Chapitre 3
Sur le seuil hermétiquement clos de laCrécelle, une demi-douzaine de badauds stationnaient latempe tendue, avec des profils recueillis que laissait deviner laflamme d’un bec de gaz planté au bord du trottoir. Et le fait estque les coups de gueule de Derouet – ces coups de gueule dont larenommée amenait chaque soir sur Montmartre de longues bandesvadrouilleuses affluant là des quatre extrémités de Paris –transperçaient les épais culs de bouteilles de la porte,enjambaient le trottoir, franchissaient la chaussée, s’en venaientexpirer en appels lointains à l’oreille des voyageurs juchés sur letramway de l’Étoile.
– C’est ici, entrons, dit Lahrier, quis’ouvrait le passage à coups de coude.
Ils entrèrent, et ce fut l’explosion soudained’une amorce de fulminate sous le talon qui la rencontre. Une telleclameur saluait leur apparition qu’ils en demeuraient suffoqués, sedemandant s’ils n’allaient point fuir, échangeant l’anxieux coupd’œil de gens d’esprit rationnel tombés dans une maison de fous.Des voix hurlaient : « Chapeau !Chapeau ! » ; d’autres proféraient on ne sait quoi,des choses qui ressemblaient à des menaces et qu’achevait de rendreinquiétantes un assourdissement de sifflets suraigus et de cris dejars en détresse. Et même temps, trois sous-officiers sonnaientéperdument aux champs.
Plus haut que le fouillis inextricable destêtes, car du même mouvement spontané ils s’étaient dressés surleur banc, on voyait la tache claire de leurs longues capotes,leurs bras levés qui tenaient le sabre, leurs vastes shakosd’ordonnance où un pompon rouge fleurissait. Et ainsi, saouls commedes ânes, ils braillaient en trois tons divers, ceci au grand émoid’un pianiste à gages, qui tentait pourtant de les soutenir et dontles accords insensés se mêlaient aux abois furieux de deux jeuneschiennes secouant leurs queues en panaches parmi les verreries ducomptoir.
– Eh bien ! en voilà unbouzin ! s’exclama le chef du matériel ! C’est inouï, uneboîte pareille !
– Nom de Dieu ! voulez-vous fermerla porte, lança le trombone de Derouet. Faut-il que j’aille vousmettre la tête dans un seau pour que vous vous décidiez ?
Le patron de la Crécelle était deboutsur une table qu’il venait de prendre d’assaut. En des lacs debière répandue, les semelles de ses bottes baignaient, et de lamain, une main blanche et grasse, aux ongles roses de petitmarquis, il faisait tournoyer dans le vide un énorme gourdin dehêtre. Entre le col lâche de sa chemise et les ailes déployées deson feutre, sa belle tête de chouan résolu apparaissait toute bleueaux joues.
Lahrier ouvrait la marche.
– Avançons ! lui jeta à l’oreilleGripothe qui venait derrière lui et commençait à avoir peur. Cegaillard-là serait capable de nous faire marcher à coups detrique.
– Vous en parlez à votre aise, ditLahrier. Enfin, essayons toujours. Quelle cohue !…
Ils firent un pas. Les cris de« Chapeau ! » redoublaient. Ils durent, pour avoirla paix, toucher les bords de leurs coiffures, ce qui détermina un« Ah ! » de soulagement, éternisé en point d’orgue.Ils se hasardèrent alors, se faufilant entre les tables, entrant debiais dans l’encaquement compact des consommateurs.
Derouet criait :
– Place aux miteux !… Serrez-vousdonc un peu, là-bas, vous n’êtes que quinze sur le banc.
Heureusement, un couple s’était levé. Deuxchaises libres ! Ils s’en emparèrent en hâte et se lespartagèrent fesse à fesse, mais Bourdon s’étant plaint qu’il étaittrop serré eut la joie de s’entendre huer bruyamment, tandis queDerouet, dédaigneux, lançait à son garçon Maxime :
– Maxime, vous me donnerez un galopind’honneur au compte du gros laquépem qui élève desréclamations.
– Boum ! fit Maxime.
Intrigué :
– Le gros laquépem, c’estmoi ? demanda à Lahrier Bourdon.
– Oui.
– Et pourquoi donclaquépem ?
– C’est de l’argot de boucher. Ça veutdire « paquet ».
– Paquet !…
– Hélas, oui. Et puis un conseil enpassant. Inutile de regimber, ou alors gare les galopins !…Vingt et un sous le bock, je vous préviens.
– Fichtre !…
Les ronds-de-cuir s’amusaient follement,riaient en silence à cet étroit coin de cabanon où tout, depuis lachemise écarlate du patron jusqu’au mirliton gigantesque quemaintenait au plafond un fil imperceptible, semblait unretentissant défi éructé au nez du bon sens. Ils le trouvaientdrôle, ce boui-boui, et, en somme, il y avait de ça. Le long desmurs, dont des tapisseries en loques masquaient le plâtre entreleurs trous, des bassinoires et des plats à barbe couraient, mêlésà des guitares sans cordes, à des cadres sans toiles, à des toilessans cadres ; auprès d’un soleil fantaisiste, fait d’un pot denuit à son centre et d’un inégal rayonnement de haches d’abordageet de chibouks tunisiens, un grand portrait peint, de Derouet, lemontrait en soldat du 113e de ligne, riant, dégustant unquart de vin sur un fond clair de paysage. Il n’était pas jusqu’àun gros chérubin de cuivre qui ne priât dévotement, agenouillé surle piano, les ailes au dos et les mains jointes ! Et toutcela, aperçu parmi la houle des têtes, distingué à travers unpaquet de fumée comme un fond de mer artificiel à travers la vitrebrouillassée d’un aquarium souterrain, faisait naître en leuresprit l’idée d’un capharnaüm de bric-à-brac, où on eût vendu detout, même de la chair humaine. Ils achevèrent de s’épanouirlorsque Derouet, les poings aux hanches, annonça qu’il allaitchanter : À Courcelles.
Immédiatement, un silence imposant se fit.
Il semblait, quand Derouet chantait, que saclientèle communiât. À Courcelles était la derrièreproduction de ce cabaretier poète. Coulée dans le même moule où,depuis quelques mois, il en avait coulé tant d’autres, elle avaitdéjà fait son chemin, émigré de l’autre côté de l’eau, jusqu’en leséquivoques sous-sols des brasseries de la rue Monsieur-le-Prince.Aussi bien ne le cédait-elle à ses aînées en saveur ni enpittoresque, écrite avec la même fougue, la même crapulerie voulue,non exempte d’art, qui avaient fait le succès d’À Javel,d’À Charonne, d’À la Santé.
– À Courcelles ! répétaDerouet, le bâton plongé en la poche. Et vous autres, tas decochons, tâchez de brailler en mesure !
Des protestations s’élevèrent. Il les relevacomme il convenait :
– Fermez vos gueules ! Silence auxpersonnes du Faubourg ! Y en a, ici, qui sont venues deGrenelle en carrosse, tout exprès pour se faire traiter decharognes. Regardez-moi plutôt, là-bas, l’ambassadrice deMachin-Chose, avec son michet, et son macque. Va donc, vieillevache !
Ainsi parla ce philosophe, qui, simplement, serésuma :
– De la saloperie, tout ça !…Donnez-moi le ton, monsieur Honoré, en fa dièse.
M. Honoré préluda. Derouet toussa pour sefaire le creux et commença, d’une voix dont il exagéraitsystématiquement les intonations naturellement canailles :
À caus’que j’suis pas ben giron
Et q’j’ai les patt’s comme un héron,
On m’appell’bébé vermicelle
À Courcelle,
hurla l’assemblée avec un touchantunisson.
– Allons c’est pas mal, y a del’ensemble, daigna déclarer Derouet. Vous n’êtes pas si saouls quevous en avez l’air.
– Hoû !… hurla le chœur.
L’acteur d’À Courcellespoursuivit :
L’été, bâché dans les terrains,
J’écoute les machin’s des trains
Meugler des not’s de violoncelle
À Courcelle.
Il attaquait le troisième couplet :
J’réchauff, l’hiver, mes paturons
À la brais’des marchands d’marrons,
quand un farceur de l’extérieur fit jouer lebec-de-cane de la porte et, par l’entrebâillement, jeta en plaintelugubre :
– Tonneaux !… Tonneaux !…Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ?
Derouet impassible continua :
J’dégel’mes doigts sous mon aisselle
À Courcelle.
J’m’pay’du foi’cuit chez l’tripier,
Que j’boulott’su’des bouts d’papier ;
On n’est pas fort su’la vaisselle
À Courcelle.
Quand mon grimpant n’a pas d’boutons…
– Tonneaux ! Tonneaux !Tonneaux ! réitéra le braillard du dehors en rouvrant d’unviolent coup de poing la porte que Maxime tout à l’heure lui étaitvenu repousser sur le nez.
Derouet, que laissait froid cette scieimbécile, n’eut même pas un haussement d’épaule. Il dit simplement,avec le plus grand calme :
– Il commence à nous embêter, le marchandde tonneaux. Je vais aller lui botter les fesses, on va voir si çava traîner.
Puis, au milieu d’acclamations enthousiastessaluant cette déclaration, il acheva sans avoir perdu le ton ni lamesure :
Et qu’y tomb’su’mes ripatons,
J’le rattache avec une ficelle…
À Courcelle !
Il annonçait :« Moralité !… », mais, au même instant, le bâtonhaut, la nuque renversée en arrière dans l’attitude ensemblehéroïque et canaille du maréchal Ney au carrefour del’Observatoire :
– À nous, messieurs ! cria-t-il.
Toute une smala, chantant laPomponnette, entrait ; des hommes, des femmes, desfilles du Coucou, du Coq-Hardy, du Tir-Cul, enlevées telles quelleset fourrées de force dans des fiacres, avec leurs tabliers et leurssacoches de peluche. Elles riaient encore à chaudes larmes deschatouillades de la route, et cette entrée à sensation déchaîna unretour de tempête. De nouveau la maison s’emplit de rugissements,de nouveau un bond effaré amena de pair sur le comptoir les deuxchiennes qui étaient reparties ronfler dessous ; de nouveaules sergents-majors, un peu plus ivres à eux seuls que tout lereste de l’assemblée, surgirent au-dessus de la foule, dardant despointes nues de leurs sabres une constellation de vieillesassiettes adossées aux solives énormes du plafond et cuites à cepoint par le gaz qu’on les eût pu croire vernies de caramel. Lemonôme s’allongeait toujours. Le chef de file, un grand diable àbarbe de fleuve, que pénétrait l’importance de son rôle, finit paraller tamponner le mur de fond de son nez qu’un binocle d’écaillechevauchait. Il ne s’en émut pas ; il commanda« Patrouille ! » et toute la bande, gravement, semit à marquer le pas sur place, au rythme nettement arrêté del’interminable Pomponnette :
Pendant qu’il partira
Que son voisin s’apprête.
Pendant qu’il s’apprêt’ra
Chantons la Pomponnette,
La Pom-
ponnette,
La Pom-
ponnette,
Il filera.
Ah ! que le bougre a bien filé !
À son voisin de r’commencer.
Le roulis des chapeaux balancés de droite àgauche battait une mesure régulière ; en même temps les poingsserrés frappaient les cuisses et cela rendait à s’y m’éprendre lepas sonore des dragons attardés qui regagnent le quartier, la nuit,par les rues noires de la province.
Derouet, lui, sur ce chapelet de têtes qu’ildominait, déversait des bénédictions.
Il disait :
– Vous v’la, eh ! salauds ! tasde cochons, qu’est-ce que vous venez foute ici ? Quel salemonde ! R’garde-moi ces gueules de miteux ! Maxime,fourrez-moi tout ça à l’Institut.
Il désignait ainsi une façon de boyau situé encontre-haut de la salle principale et où s’en écoulait letrop-plein. On y tenait bien huit, en se serrant : les miteuxs’y logèrent à quinze ! Le reste se casa où il put, les femmessur les genoux des hommes et les hommes au petit bonheur, au hasarddes angles de tables et des bouts de bancs restés libres. Il en futdeux qui, faute de mieux, s’allèrent blottir sous le manteau d’unevaste cheminée Renaissance dont on avait enlevé les chenets.
Alors l’enthousiasme de Bourdon déborda. Maisoù il ne connut plus de limite, ce fut quand dans le noir de laporte, ouverte sur la nuit du boulevard, eut apparu la tête effaréed’un cheval, maigre rosse que venait d’enlever la bande auxbrancards de son sapin ! Il en mugit de joie. Il se dressa sursa chaise pour mieux voir et posa sa semelle sur le bord de latable pour soutenir son équilibre. Son équilibre !… Fataleidée ! La table y laissa immédiatement le sien, et, en moinsde temps qu’il n’en faut pour le dire, ce fut l’écroulement généralet de la table, et de la chaise, et de Bourdon, le tout dans uncharivari de verres cassés et de bouteilles culbutées, tombéespêle-mêle des hauteurs d’une étagère à laquelle le chef du matérielavait tenté de se retenir.
Derouet criait :
– Bougre de fourneau !… Qu’est-cequ’il fout ?… V’là qu’y casse ma boutique, maintenant !Il la paiera ! Il la paiera !… Maxime, vous allez fairele compte, et s’il ne casque pas, les flics !
– Boum !
Il y en avait pour cinquante-six francs.Bourdon dut s’exécuter : il le fit en galant homme, pensantd’ailleurs en soi :
– Je m’en fiche. L’enterrement était auxfrais de l’Administration ; je compterai deux voitures dedeuil en plus.
FIN.