Scène II
Tircis,Philandre
Tircis
Philandre !
Philandre
Qui m’appelle ?
Tircis
Tircis, dont le bonheur au plus haut pointmonté
Ne peut être parfait sans te l’avoirconté.
Philandre
Tu me fais trop d’honneur par cetteconfidence.
Tircis
J’userais envers toi d’une sotte prudence,
Si je faisais dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauraient teceler.
Philandre
En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans toncourage,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point mesurprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assezgrand ;
Rien n’atteint, ce me semble, aux signesqu’ils en donnent.
Tircis
Que fera le sujet, si les signest’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peutsoupçonner.
C’est quand tu l’auras su qu’il faudrat’étonner.
Philandre
Je ne le saurai pas sans marque plusexpresse.
Tircis
Possesseur, autant vaut…
Philandre
De quoi ?
Tircis
D’une maîtresse
Belle, honnête, jolie, et dont l’espritcharmant
De son seul entretien peut ravir unamant ;
En un mot, de Mélite.
Philandre
Il est vrai qu’elle est belle :
Tu n’as pas mal choisi ; mais…
Tircis
Quoi, mais ?
Philandre
T’aime-t-elle ?
Tircis
Cela n’est plus en doute.
Philandre
Et de cœur ?
Tircis
Et de cœur,
Je t’en réponds.
Philandre
Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une minehypocrite.
Tircis
Je ne crains rien de tel du côté deMélite.
Philandre
Écoute, j’en ai vu de toutes lesfaçons ;
J’en ai vu qui semblaient n’être que desglaçons,
Dont le feu retenu par une adroite feinte
S’allumait d’autant plus qu’il souffrait decontrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui, sous le fauxappas
Des preuves d’un amour qui ne les touchaitpas,
Prenaient du passe-temps d’une follejeunesse
Qui se laisse affiner à ces traits desouplesse,
Et pratiquaient sous main d’autresaffections :
Mais j’en ai vu fort peu de qui lespassions
Fussent d’intelligence avec tout levisage.
Tircis
Et de ce petit nombre est celle quim’engage ;
De sa passion je me tiens aussi seur[2]
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.
Philandre
Donc si ton espérance à la fin n’estdéçue,
Ces deux amours auront une pareilleissue ?
Tircis
Si cela n’arrivait, je me tromperais fort.
Philandre
Pour te faire plaisir j’en veux êtred’accord.
Cependant apprends-moi comment elle tetraite,
Et qui te fait juger son ardeur siparfaite.
Tircis
Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits desamants ;
Un coup d’œil, un soupir…
Philandre
Ces faveurs ridicules
Ne servent qu’à duper des âmes tropcrédules.
N’as-tu rien que cela ?
Tircis
Sa parole et sa foi.
Philandre
Encor c’est quelque chose. Achève, etconte-moi
Les petites douceurs, les aimablestendresses
Qu’elle se plaît à joindre à de tellespromesses.
Quelques lettres du moins te daignentconfirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait det’aimer ?
Tircis
Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrstémoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que safoi.
Philandre
Je connais donc quelqu’un plus avancé quetoi.
Tircis
J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rienfeindre,
Ce rival est bien moins à redouter qu’àplaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédainsrigoureux…
Philandre
Je parle de quelque autre un peu moinsmalheureux.
Tircis
Je ne connais que lui qui soupire pourelle.
Philandre
Je ne te tiendrai point plus longtemps encervelle :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beauxdiscours,
Un rival inconnu possède ses amours ;
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres, chaque jour, lui fait don de sonâme.
Tircis
De telles trahisons lui sont trop enhorreur.
Philandre
Je te veux, par pitié, tirer de cetteerreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cettelettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’enpromettre.
Lettre supposée de Mélite à Philandre.
Je commence à m’estimer quelque chose, puisqueje vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne mereprésentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut êtrepour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiezque Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme unerécompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche desuppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.
Philandre
Maintenant qu’en dis-tu ? n’est-ce past’affronter ?
Tircis
Cette lettre en tes mains ne peutm’épouvanter.
Philandre
La raison ?
Tircis
Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pourmoi-même,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaitsamis.
Philandre
Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’estpermis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.
Tircis
On t’en aura donné quelque autre pour merendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.
Philandre
Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’aireçu ;
Et puisqu’il est pour toi…
Tircis
Que ta longueur me tue !
Dépêche.
Philandre
Le voilà que je te restitue.
Autre lettre supposée de Mélite à Philandre.
Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; jele souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plusexactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Aprèscela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble desbelles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leursespérances.
Philandre
Te voilà tout rêveur, cher ami ; par tafoi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore àtoi ?
Tircis
Traître ! c’est donc ainsi que ma sœurméprisée
Sert à ton changement d’un sujet derisée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osantmanquer,
D’un parjure si noir ne fait que semoquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tusubornes
Un amour qui pour moi devait être sansbornes ?
Suis-moi tout de ce pas ; que l’épée à lamain
Un si cruel affront se réparesoudain :
Il faut que pour tous deux ta tête meréponde.
Philandre
Si, pour te voir trompé, tu te déplais aumonde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuillearracher.
Quant à moi, ton trépas me coûterait tropcher.
Tircis
Quoi ! tu crains le duel ?
Philandre
Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur enfuite ;
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix ducombat.
Tircis
Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseraits’exposer.
Philandre
Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puisdisposer,
Mais puisque ta douleur de mes raisonss’irrite,
J’en prendrai, dès ce soir, le congé deMélite.
Adieu.