Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXXIII. – LES EMPORTEURS.

 

Les désorientés. – Les curiosités de Paris. – Les deuxlayettes. – L’officieux cicérone. – Le conseiller de l’universitéet le serpent à sonnette.

 

Il est dans Paris des individus que l’on voitdu matin au soir sur la voie publique ; ce sont des promeneurssans but déterminé ; cependant ils se tiennent habituellementdans les rues principales ; on les rencontre aussi trèssouvent dans les lieux de réunions publiques, tels que lesTuileries, le Palais-Royal, le Jardin des Plantes, celui duLuxembourg, le Louvre, le Carrousel ou la place Vendôme à l’heurede la parade, les galeries du Musée, enfin partout où il y a leplus grand nombre d’étrangers et de provinciaux.

Les flâneurs dont je parle sont toujours vêtussinon avec élégance, du moins avec propreté ; on les prendraitpour des négociants ou tout au moins pour des voyageurs ducommerce. Ces messieurs sont associés par trois ; l’un d’euxmarche en avant, et s’il aperçoit un étranger, avec un peu de tactun étranger se reconnaît à la première vue, il l’accoste en lepriant de lui indiquer une rue qu’il a soin de choisir dans lesenvirons du quartier où il se trouve.

L’étranger ne manque pas de répondre qu’iln’est pas de Paris ; alors le filou saisissant la balle aubond, lui dit : « Ni moi non plus, il y a même fortlong-temps que je ne suis venu dans la capitale et je suis toutdésorienté par la multitude des changements qui s’y sontopérés. » Arrivé au coin d’une rue, le désorienté en litl’écriteau. « Ah ! s’écrie-t-il, c’est ici tellerue ! je me reconnais à présent. » Tout en cheminant àcôté de l’étranger, il engage la conversation, la fait tomber surce qu’il y a de curieux à voir dans le moment ; tantôt c’estle Garde-Meuble, tantôt ce sont les appartements du roi ; uneautre fois ce sont des tableaux ou des expériencesintéressantes ; dans un temps c’était le costume du sacre deNapoléon ; plus tard la layette du roi de Rome ; plustard encore celle du duc de Bordeaux ; c’étaient aussi lesOsages ; la girafe, l’ambassadeur d’Alger ; ce sontpeut-être les Chinois. Enfin que ce soit une chose ou une autre, leflâneur va chercher un billet pour la voir, et ce billet étant pourdeux personnes, il offre à l’étranger de l’y faire participer.C’est ou un officier des gardes ou un employé du Château, ou unpersonnage considérable quelconque, qui lui a promis ce billet, etil doit le joindre dans un café des environs où il lui a donnérendez-vous ; il engage en conséquence l’étranger à y veniravec lui ; si l’étranger consent à l’accompagner, à un signalconvenu les deux affidés qui formaient l’arrière-garde prennent lesdevants. Le café n’est pas loin, l’étranger y arrive bientôt avecson conducteur : celui-ci s’approche du comptoir, comme pours’informer si la personne qu’il attend est venue, et tandis qu’ilest censé prendre ce renseignement, il invite l’étranger à monterau billard ; l’instant d’après il y monte aussi, et annonceque la personne ne tardera pas à revenir. « En attendant,dit-il, je demanderai la permission de vous offrir un petitverre ; le petit verre est accepté, et l’on regarde jouer aubillard. L’un des joueurs fait un raccroc, le cicérone lefait remarquer à l’étranger, la partie se continue, et des coupsbaroques se présentent à chaque instant. Le joueur qui doit gagnerfait la bête ; il se soucie, dit-il, de gagner comme deperdre, l’héritage de son oncle fera face à tout ; d’ailleurs,quand il n’y en a plus, il y en a encore ; et il débite cespropos en faisant sonner les écus qu’il a dans sa poche. Un coupsingulier se présente, il s’engage un pari, le ciceroneprend parti, il amène l’étranger à prendre parti avec lui, et si cedernier a la faiblesse de mettre au jeu, son argent est flambé.

L’étranger ne se borne pas toujours à parier,quelquefois saisissant la queue, il veut se mesurer contre celuiqui a l’air d’une mazette, il se pique de le gagner, et plus ils’en pique, plus il est certain d’être plumé ; le prétendumaladroit fait tant de raccrocs, tant de raccrocs, qu’il sortvictorieux de la lutte. Je connais des personnes qui, dans de telsassauts ont perdu jusqu’à trois ou quatre mille francs.

Un conseiller de l’université impériale,M. Salvage de Faverolles, presque octogénaire, y perdit sesdeux montres, une chaîne en or, cent doubles Napoléons et de plusune somme de six cents francs pour laquelle il souscrivit unelettre de change ; il n’avait pas joué, mais en l’intimidanton lui avait fait accroire qu’il avait parié ; soncicérone,qui avait deviné en lui l’ancien médecin etl’amateur d’histoire naturelle, lui avait proposé de le faireassister à des expériences entreprises dans le but de connaîtrequels sont la nature et les effets du venin du serpent à sonnettes.« Eh bien ! ce serpent, quand le verrons nous ?répétait sans cesse M. Salvage. Nous ne tarderons pas,répondait le cicérone, je ne suis pas moins impatient quevous de voir les sonnettes… ; et par les sonnettes, ilentendait l’argent du vieillard.

Les filous qui le rançonnaient ainsi, ont reçule nom d’emporteurs au billard : à mon avènement à la police,le personnel de cette classe de fripons se composait de vingt-cinqà trente individus ; aujourd’hui il s’est réduit des quatrecinquièmes, et cette réduction, j’ose le dire, a été opérée parmoi. Ceux qui exercent encore ne sont pas riches, les autres sesont dispersés à la suite de détentions plus ou moinslongues ; avant moi, les emporteurs au billard n’étaient punisqu’administrativement, c’est-à-dire arbitrairement ; on lesenvoyait quelques mois à Bicêtre et à leur sortie on les faisaitconduire par la gendarmerie dans leur département. Le premier, jeprovoquai contre ces escrocs l’application de l’article 405 duCode ; on jugea que j’avais raison, et tous ceux pris enflagrant délit, furent condamnés à deux ou trois ans de prison.Cette sévérité, jointe à la divulgation des moyens de leurindustrie, a puissamment contribué à en purger la capitale ;les cinq ou six emporteurs que l’on y voit encore, renonceront à cegenre d’existence aussitôt qu’on le voudra… Pourquoi ne le veut-onpas dès à présent ? le chapitre des considérations est là.

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