Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 1

 

 

– Eh ! voici notre jeunecollègue ! dit aimablement le père Soupe que la brusque entréede Lahrier venait d’éveiller en sursaut.

– Bonjour, bonjour, fit Lahrier.

Du premier coup d’œil il avait aperçu, bienmis en vue sur l’amoncellement des affaires à traiter qui noyaientsa table de travail, un pli cacheté, couleur vert d’eau ; etil se hâtait, intrigué, goûtant à recevoir des lettres une anxiétédélicieuse.

D’un coup de doigt, sans prendre le temps des’asseoir, il fit éclater l’enveloppe.

Il lut :

Mon René chéri,

Ne va pas demain au ministère ; je mesuis faite libre et je t’irai voir.

Reste au dodo, à m’attendre ; jeserai chez toi sur les une heure.

Je t’embrasse les yeux, la bouche, lamoustache et le bout du nez.

Ta

Tata.

Tata, c’était Gabrielle. Par quellesinterventions de prodigieux avatars, de lentes transformations, denuances insensibles, Gabrielle peu à peu était devenue Tata ?mystère, et éternel assoiffement de câlinerie des amoureux demeuréstrès enfants.

Lahrier eut un geste désolé :

– La la ! la la ! la la !la la ! la la !

Tout de suite le père Soupe intervint, sacuriosité naturelle éveillée.

Légèrement, au-dessus de la galette de cuirqui le couronnait à rebours, il souleva son fond deculotte :

– Une contrariété ?demanda-t-il.

Le père Soupe était un vieux à lunettes, dequi l’édentement peu à peu avait avalé les minces lèvres. Sur saface luisante, comme vernie, ses sourcils broussailleux débordaienten auvents, et des milliers de filets sanguins se jouaient sur lafraîcheur caduque de ses joues, y serpentaient à fleur de peau avecle grouillement confus d’une potée de vers de vase.

Stupide, de cette stupidité hurlante quiexaspère à l’égal d’une insulte, il passait les trois quarts dutemps à faire la sieste en son fauteuil, le reste à ricaner toutseul sans que l’on pût savoir pourquoi, à se frotter les mains, àpouffer bruyamment, la tête secouée des hochements approbatifs d’unpetit gâteux content de vivre. Et quand Lahrier, crispé,l’interrogeait sur le mystère de cette gaîté intempestive, ilébauchait un geste vague, le geste de l’homme qui secomprend ; un lent aller et retour de ses doigts de squeletteséchait ses yeux baignés de larmes, en sorte que c’était vraiment àprendre une trique et à taper dessus jusqu’à ce qu’ils’expliquât.

Lequel des deux, de l’employé ou du bureau,était le fruit naturel de l’autre, sa sécrétion obligée ?c’est ce qu’on n’eût su préciser. Le fait est qu’ils secomplétaient mutuellement, qu’ils se faisaient valoir parréciprocité, étant au même titre sordides et misérables. Les tacheshuileuses qu’ils se repassaient depuis des années semblaient lescaractéristiques de leur étroite parenté, et si l’un fleuraitl’âcreté des paperasses empoussiérées, l’autre exhalait l’odeuratroce des vieux chastes, doucereuse, écœurante, qui est comme lerelent de leurs virginités rancies.

Certes, René Lahrier n’aimait guère le bureau,mais plus encore il exécrait le père Soupe, tenant sa société pouraggravation de peine. Il était de ces êtres tout nerfs, chez quil’agacement a vite dégénéré en animosité haineuse. Soupe n’avaitpas ouvert la bouche que déjà il l’assourdissait de ses rappels ausilence, les poings clos, malade d’exaspération devant même que leschandelles fussent allumées. La passivité épeurée du bonhommel’excitant, il en était venu à ne plus voir en lui qu’une loquebureaucratique, au long de laquelle, volontiers, il eût essuyé sessemelles. Il s’en était fait un joujou ; il se divertissait àl’ahurir d’injures, de scies empruntées au répertoire varié desrapins de la place Pigalle. Il scandalisait ses pudeurs,bouleversait de théories extravagantes sa foi aveugle de vieilingénu, tant que le pauvre homme, parfois, aimait mieux lui céderla place, déserter son cher bureau, et jusqu’au soir s’en allertraîner par les rues, désorienté, hébété, amputé de seshabitudes.

Aussi bien ces petites scènes de famille netiraient-elles point à conséquence ; Soupe avait courte larancune s’il avait l’irritation lente, et le soleil du lendemain leretrouvait fidèle au poste, rasséréné, rasé de frais, satisfait delui et des autres. Entre les trous de sa cervelle les mauvaissouvenirs passaient sans laisser trace, comme passe de l’eau àtravers un tamis.

Lahrier, cependant, était demeuré debout, lesmains aux hanches, questionnant une fente du plancher. Soudain illeva la tête.

Soupe, en effet, entêté à obtenir une réponse,insistait, le lardait tout vif d’une obsession delitanies :

– Une contrariété ? Hein ?Hein ? Dites, hein, une contrariété ? Hein, dites ;hein, dites ; hein, dites ; hein, hein ?

Très calme, il demanda :

– Ah çà ! vous n’avez pas bientôtfini de faire le phoque ? En voilà un vieuxlavement !

– Comment… comment !… dit le pèreSoupe.

Il continua :

– Évidemment ! Vous m’embêtez avecvos « Hein ». Et puis d’abord ce n’est pas votre affaires’il m’arrive une contrariété. Est-ce que je vous demande lacouleur de vos bas, moi ? Non, n’est-ce pas ? Alors dequoi vous mêlez-vous ? Vous êtes un goujat, mon cher.

– Un goujat !…

Au mot de goujat les mâchoires entrouvertes duvieux se resserrèrent puis se rentrouvrirent puis se resserrèrentencore une fois, secouées des tressautements d’agonie d’un râtelierqui se démantibule. Ses mains un instant soulevées en appelèrent auMaître de tout.

Il suffoquait.

– S’il est permis !… Parler ainsi àun homme de mon âge !

– Homme de votre âge, fermez ça !cria l’autre. Fermez ça, ou, parole d’honneur, je jette quelquechose dedans ; un encrier, une savate, la première chose venuequi me tombe sous la main. Vous m’agacez, homme de votre âge !Vous avez le don de me porter sur les nerfs à un point que je nesaurais dire. Donc, fichez-moi la paix et que ça ne traîne pas. Jene suis pas à la rigolade aujourd’hui, je vous en préviens.

Sec et digne :

– Ça se voit, dit Soupe.

Mais Lahrier :

– Assez ! assez donc ! La levéeest faite, je vous dis.

Et il changea de ton pour crier :« C’est bon, oui ! » au conciliant Letondu, lequeljetait l’apaisement à coups de pied dans la cloison. Soupe, maté,ne répliqua plus ; il dut se borner à épancher son fiel en unsoliloque navré et imprécis.

Lahrier, lui, s’était assis. Du stock desaffaires en retard il avait dégagé, pour l’amener à soi, le dossierdu legs Broutesapin, et il commença de l’expédier :

Monsieur le président du Conseild’État,

J’ai l’honneur de signaler à la section del’Instruction publique et des Beaux-Arts l’intérêt tout particulierqui s’attacherait à ce qu’il soit statué dans le plus bref délaisur le legs fait par la dame veuve Broutesapin à la fabrique del’église succursale d’Oiselle, consistant en une Mort de saintMédard, attribuée à Tiepolo et estimée quarantefrancs…

Il avait une calligraphie à lui, une bâtardefantaisiste, pétaradante d’enjolivements et d’arabesques, à la foissuperbe et illisible. Et tandis que les pages noircissaient à vued’œil sous le galop précipité de sa main, sa pensée aussi galopait,le ramenait à Gabrielle qui, décidément, commençait à tenir dans savie une place un peu plus grande, peut-être, qu’il n’eût été àsouhaiter.

Il la revoyait telle qu’elle était, toutemignonne et casquée de clair, point jolie, certes, mais à coup sûrbien plus que cela, avec son nez troussé d’une chiquenaude et sonéternel sourire de petite Parisienne bavarde et mauvaise langue.L’épaisse ligne de ses sourcils lui coupait en deux le visage,d’une barre touffue et jalouse ; sous son menton, une ombre depotelé se formait, qui se noyait en l’ombre du col, s’allait perdreau diable vauvert, en d’autres ombres plus épaisses…

Brusquement un coup de fouet le cingla, lesang lui monta au visage ; car voici qu’il l’avait vue nue,que de ses mains, une fois encore, il l’avait tenue au bord du lit– ramené un mois en arrière, au soir inoubliable de la premièrepossession. Sous le flot des jupes troussées dont il lui cachait lafigure comme par jeu, il avait entendu ses cris effarouchés mêlésde rires étouffés et de défis ; il avait eu l’affolante visiondes dessous tout à coup aperçus, des lingeries où courent desrubans bleu pâle ; et des petits pieds qui battent l’air, etdes petites mules qui les coiffent, et des longs, des très longsbas noirs, qui grimpent à l’assaut des jambes fines, escaladent lesgenoux, se faufilent sournois par l’étranglement des tuyautés.

C’était ainsi qu’il l’avait conquise, eneffet, après une courte comédie de défense à laquelle rien n’avaitmanqué : ni, avant, les rodomontades d’une rouée qui joue lagamine et feint de ne pas prendre les choses au sérieux ; ni,pendant, les supplications, les appels au mari absent, les bras quirepoussent sans force ; ni, après, les faux désespoirs, lesgrands mots, la scène des larmes qui ne veulent pas venir et del’œil consterné qui contemple l’abîme avec une dernière langueur dejouissance sous les cils.

– Cré nom ! fit-il, à mi-voix.

Il déposa sa plume, roula une cigarette,tâchant à se changer le cours des idées.

À ce moment :

– Trois heures ! annonça le pèreSoupe qui avait les belles digestions des gens de conscienceimmaculée ; je vais aller faire mes petits besoins.

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