CHAPITRE LXVII. – LES DÉTOURNEURS ETDÉTOURNEUSES.
La bonne cachette. – Le chaland pressé. – Les mots magiques. –Les préparateurs. – Les boîtes à doubles fonds. – Les pochesclandestines. – L’enfant sur le comptoir. – Une femme qui ne semouche pas du pied. – Avis aux bijoutiers. – Le mendiant. – Leschipeurs de distinction.
Le vol à la détourne est celui qui secommet en faisant des emplettes dans une boutique. Ce vol estpratiqué par des individus des deux sexes ; mais lesdétourneuses sont en général réputées plus habiles que lesdétourneurs. La raison de cette supériorité est tout entière dansla différence du vêtement : les femmes peuvent facilementcacher des objets d’un volume assez considérable. J’ai suivi desdétourneuses qui, ayant entre leurs cuisses une pièce d’étoffe devingt-cinq ou trente aunes, marchaient sans la laisser tomber, etfaisaient ainsi un long trajet sans paraître embarrassées le moinsdu monde.
Voici comment s’y prennent les voleurs etvoleuses à la détourne. Un des personnages de la bande se présentedans un magasin, il demande diverses marchandises qu’il faitdéployer, et tandis qu’il paraît occupé de choisir, un ou deuxaffidés viennent marchander d’autres objets ; ils ont toujourssoin de se faire montrer ce qui est placé dans les casessupérieures et derrière le marchand ; celui-ci se met endevoir de les satisfaire, mais à peine sa vue est-elle distraite,que l’un des voleurs escamote ce qui est à sa convenance, etdisparaît.
Les vols à là détourne sont très fréquents,soit à Paris, soit en province ; il s’en commet un grandnombre aux foires de Saint-Denis, de Beaucaire, de Guibray, deRheims, de Metz et de Montmerle, près de Lyon.
Les détourneuses sont toujours élégammentcostumées, à moins qu’elles ne soient vêtues comme des femmes decampagne ; dans ce cas, leur mise est riche, elles ont cequ’on appelle du beau et du bon : la plupart du temps elles sedisent marchandes.
Le meilleur moyen pour éviter d’être leurdupe, est de ne leur montrer de nouveaux objets qu’après avoirremis en place ceux qui viennent de passer sous leurs yeux. On peutaussi compter ceux que l’on entrepose sur le comptoir. Dans lesmagasins achalandés, il serait bon, quand il y a beaucoup de mondeà servir, que de temps en temps les commis se prissent à dire entreeux : deux sur dix, ou bien encore, allumez lesgonzesses ; il y a mille à parier contre un, qu’entendantces mots, les grinches, qui ont l’ouïe fine, se hâterontde déguerpir.
Les détourneurs et les détourneuses emploienttoutes sortes d’expédients pour parvenir à voler le marchand :d’ordinaire ceux qui remplissent le rôle de préparateurs,disposent à l’avance et mettent à part sur le comptoir les articlesqu’ils désirent s’approprier : dès que tout est prêt, et quele moment est opportun, ils font un signal à leurs affidés qui sontà l’extérieur. Ceux-ci entrent, ils demandent, et sontpressés ; le marchand, pour ne pas laisser échapper la vente,se met en quatre, et pendant qu’il ne sait à qui répondre, lamarchandise file. Les voleurs qui font la mousselineclaire, la dentelle, les foulards ou autres articleslégers et peu volumineux, ont soin de se munir de cartons, enapparence, soigneusement ficelés, mais dont le fond est mobile, cequi donne la facilité d’introduire par-dessous les objets auprèsdesquels ils les posent.
Les détourneuses ont des pelisses ou manteauxdont la doublure forme une poche assez vaste pour contenirplusieurs pièces d’étoffe ; quand elles n’ont pas de manteaux,elles ont des châles d’une ampleur très favorable à leursprojets : les jupons de celles qui sont vêtues en paysannessont de véritables gibecières à secrets et compartiments.
Quelques détourneuses se font accompagnerd’une bonne, qui porte un enfant dont la robe est fort longue. Labonne pose l’enfant sur le comptoir, et enlève avec lui les objetssur lesquels la maîtresse a jeté son dévolu. Des détourneuses d’unordre moins relevé ont des paniers à double fond. J’ai connu unefameuse voleuse de dentelles, la nommée Dumaz, qui, pourdérober, s’y prenait assez singulièrement : on lui montraitdes Malines ou du point d’Angleterre ; en les examinant elletâchait d’en faire tomber une pièce, et si on ne s’en était pasaperçu, avec son pied droit, dont les orteils étaient libres, ellela plaçait adroitement dans son soulier, qui était assez large pourla recevoir : quelquefois, avant que madame Dumaz fut sortie,le marchand réclamait sa pièce ; alors elle demandait à êtrefouillée, on ne songeait pas au soulier recéleur, et comme on netrouvait rien, force était de lui faire des excuses, et de croireque la pièce avait disparu avant son arrivée. Qui diable eûtimaginé qu’il fallait plutôt regarder à ses pieds qu’à sesmains ? le dicton recommande précisément le contraire.
Les bijoutiers sont fort sujets à recevoir lavisite des détourneurs : un nommé Velu, ditHenri, officier de la compagnie franche de Simon, passaitson temps à considérer les bijoux exposés dans leurs montres ;y découvrait-il de ces masses d’anneaux, de ces paquets d’alliancesqui, de coutume, sont accrochés aux tablettes contre la vitreextérieure, il les observait avec attention, et le lendemain il seprésentait pour acheter une bague ; suivant l’usage on luidonnait à choisir, et, tout en faisant mine d’essayer, au grouped’or il substituait un groupe tout pareil ; malheureusementc’était du cuivre. Si le fripon n’eût pas acheté, on auraitsoupçonné la fraude, mais il ne marchandait pas, et payait bien, lecuivre était placé à l’étalage jusqu’à la venue d’un meilleurchaland.
Le nommé Florentin était chez unjoaillier à marchander des brillants sur papier ; un homme seprésente à la porte en demandant l’aumône ; Florentin tire unepièce de monnaie de sa bourse et la lui donne ; la piècetombe, le mendiant se baisse, la ramasse et se retire. Cettecirconstance est à peine remarquée. Le marché conclu, Florentincompte 400 francs, et se fait délivrer une facture. Tout estterminé ; mais au moment de serrer ses paquets, le joaillierreconnaît qu’il lui en manque un de la valeur de 5 à 6,000francs ; on cherche ; le paquet ne se trouve pas ;Florentin dit qu’il ne veut pas sortir sans qu’on l’ait fouillé.Pour ne pas le désobliger, on le fouille, il n’a sur lui quel’acquisition qu’il vient de faire, il est porteur d’excellentspapiers, enfin tout prouve que Florentin est un monsieur comme ilfaut. On le laisse aller : où va-t-il ? rejoindre lemendiant, le nommé Tormel, dit Franz, son affidé, qui,avec la pièce, a ramassé le paquet de diamants que Florentin avaitadroitement fait tomber.
Les marchands, quels qu’ils soient, etnotamment les détaillants, ne sauraient trop se tenir sur le quivive : qu’ils ne perdent pas de vue que, dans Paris, il estdes milliers de voleurs et voleuses à la détourne. Je ne parle icique des voleurs de profession, mais il est aussi des amateurs qui,à l’ombre d’une réputation bien établie, font de petits coups à lasourdine. Il est de fort honnêtes gens, dit-on, qui, sans trop descrupule, se passent gratis la fantaisie d’un livre rare,d’une miniature, d’un camée, d’une mosaïque, d’un manuscrit, d’uneestampe, d’une médaille, ou d’un bijou qui leur plaît ; c’estlà ce que l’on nomme chipeur. Si le chipeur estriche, on ne s’en fâche pas, on dit qu’il est trop au-dessus d’unpareil larcin pour le lui imputer à crime ; s’il est pauvre,on le dénonce au procureur du roi, et on l’envoie aux galères,parce qu’il n’a pas volé sans nécessité ; il faut convenirque, sur l’honnête et le déshonnête, nous avons d’étrangesidées.
