Une Fille du Régent

Chapitre 3LE RAT ET LA SOURIS

Le carrosse s’était arrêté dans le faubourg Saint-Antoine,devant une maison masquée par un grand mur derrière lequelmontaient plusieurs peupliers, comme pour cacher cette maison auxmurs eux-mêmes.

– Tiens ! dit le régent, c’est de ce côté, ce mesemble, que se trouve la petite maison de Nocé.

– Justement ; monseigneur a bonne mémoire. Je la luiai empruntée pour cette nuit.

– Et as-tu bien fait les choses, au moins, Dubois ? lesouper est-il digne d’un prince du sang ?

– Je l’ai commandé moi-même. Ah ! monsieur Louis nemanquera de rien : il est servi par les laquais de son père,il est traité par le cuisinier de son père, il fait l’amour àla…

– À la quoi ?…

– Vous le verrez vous-même, il faut bien que je vous laisseune surprise, que diable !

– Et les vins ?

– Des vins de votre propre cave, monseigneur ;j’espère que ces liqueurs de famille empêcheront le sang de mentir,car il ment depuis trop longtemps déjà.

– Tu n’as pas eu tant de peine à faire parler le mien,n’est-ce pas, corrupteur.

– Je suis éloquent, monseigneur ; mais il fautconvenir que vous étiez tendre. Entrons.

– Tu as donc la clef ?

– Pardieu !

Et Dubois tira de sa poche une clef qu’il fourra discrètementdans la serrure ; la porte tourna sans bruit sur ses gonds, etse referma sur le duc et sur son ministre sans avoir poussé lemoindre cri ; c’était une véritable porte de petite maison,connaissant son devoir vis-à-vis des grands seigneurs qui luifaisaient l’honneur de franchir son seuil.

On vit aux persiennes fermées quelques reflets de lumière, etles laquais en sentinelle dans le vestibule apprirent aux illustresvisiteurs que la fête était commencée.

– Tu triomphes, l’abbé ! dit le régent.

– Plaçons-nous vite, monseigneur, répondit Dubois, j’avoueque j’ai hâte de voir comment monsieur Louis s’en tire.

– Et moi aussi, dit le régent.

– Alors suivez-moi, et pas un mot.

Le régent suivit en silence Dubois dans un cabinet qui, par unegrande ouverture cintrée, communiquait avec la salle àmanger : cette ouverture était remplie de fleurs, à traversles tiges desquelles on pouvait parfaitement voir et entendre lesconvives.

– Ah ! ah ! dit le régent en reconnaissant lecabinet, je suis en pays de connaissance.

– Plus que vous ne croyez, monseigneur ; maisn’oubliez pas que, quelque chose que vous voyiez ou que vousentendiez, il faut vous taire, ou du moins parler bas.

– Sois tranquille.

Tous deux s’approchèrent de l’ouverture qui donnait sur la salledu festin, s’agenouillèrent sur un canapé et écartèrent les fleurspour ne rien perdre de ce qui allait se passer.

Le fils du régent, âgé de quinze ans et demi, était assis dansun fauteuil et faisait justement face à son père ; de l’autrecôté de la table, et tournant le dos aux deux curieux, était lechevalier de M… Deux femmes, d’une parure plus éblouissante queréservée, complétaient la partie carrée promise par Dubois aurégent : l’une était assise à côté du jeune prince, l’autre àcôté du chevalier.

L’amphitryon, qui ne buvait pas, pérorait ; la femme quiétait près de lui faisait la moue, et quand elle ne faisait pas lamoue bâillait.

– Ah çà ! dit en essayant de reconnaître la femmeplacée en face de lui (le duc était myope), il me semble que jeconnais cette figure-là.

Et il lorgna la femme avec plus d’attention encore. Dubois riaitsous cape.

– Mais, voyons donc, continua le régent, une femme bruneavec des yeux bleus !

– Une femme brune avec des yeux bleus, reprit Dubois.Allez, monseigneur.

– Cette taille ravissante, ces mains effilées.

– Allez toujours.

– Ce petit museau rose.

– Encore, allez.

– Mais, corbleu ! je ne me trompe pas, c’est laSouris !

– Allons donc !

– Comment, scélérat, tu as été justement choisir laSouris !

– Une fille des plus ravissantes, monseigneur, une nymphed’Opéra ; il m’a semblé que c’était ce qu’il y avait de mieuxpour dégourdir un jeune homme.

– C’était donc là la surprise que tu me ménageais, quand tum’as dit qu’il était servi par les laquais de son père, qu’ilbuvait les vins de son père et qu’il faisait l’amour à la…

– À la maîtresse de son père, oui, monseigneur, c’est biencela.

– Mais, malheureux ! s’écria le duc, c’est presque uninceste que tu as fait là !

– Bah ! dit Dubois, puisqu’on le lance…

– Et la drôlesse accepte de ces parties-là ?

– C’est son état, monseigneur.

– Et avec qui croit-elle être ?

– Avec un gentilhomme de province qui vient manger salégitime à Paris.

– Quelle est sa compagne ?

– Ah ! quant à cela, je n’en sais absolument rien. Lechevalier de M… s’est chargé de compléter la partie.

En ce moment, la femme qui était assise près du chevalier,croyant entendre chuchoter derrière elle, se retourna.

– Eh ! mais, s’écria Dubois stupéfait à son tour, jene me trompe pas !

– Quoi ?

– L’autre femme…

– Eh bien ! l’autre femme ?… demanda le duc.

La jolie convive se retourna de nouveau.

– C’est Julie ! s’écria Dubois. Lamalheureuse !

– Ah ! pardieu ! dit le duc, voilà qui rend lachose tout à fait complète : ta maîtresse et la mienne !Parole d’honneur, je donnerais bien des choses pour pouvoir rire àmon aise.

– Attendez, monseigneur, attendez.

– Eh bien ! es-tu fou ? Que diable vas-tu faire,Dubois ? Je t’ordonne de rester. Je suis curieux de voircomment tout cela finira.

– Je vous obéis, monseigneur, dit Dubois ; mais jevous déclare une chose.

– Laquelle ?

– C’est que je ne crois plus à la vertu desfemmes !

– Dubois, dit le régent en se renversant sur le canapépendant que Dubois en faisait autant, tu es adorable, ma paroled’honneur ! laisse-moi rire ou j’étouffe.

– Ma foi, monseigneur, rions, dit Dubois, mais rionsdoucement ; vous avez raison, il faut voir comment celafinira.

Et tous deux rirent le plus silencieusement qu’ils purent, aprèsquoi ils reprirent, à leur observatoire, la place qu’ils avaient uninstant abandonnée.

La pauvre Souris bâillait à se démonter la mâchoire.

– Savez-vous, monseigneur, dit Dubois, que monsieur Louisn’a pas l’air étourdi du tout ?

– C’est-à-dire que l’on croirait qu’il n’a pas bu.

– Et ces bouteilles vides que nous voyons là-bas, est-ceque vous croyez qu’elles ont fui toutes seules ?

– Tu as raison ; mais néanmoins il est bien grave, legentilhomme !

– Ayez donc patience ! tenez, il s’anime ;écoutez, il va parler.

En effet, le jeune duc se levant de son fauteuil, repoussa de lamain la bouteille que lui tendait la Souris.

– J’ai voulu voir, dit-il sentencieusement, ce que c’estqu’une orgie ; je l’ai vu, et me déclare tant soit peusatisfait. Un sage l’a dit : Ebrietas omne vitiumdeliquit.

– Que diable chante-t-il là ? dit le duc.

– Cela va mal, murmura Dubois.

– Comment ! monsieur, s’écria la voisine du jeune ducavec un sourire qui fit briller une rangée de dents plus jolies quedes perles, comment, vous n’aimez pas à souper ?

– Je n’aime plus manger ni boire, répondit monsieur Louis,quand je n’ai plus ni faim ni soif.

– Le sot ! murmura le régent.

Et il se retourna vers Dubois, qui se mordait les lèvres.

Le compagnon de monsieur Louis se mit à rire et luidit :

– Vous exceptez, je l’espère, de cette société noscharmantes convives ?

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– Ah ah ! il se fâche, dit le régent ;bon !

– Bon ! reprit Dubois.

– Je veux dire, monsieur, répondit le chevalier, que vousne ferez pas l’injure à ces dames de leur témoigner votre peud’empressement à jouir de leur compagnie, en vous retirantainsi.

– Il se fait tard, monsieur, dit Louis d’Orléans.

– Bah ! reprit le chevalier, il n’est pas encoreminuit.

– Et puis, reprit le duc cherchant une excuse, et puis… jesuis fiancé à quelqu’un.

Les dames éclatèrent de rire.

– Quel animal ! murmura Dubois.

– Eh bien ! fit le régent.

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais ; pardon,Monseigneur.

– Mon cher, dit le chevalier, vous êtes province à fairefrémir.

– Ah çà ! demanda le régent, comment diable ce jeunehomme parle-t-il ainsi à un prince du sang ?

– Il est censé ne pas savoir qui il est, et le croire unsimple gentilhomme ; d’ailleurs, je lui ai dit de lepousser.

– Pardon ! monsieur, reprit le jeune prince, vousparlez, je crois ? et comme madame me parlait en même temps,je n’ai pas entendu ce que vous me disiez.

– Et vous voulez que je répète ce que j’ai dit ?répondit en ricanant le jeune homme.

– Vous me ferez plaisir.

– Eh bien ! je disais que vous étiez province à fairefrémir.

– Je m’en applaudis, monsieur, si cela doit me distinguerde certains airs parisiens de ma connaissance, répondit monsieurLouis.

– Allons, allons, pas mal riposté, dit le duc.

– Peuh !… fit Dubois.

– Si c’est pour moi que vous dites cela, monsieur, je vousrépondrai que vous n’êtes pas poli : ce qui ne serait encorerien vis-à-vis de moi, à qui vous pouvez rendre raison de votreimpolitesse, mais ce qui n’a point d’excuse près de ces dames.

– Ton provocateur va trop loin, l’abbé, dit le régentinquiet ; et, tout à l’heure, ils vont se couper la gorge.

– Eh bien ! nous les arrêterons, reprit Dubois.

Le jeune prince ne sourcilla point ; mais, se levant etfaisant le tour de la table, il s’approcha de son compagnon dedébauche, et lui parla à demi-voix.

– Vois-tu ? dit à Dubois le régent ému ; prenonsgarde, l’abbé ; que diable ! je ne veux pas qu’on me letue.

Mais Louis se contenta de dire au jeune homme :

– La main sur la conscience, monsieur, est-ce que vous vousamusez ici ? Quant à moi, je vous déclare que je m’ennuiehorriblement. Si nous étions seuls, je vous parlerais d’unequestion assez importante qui m’occupe en ce moment : c’estsur le sixième chapitre des Confessions de saintAugustin.

– Comment ! monsieur, dit le chevalier avec un air destupéfaction, qui, pour cette fois, n’était aucunement joué, vousvous occupez de religion ? c’est tôt, ce me semble…

– Monsieur, dit doctoralement le prince, il n’est jamaistrop tôt pour songer à son salut.

Le régent poussa un profond soupir ; Dubois se gratta lebout du nez.

– Foi de gentilhomme ! dit le prince, c’estdéshonorant pour la race ; les femmes vont s’endormir.

– Attendons, dit Dubois ; peut-être, si elless’endorment, s’enhardira-t-il.

– Ventrebleu ! dit le régent, s’il avait dûs’enhardir, ce serait déjà fait ; elle lui a lancé desœillades à ressusciter un mort… Et tiens, regarde, renversée commeelle l’est sur ce fauteuil, n’est-elle pas charmante ?

– Tenez, dit Louis, il faut que je vous consultelà-dessus : saint Jérôme prétend que la grâce n’est réellementefficace que lorsqu’elle arrive par la contrition.

– Le diable vous emporte ! s’écria le gentilhomme, sivous aviez bu, je dirais que vous avez le vin mauvais.

– Cette fois-ci, monsieur, reprit le jeune prince, ce seramon tour de vous faire observer que c’est vous qui êtes impoli, etje vous répondrais sur le même ton, si ce n’était pécher que deprêter l’oreille aux injures ; mais, Dieu merci, je suismeilleur chrétien que vous.

– Quand on soupe dans une petite maison, reprit lechevalier, il ne s’agit pas d’être bon chrétien, mais bon convive.Foin de votre société ! j’aimerais mieux saint Augustinlui-même, fût-ce après sa conversion.

Le jeune duc sonna, un laquais se présenta.

– Reconduisez et éclairez monsieur, dit-il d’un air deprince ; quant à moi, je partirai dans un quart d’heure.Chevalier, avez-vous votre voiture ?

– Non, ma foi.

– En ce cas-là, disposez de la mienne, dit le jeuneduc ; désespéré de ne pouvoir cultiver votre connaissance,mais, je vous l’ai dit, vos goûts ne sont pas les miens ;d’ailleurs, je retourne dans ma province.

– Pardieu ! dit Dubois, il serait curieux qu’ilrenvoyât son convive pour rester seul avec les deux femmes.

– Oui, dit le duc, cela serait curieux ; mais celan’est pas.

En effet, pendant que le duc et Dubois échangeaient quelquesmots, le chevalier s’était retiré, et Louis d’Orléans, resté seulavec les deux femmes, véritablement endormies, ayant tiré de lapoche de son habit un rouleau de papier, et de celle de sa veste unpetit crayon de vermeil, se mit à faire des annotations en margeavec une ardeur toute théologique, au milieu des plats encorefumants et des bouteilles à moitié vides.

– Si ce prince-là fait jamais ombrage à la branche aînée,dit le régent, j’aurai bien du malheur. Qu’on dise maintenant quej’élève mes enfants dans l’espoir du trône !

– Monseigneur, dit Dubois, je vous jure que j’en suismalade.

– Ah ! Dubois ! ma fille cadette janséniste, mafille aînée philosophe, mon fils unique théologien ; je suisendiablé, Dubois ! Ma parole d’honneur ; si je ne meretenais, je ferai brûler tous ces êtres malfaisants.

– Prenez garde, monseigneur, si vous les faites brûler, ondira que vous continuez le grand roi et la Maintenon.

– Qu’ils vivent donc ! mais comprends-tu,Dubois ? ce niais qui écrit déjà des in-folio, c’est à enperdre la tête. Tu verras que, quand je serai mort, il fera brûlermes gravures de Daphnis et de Chloé par le bourreau.

Pendant dix minutes à peu près, Louis d’Orléans continua sesannotations ; puis, lorsqu’il eut fini, il remit précieusementle manuscrit dans la poche de son habit, se versa un grand verred’eau, trempa dedans une croûte de pain, fit dévotieusement sapetite prière, et savoura avec une espèce de volupté ce souperd’anachorète.

– Des macérations ! murmura le régent audésespoir ; mais je te le demande, Dubois, qui diable lui adonc appris cela ?

– Ce n’est pas moi, monseigneur, dit Dubois ; quant àcela, je vous en réponds.

Le prince se leva et sonna de nouveau.

– La voiture est-elle de retour ? demanda-t-il aulaquais.

– Oui, monseigneur.

– C’est bien, je m’en vais ; quant à ces dames, vousvoyez qu’elles dorment. Quand elles s’éveilleront, vous vousmettrez à leurs ordres.

Le laquais s’inclina, et le prince sortit du pas d’un archevêquequi donne sa bénédiction.

– La peste t’étouffe de m’avoir fait assister à un pareilspectacle ! dit le régent au désespoir.

– Heureux père, répondit Dubois, trois fois heureux pèreque vous êtes, monseigneur ! vos enfants se font canoniserd’instinct, et l’on calomnie cette sainte famille ! Par monchapeau de cardinal, je voudrais que les princes légitimés fussentici !

– Eh bien ! dit le régent, je leur montrerais commentun père répare les torts de son fils… Viens, Dubois.

– Je ne vous comprends pas, monseigneur.

– Dubois, le diable m’emporte, la contagion te gagne.

– Moi ?

– Oui, toi !… Il y a là un souper dressé à manger… ily a là du vin débouché à boire… il y a là deux femmes endormies àréveiller… et tu ne comprends pas ! Dubois, j’ai faim ;Dubois, j’ai soif ; entrons et reprenons les choses où cetimbécile-là les a laissées. Comprends-tu, maintenant ?

– Ma foi, c’est une idée cela, dit Dubois en se frottantles mains ; et vous êtes le seul homme, monseigneur, qui soyeztoujours à la hauteur de votre réputation.

Les deux femmes dormaient toujours. Dubois et le régentquittèrent leur cachette, et entrèrent dans la salle à manger. Leprince alla s’asseoir à la place de son fils, et Dubois à celle duchevalier.

Le régent coupa les fils d’une bouteille de vin de Champagne, etle bruit, que fit le bouchon en sautant, réveilla lesdormeuses.

– Ah ! vous vous décidez donc à boire ? dit laSouris.

– Et toi à te réveiller, répondit le duc.

Cette voix frappa l’oreille de la pauvre femme comme eût faitune secousse électrique ; elle se frotta les yeux comme sielle n’eût pas été bien sûre d’être éveillée, se leva à demi, et,reconnaissant le régent, retomba sur son fauteuil en prononçantdeux fois le nom de Julie.

Quant à celle-ci, elle était comme fascinée par le regardrailleur et la tête grimaçante de Dubois.

– Allons, allons, la Souris, dit le duc, je vois que tu esbonne fille : tu m’as donné la préférence ; je t’ai faitinviter par Dubois à souper ; tu avais mille affaires à droiteet à gauche, et cependant tu as accepté.

La compagne de la Souris, plus effarouchée qu’elle encore,regardait Dubois, le prince et son amie, rougissait et perdaitcontenance.

– Qu’avez-vous donc, mademoiselle Julie ? demandaDubois ; est-ce que monseigneur se tromperait, et seriez-vous,par hasard, venues pour d’autres que pour nous ?

– Je ne dis pas cela, répondit mademoiselle Julie.

La Souris se mit à rire.

– Si c’est monseigneur, dit-elle, qui nous fait venir, ille sait bien, et n’a pas de questions à faire ; si ce n’estpas lui, il est indiscret, et alors je ne réponds pas.

– Eh bien ! quand je te le disais, l’abbé, s’écria leduc en riant comme par secousse, quand je te le disais, que c’étaitune fille d’esprit !

– Et moi, monseigneur, dit Dubois en versant à boire à cesdemoiselles et en effleurant un verre de vin de Champagne de seslèvres, quand je vous disais que le vin était excellent !

– Voyons, la Souris, dit le régent, est-ce que tu ne lereconnais pas, ce vin ?

– Ma foi, monseigneur, dit la danseuse, il en est du vincomme des amants.

– Oui, je comprends, tu ne peux pas avoir la mémoire assezlarge. Décidément, Souris, tu es non-seulement la plus brave, maisencore la plus honnête fille que je connaisse. Ah ! tu n’espas hypocrite, toi ! continua le duc en poussant unsoupir.

– Eh bien ! monseigneur, reprit la Souris, puisquevous le prenez comme cela…

– Eh bien ! quoi ?

– C’est moi qui vais vous interroger.

– Interroge, je répondrai.

– Vous connaissez-vous en rêves, monseigneur ?

– Je suis devin.

– Alors, vous pouvez m’expliquer le mien ?

– Mieux que personne, Souris. D’ailleurs, si je restaiscourt dans mon explication, voilà l’abbé, qui me compte deuxmillions par an pour certaines dépenses particulières qui ont pourbut de connaître les bons et les mauvais rêves que l’on fait dansmon royaume.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si je restais court, l’abbé achèverait.Dis donc ton rêve.

– Monseigneur, vous savez que, lasses de vous attendre,Julie et moi, nous nous étions endormies ?

– Oui, je sais cela, vous vous en donniez même à cœur joiequand nous sommes entrés.

– Eh bien ! monseigneur, non-seulement je dormais,mais encore je rêvais.

– Vraiment !

– Oui, monseigneur. Je ne sais pas si Julie rêvait ou nerêvait pas ; mais, quant à moi, voilà ce que je croyaisvoir…

– Écoute, Dubois, cela m’a l’air de devenirintéressant ?

– À la place où est M. l’abbé, se trouvait un officierdont je ne m’occupais pas ; il me semblait qu’il était là pourJulie.

– Vous entendez, mademoiselle, dit Dubois ; voilà uneterrible accusation que l’on porte contre vous.

Julie, qui n’était pas forte, et que, par opposition à laSouris, dont elle partageait ordinairement les excursionsamoureuses, on avait nommée le Rat, au lieu de répondre se contentade rougir.

– Et, à ma place, demanda le duc, qu’y avait-il ?voyons.

– Ah ! voilà justement où j’en voulais venir, dit laSouris ; à la place où est monseigneur, il y avait, dans monrêve toujours…

– Parbleu ! dit le duc, c’est entendu !

– Il y avait un beau jeune homme de quinze à seizeans ; mais si singulier, qu’on eût dit une jeune fille, si cen’est qu’il parlait latin.

– Ah ! ma pauvre Souris, s’écria le duc, que me dis-tulà ?

– Enfin, après une heure de conversations théologiques, dedissertations des plus intéressantes sur saint Jérôme et saintAugustin, d’aperçus extrêmement lumineux sur Jansénius, ma foi,monseigneur, je l’avoue, il me sembla, dans mon rêve toujours, queje m’endormais.

– De sorte que, dans ce moment-ci, reprit le duc, tu rêvesque tu rêves ?

– Oui, et cela me paraît si compliqué, que, ma foi,curieuse d’avoir une explication, ne pouvant arriver à me la donnerà moi-même, jugeant qu’il est inutile de la demander à Julie, jem’adresse à vous, monseigneur, qui êtes un grand devin, vous mel’avez dit vous-même, pour obtenir cette explication…

– Souris, dit le duc en versant de nouveau à boire à savoisine, goûte sérieusement le vin ; je crois que tu ascalomnié ton palais.

– En effet, monseigneur, reprit la Souris après avoir vidéson verre, ce vin me rappelle certain vin que je n’avais encorebu…

– Qu’au Palais-Royal ?

– Ma foi, oui ?

– Eh bien ! si tu n’as bu de ce vin qu’auPalais-Royal, c’est qu’il n’y en a que là, n’est-ce pas ? Tues assez répandue dans le monde pour rendre cette justice à macave.

– Oh ! je la lui rends hautement et de grand cœur.

– Or, s’il n’y a de ce vin-là qu’au Palais-Royal, c’estdonc moi qui ai envoyé ce vin-là ici.

– Vous, monseigneur ?

– Moi ou Dubois, enfin ; tu sais bien qu’outre la clefde la bourse il a encore la clef de la cave.

– La clef de la cave, cela se peut, dit mademoiselle Julie,qui se décidait enfin à hasarder une parole ; mais celle de labourse, on ne s’en douterait guère.

– Entends-tu, Dubois ? s’écria le régent.

– Monseigneur, dit l’abbé, comme Votre Altesse a pu leremarquer, l’enfant ne parle pas souvent ; mais, quand elleparle par hasard, c’est comme saint Jean Bouche-d’Or, parsentences.

– Et, si j’ai envoyé ce vin-là ici, ce ne peut être quepour un duc d’Orléans !

– Mais il y en a deux, dit la Souris.

– Oui-da ! fit le régent.

– Le fils et le père : Louis d’Orléans, Philipped’Orléans.

– Tu brûles, la Souris, tu brûles !

– Comment ! s’écria la danseuse, en se renversant surson fauteuil et en éclatant de rire, comment, ce jeune homme, cettejeune fille, ce théologien, ce janséniste ?…

– Va donc.

– Que je voyais dans mon rêve ?

– Oui.

– Là, à votre place ?

– À l’endroit même où me voilà.

– C’est monseigneur Louis d’Orléans ?

– En personne.

– Ah ! monseigneur, reprit la Souris, que votre filsne vous ressemble guère, et que je suis bien aise de m’êtreréveillée !

– Ce n’est pas comme moi, dit Julie.

– Eh bien ! quand je vous le disais, monseigneur,s’écria Dubois. Julie, mon enfant, continua l’abbé, tu vaux tonpesant d’or.

– Alors, dit le régent, tu m’aimes donc toujours,Souris ?

– Le fait est que j’ai un faible pour vous,monseigneur.

– Malgré tes rêves ?

– Oui, monseigneur, et même quelquefois à cause de mesrêves.

– Ce n’est pas bien flatteur, si tous tes rêves ressemblentà celui de ce soir.

– Ah ! je prie Votre Altesse de croire que je n’ai pasle cauchemar toutes les nuits.

Et sur cette réponse, qui confirma encore son Altesse Royaledans son opinion, que la Souris était décidément une filled’esprit, le souper interrompu recommença de plus belle, et durajusqu’à trois heures du matin.

À laquelle heure, le régent ramena la Souris au Palais-Royal,dans le carrosse de son fils, tandis que Dubois reconduisait Juliechez elle dans la voiture de monseigneur.

Mais, avant de se coucher, le régent, qui n’avait quedifficilement vaincu la tristesse que, toute la soirée, il avaitessayé de combattre, écrivit une lettre, et sonna son valet dechambre.

– Tenez, lui dit-il, veillez à ce que cette lettre parte cematin même par un courrier extraordinaire et ne soit remise qu’enmain propre.

Cette lettre était adressée à madame Ursule, supérieuredes Ursulines de Clisson.

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