dans lacontinuation du péché, dans la chance d’un mariage qui, pensantcomme je le fais à présent pour son frère, devrait être plutôtempêché qu’encouragé — tout ceci rassemblé atrocement meconvainquit que je ne l’avais jamais comprise auparavant et que, ence qui était de sa pensée, elle avait été une créature de ma propreimagination, et pas la demoiselle Crawford à laquelle j’avais tantpensé pendant les mois derniers. Cela, peut-être, était meilleurpour moi ; j’avais moins à regretter en sacrifiant une amitié,des sentiments, des espoirs qui devaient, de toute façon, m’êtrearrachés maintenant. Et cependant, cela je dois le dire et je leconfesserai, aurais-je pu la rendre telle qu’elle me paraissaitêtre avant, j’aurais préféré infiniment que mon chagrin fût pluslourd de cette séparation, pour pouvoir emporter avec moi le droitde la chérir et de l’estimer. Ceci est ce que je dis — le principal— mais, comme vous pouvez l’imaginer, n’a pas énoncé aussiméthodiquement que je vous l’ai répété. Elle était très étonnée,excessivement étonnée, plus qu’étonnée. Je la vis changer decontenance. Elle devint extrêmement rouge. J’imaginais que jevoyais un mélange de plusieurs sentiments — un grand, un courtconflit — un demi-désir de se rendre à la vérité, unedemi-compréhension de la honte — mais l’habitude, l’habitude eut ledessus. Elle aurait ri si elle avait pu. Elle eut une sorte derire, comme elle répondait : « Une admonestation jolimentbonne, ma parole. Est-ce une partie de votre dernier sermon ?De ce pas vous aurez bientôt réformé tout le monde à Mansfield et àThornton Lacey, et quand je vous entendrai la prochaine fois, celapourrait être en tant que prédicateur célèbre dans quelque sociétéde méthodistes, ou en tant que missionnaire dans les paysétrangers. » Elle essayait de parler d’une façon détachée,mais elle n’était pas aussi détachée qu’elle n’aurait voulu. Je luirépondis seulement que, du fond du cœur, je souhaitais son bien etque j’espérais sincèrement qu’elle apprendrait bientôt à penserplus justement, et qu’elle ne devrait pas la connaissance la plusprécieuse que chacun de nous peut acquérir — la connaissance denous-même et de notre devoir — aux leçons de l’affliction, etimmédiatement je quittais la pièce. J’avais fait quelques pas,Fanny, quand j’entendis la porte s’ouvrir derrière moi :« Monsieur Bertram ! », dit-elle. Je me retournais.« Monsieur Bertram, dit-elle avec un sourire — mais c’était unsourire peu en rapport avec la conversation que nous avions eue, unsourire impudent et enjoué, semblant m’inviter à mener le jeu avecelle : au moins, c’est ainsi qu’il me parut être. Jerésistais ; c’était le moment de résister, et je continuaid’avancer. J’ai depuis — parfois, pour un moment — regretté que jene sois pas retourné en arrière, mais je sais que j’avaisraison ; et telle a été la fin de nos relations ! Etquelles relations ! Comme j’ai été déçu ! Déçu aussi bienpar le frère que par la sœur. Je vous remercie de votre patience,Fanny. Ceci a été un grand soulagement, et maintenant c’estfini.

Et telle était la confiance de Fanny dans ses paroles, que pourcinq minutes elle crut que c’était tout. Alors, cependant, ilrecommença, ou presque, et rien moins que le réveil complet de LadyBertram put mettre une fin à une telle conversation. Ilscontinuèrent de parler de Mlle Crawford seule, et comment elle sel’était attaché, et combien délicieuse la nature l’avait rendue, etcombien excellente elle aurait été, si elle était tombée plus tôten de bonnes mains.

Fanny, maintenant qu’elle pouvait parler ouvertement, se sentitplus que justifiée en montrant son vrai caractère et insinua quel’état de santé de son frère pourrait lui faire souhaiter unepleine réconciliation. Ceci n’était pas une chose agréable à dire.Son esprit résista un certain temps. Il aurait été beaucoup plusplaisant de se la figurer plus désintéressée dans son attachement,mais la vanité d’Edmond n’était pas assez forte pour résisterlongtemps à la raison. Il admit que la maladie de Tom l’avaitinfluencée, se réservant cette pensée consolante, que considéranttoutes ces multiples contradictions, ces habitudes différentes,elle lui avait été certainement plus attachée qu’on aurait pu s’yattendre, et pour son amour avait été plus près de bien faire.

Fanny pensait exactement de même, et ils furent aussi tout àfait du même avis sur l’effet durable, l’impression indélébile,qu’un tel désappointement devait faire dans son esprit. Le temps,sans doute, diminuerait légèrement ses souffrances, mais c’étaitune sorte de chose qu’il ne saurait pas entièrementsurmonter ; et quant à ce qu’il pût jamais rencontrer unefemme qui lui plaise, cela était trop impossible pour être dit.L’amitié de Fanny était tout ce à quoi il pouvait se rattacher.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer