Un mariage polaire – Au Pôle Nord, chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 14

Chapitre 16LA BELLE JARDINIÈRE AU PÔLE NORD

 

M d’Ussonville était bien né pour les grandesdes expéditions.

Il avait le génie de la prévision.

Il s’était dit que le personnel des hôtelspolaires, jouissant à l’intérieur d’une température régulière deseize à dix-huit degrés, d’autant et plus extérieurement pendantquatre mois d’été, ne supporterait le costume esquimau que pendantl’hiver et à l’air extérieur.

Donc il avait voulu avoir des costumes derechange pour son monde et même pour ses hôtes, hommes etfemmes.

Pour les femmes, il s’était adressé au BonMarché et y avait commandé quatre assortiments biencomplets.

Pour les hommes, il avait donné la préférenceà la Belle-Jardinière.

D’autre part, il avait engagé deux tailleurs,un contre-maître habile et un ouvrier, pour les retouches et même,au besoin, pour les confections.

Ces tailleurs devaient aller d’un hôtel àl’autre, se mettre à la disposition du personnel et des hôtes pourréparations et fabrication.

Drap, coutil, toile de coton, etc., formaientun dépôt dans chaque hôtel.

Œil-de-Lynx trouva chez Santarelli le maîtretailleur.

– Eh bien, lui dit le capitaine corse, lecommandant vous a parlé ?

– Oui capitaine.

» Il m’a dit de venir te trouver.

– Si je ne me trompe, vous êtesaccepté comme monsieur blanc.

– Oui, capitaine.

– Alors, vous ne devez plus tutoyer personne,ni vous laisser tutoyer.

Le Sioux grava cette leçon en sa tête.

– C’est vrai, dit-il.

» Les messieurs blancs disentvous.

Santarelli au tailleur :

– Prenez la mesure de monsieur.

Sur ce mot, Œil-de-Lynx se rengorgea et ilchercha à se grandir d’un pouce.

– Ne vous tenez pas raide ! dit letailleur.

» Ne gonflez pas votre poitrine.

» Restez naturel.

Et il prit ses mesures.

Après quoi, il donna à son aide le carnet surlequel il les avait inscrites, et, après certaines explications, illui dit :

– Allez au magasin.

» Vous rapporterez ce qui se rapprocherale plus de ces mesures.

» Plutôt plus grand !

» On retoucherait.

L’aide revint.

Il avait trouvé des mesures exactes ; laBelle-Jardinière est certainement de tous les magasins de Paris,celui où l’on combine le mieux les mensurations.

Le système en est excellent.

Quant à la solidité des étoffes, elle estproverbiale.

Le tailleur habilla le Sioux.

Tout lui allait bien.

Mais, quand il s’agit de la coiffure, ce futtoute une affaire.

Il voulait mettre le chapeau de feutrepar-dessus ses plumes d’aigle.

Il refusait de faire couper ses cheveux sinoirs et si longs.

Santarelli avait appelé un matelot qui étaitle perruquier des équipages.

Celui-ci attendait, les ciseaux en main, lepeignoir sur le bras.

Enfin, Santarelli trouva un argument décisifet il en écrasa la résistance du Peau-Rouge comme on écrase unepierre d’un coup de masse.

– Tu as vu des loups ? lui dit-il.

– Oui !

– Des jaguars ?

– Oui.

– Des renards ?

– Oui.

– Ont-ils des cornes sur la tête.

– Non.

– Que dirais-tu, si tu voyais un jaguar ayantdes cornes.

– Je dirais que ce n’est pas un jaguar.

– Si tu gardes tes cheveux, tes plumes, tacoiffure indienne, on dira que tu n’es pas un monsieurblanc.

Œil-de-Lynx se livra tout aussitôt aucoiffeur.

En vingt minutes, toute sa tignassetomba ; le coiffeur lui fit une friction, puis Œil-de-Lynx seleva.

Alors le tailleur lui présenta un chapeau mou,mais Œil-de-Lynx dit :

– J’ai une autre chose.

» Un jour de fête, Nilson, le directeurdu fort de l’embouchure de Mackensie, avait un autre chapeau quecelui-là.

Il prit le carnet du tailleur, son crayon etdessina un chapeau haute forme.

– Ah ! dit le tailleur, nous en avonsquelques-uns.

» Mais il n’y aura pas beaucoup dechoix.

Il prit le tour de la tête du Sioux et ledonna à son aide.

– Petite tête ! dit-il.

» Rapporte ce que tu trouveras de pluspetit.

Œil-de-Lynx était un grand bel homme à têtelongue, en pain de sucre, mais développée en largeur.

Le commis revint avec un chapeau trop large,mais le tailleur le bourra de bandes de papier entre la bordure etl’intérieur et il en coiffa le Sioux.

L’effet était assez comique ; maisŒil-de-Lynx se trouva très bien.

Mais il lui manquait quelque chose.

– Et ça ? fit-il.

Il fit comme s’il donnait des coups avec unecanne.

– Ah ! dit Santarelli, il veut unstick ; mais nous n’en avons pas.

» On lui en fera faire un.

Sur cette promesse, le Sioux alla se promenerdans le camp.

Il fit sensation.

Tout le monde le complimenta.

Il rendit visite à mistress Morton.

Comme il gardait son chapeau sur sa tête, lavieille anglaise lui donna une première et verte leçon depolitesse.

Puis elle lui déclara que son chapeau étaitridicule et lui en fit chercher un autre de forme moinscérémonieuse.

Puis elle refit le nœud de sa cravate et luidonna un mouchoir.

On avait oublié ce détail.

Et, pendant une heure, elle assomma ce pauvreSioux de ses observations.

– Voyons, comment saluez-vous ?

Le Sioux de saluer.

– Non !

» Pas comme ça.

Et, se mettant le chapeau sur la tête, ellefit un salut cérémonieux.

Et il fallut que le Sioux le recommençât aumoins dix fois.

Toujours quelque chose à reprendre.

Ainsi, une heure durant, je l’ai dit, decivilité puérile et honnête.

Ah ! il lui en devait coûter, au Sioux,pour devenir un monsieur blanc.

Jamais la patience de cet homme ne se lassa,jamais.

Il trouvait qu’elle ne lui en apprenait pasassez !

Et il ne la quitta qu’à regret.

Il fit des confidences à ses amis.

– C’est effrayant, leur disait-il, ce qu’ilfaut savoir pour devenir un monsieur blanc.

Mais rien ne lui coûta pour se transformer enparfait gentleman.

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