Une Fille du Régent

Chapitre 9DE L’UTILITÉ DES CACHETS.

Gaston venait de souper ; car, à son âge, fût-on amoureux,fût-on désespéré, la nature ne perd jamais ses droits, et il n’y aque les gens qui ont mauvais estomac qui, à vingt-cinq ans, nesoupent pas plus ou moins.

Il était appuyé sur la table et réfléchissait. La lumière de lalampe se reflétait tout entière sur son visage et servait à souhaitla curiosité de Dubois.

Aussi celui-ci le regardait-il, avec une attention singulière eteffrayante. Son œil intelligent s’était dilaté ; sa boucheironique se crispait sous un sourire fatal, et quiconque eûtsurpris ce sourire ou ce regard eût bien certainement cru voir ledémon qui, dans les ténèbres, voit une des victimes qui lui sontvouées marcher vers son but de perdition.

Et, tout en regardant, il murmurait, selon sonhabitude :

– Jeune, beau, l’œil noir, la lèvre orgueilleuse :c’est un Breton ; celui-là ne s’est pas encore corrompu, commemes conspirateurs de Cellamare, aux douces œillades des dames de lacour. Aussi, comme il y va, le démon !… Les autres neparlaient que d’enlever, de détrôner… Fadaises !… tandis quecelui-ci… Diable !…

Et cependant, continuait Dubois après une pause, je cherche envain la ruse sur ce front pur, le machiavélisme sur les coins decette bouche pleine de loyauté et de confiance. Il n’y a pourtantplus de doute à avoir : tout est arrangé pour surprendre lerégent dans son rendez-vous avec la vierge de Clisson. Qu’on dise àprésent que ces Bretons sont des têtes obtuses !…

Décidément, continua Dubois après un autre moment, ce n’est pascela, et je n’y suis point encore. Il est impossible que ce jeunehomme à l’œil triste, mais calme, s’apprête à tuer un autre hommedans un quart d’heure ; et quel homme ! le régent deFrance, le premier prince du sang ! Non, c’est impossible, etun pareil sang-froid ne se comprendrait pas.

Et pourtant, ajoutait Dubois, c’est bien cela ; le régentme fait secret de cette nouvelle amourette, à moi à qui il dittout. Il va chasser à Saint-Germain, annonce hautement qu’ilviendra coucher au Palais-Royal, puis tout à coup donnecontre-ordre et indique Rambouillet à son cocher. C’est àRambouillet que la jeune fille attend. Elle est reçue par madameDesroches : qu’attend-elle, si ce n’est le régent ? Etcette jeune fille est la maîtresse du chevalier.

Mais aussi, est-elle sa maîtresse ? Ah ! nous allonsle savoir. Voilà notre ami Oven, qui, après avoir été mettre ensûreté ses quatre-vingts louis, apporte du papier et de l’encre àson maître. Il va écrire ; à la bonne heure ! noussaurons donc quelque chose de positif. Et maintenant, repritDubois, voyons jusqu’à quel point nous pouvons compter sur cemaraud de valet.

Et il quitta son observatoire tout grelottant, car, ainsi qu’onse le rappelle, il ne faisait pas chaud.

Dubois s’arrêta sur l’escalier et attendit. Du degré où il setrouvait entièrement caché dans l’ombre, il découvrait la porte deGaston toute dans la lumière.

Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit, et Oven parut. Ildemeura une seconde sur la porte, tournant et retournant sa lettreentre ses mains ; puis il parut prendre son parti et montal’escalier.

– Bon ! dit Dubois, il a mordu au fruit défendu, etmaintenant il est à moi.

Puis, arrêtant Oven sur l’escalier :

– C’est bien, dit-il, donne-moi la lettre que tum’apportais et attends ici.

– Comment savez-vous que je vous portais une lettre ?dit Oven tout ébahi.

Dubois haussa les épaules, lui prit la lettre des mains, etdisparut.

Rentré dans sa chambre, Dubois examina le sceau. Le chevalier,qui n’avait ni cire ni cachet, s’était servi de la cire de labouteille, et avait appuyé le chaton d’une bague sur la cire.

Dubois abaissa doucement la lettre au-dessus de la flamme de labougie, et le cachet fondit.

Alors il ouvrit la lettre, et lut ce qui suit :

« Chère Hélène, votre courage a doublé le mien ;faites que je puisse entrer dans la maison, et alors vous saurezquels sont mes projets. »

– Ah ! ah ! dit Dubois, il paraît qu’elle ne lessait pas encore. Allons, les choses ne sont pas si avancées que jele croyais.

Il replia la lettre, choisit parmi les nombreuses bagues dontses doigts étaient chargés, et qu’il portait peut-être à cet effet,un chaton à peu près pareil à celui du chevalier, et, ayantapproché de nouveau la cire de la bougie, il recacheta fortproprement la lettre.

– Tiens, dit-il à Oven en la lui rendant, voici la lettrede ton maître ; va la porter fidèlement, rends-moi la réponse,et je te donne dix louis.

– Ah çà ! se dit Oven en lui-même, cet homme a doncune mine d’or ?

Et il partit tout courant.

Dix minutes après, il était de retour avec la lettre attendue.Celle-ci était écrite sur un joli petit papier parfumé, et cachetéd’un cachet chargé de la seule lettre H.

Dubois ouvrit une boîte, en tira une espèce de pâte, qu’il semit à pétrir pour prendre l’empreinte du sceau ; mais, en selivrant à cette occupation, il s’aperçut que la lettre était pliéede façon qu’on pouvait parfaitement, sans la décacheter, lire cequ’elle contenait.

– Allons, dit-il, c’est plus commode.

Et il fit bâiller la lettre et lut ce qui suit :

« La personne qui me fait venir de Bretagne vient, de soncôté, au-devant de moi, au lieu de m’attendre à Paris, tant elleest impatiente, dit-elle, de me voir ; je pense qu’ellerepartira cette nuit. Venez demain matin avant neuf heures ;je vous dirai tout ce qui se sera passé entre elle et moi, et nousverrons alors de quelle façon nous devons agir. »

– Ceci, dit Dubois, suivant toujours son idée, qui faisaitd’Hélène la complice du chevalier, me paraît plus clair.Peste ! quelle jeune personne délurée ! Si c’est commecela qu’on les élève aux augustines de Clisson, j’en ferai moncompliment à la supérieure. Et monseigneur qui, sur ses seize ans,va prendre cela pour une ingénue ! Oh ! il meregrettera ; je trouve mieux quand je cherche.

– Tiens, dit-il à Oven, voici tes dix louis et talettre : tu vois que c’est tout bénéfice.

Oven empocha les dix louis et porta la lettre. L’honnête garçonn’y comprenait rien, et se demandait ce que lui réservait Paris,puisqu’une pareille manne tombait déjà dans les faubourgs.

En ce moment, dix heures sonnaient, et, au bruit monotone etlent de l’horloge se mêlait le roulement sourd d’une voiture quis’approchait avec fracas. Dubois se mit à sa fenêtre et vit lavoiture s’arrêter à la porte de l’hôtel. Dans cette voiture seprélassait un gentilhomme fort convenable, qu’au premier coup d’œilDubois reconnut pour la Fare, le capitaine des gardes de SonAltesse Royale.

– Allons, allons, dit-il, il est encore plus prudent que jene le croyais ; mais où est-il, lui ?… Ah !ah !

Cette exclamation lui était arrachée par la vue d’un piqueurvêtu de la même livrée rouge qu’il cachait lui-même sous le grandmanteau dans lequel il était enveloppé, et qui suivait la voituresur un magnifique genet d’Espagne, sur lequel il n’était monté quedepuis peu d’instants ; car, tandis que, malgré le temps glacéqu’il faisait, les chevaux de la voiture étaient couverts d’écume,celui-là était à peine en haleine.

La voiture s’était arrêtée à la porte de l’hôtel, et tout lemonde s’empressait autour de la Fare, qui faisait le gros dos,demandant tout haut un appartement et un souper. Pendant ce temps,le piqueur descendait de cheval, jetait la bride aux mains d’unpage, et s’acheminait vers le pavillon.

– Bien ! bien ! dit Dubois, tout cela est limpidecomme de l’eau de roche ; mais comment, dans tout cela,n’a-t-on pas aperçu la figure du chevalier ? Est-il sipréoccupé de son poulet qu’il n’ait pas entendu la voiture ?Voyons un peu. Quant à vous, monseigneur, continua Dubois, soyeztranquille, je ne dérangerai pas votre tête-à-tête. Savourez donctout à votre aise ce commencement d’ingénuité qui promet de siheureuses suites… Ah ! monseigneur, on voit bien que vous avezla vue basse !…

Tout en monologuant, Dubois était descendu et avait repris placeà son observatoire.

Au moment où il approchait l’œil du contrevent, Gaston, aprèsavoir enfermé son billet dans son portefeuille, qu’il remit avecgrand soin dans sa poche, se leva.

– Ah ! sang-Dieu ! dit Dubois en étendantinstinctivement vers le chevalier ses griffes, qui ne rencontrèrentque la muraille ; sang-Dieu ! c’est ce portefeuille-làqu’il me faudrait. Ce portefeuille-là, je le payerais cher.Ah ! ah ! il s’apprête à sortir, notre gentilhomme ;il boucle son épée, il cherche son manteau. Où va-t-il ?voyons cela. Attendre Son Altesse Royale à la sortie ? Non,mordieu ! non ! ce n’est point là la figure d’un hommequi touche au moment d’en tuer un autre ; et je serais plutôttenté de croire que, pour ce soir, il se contentera de fairel’Espagnol sous les fenêtres de sa belle. Ah ! ma foi, s’ilavait cette bonne, idée, il y aurait peut-être moyen… Il seraitdifficile de rendre l’expression du sourire qui passa à ce momentsur le visage de Dubois. – Oui ; mais, dit-il, se répondant àlui-même, si j’allais attraper un bon coup d’épée dansl’entreprise, comme monseigneur rirait ! Mais bah ! iln’y a pas de danger ; nos hommes doivent être à leur poste,et, d’ailleurs, qui ne risque rien n’a rien.

Et, encouragé par cet aventureux proverbe, Dubois fit rapidementle tour de l’hôtel, afin de se présenter à une extrémité de laruelle, tandis que le chevalier se présenterait à l’autre, ensupposant que Gaston sortît pour se promener purement et simplementsous les fenêtres de sa maîtresse, ce que paraissait, au reste,indiquer l’expression triste, mais calme, de son visage.

Dubois ne s’était pas trompé. À l’entrée de la ruelle, il trouvamaître Tapin, qui, après avoir chargé l’Éveillé de l’intérieur dela cour, s’était mis en sentinelle à l’extérieur. En deux mots, ill’eut mis au courant de son projet. Celui-ci lui montra du doigt unde ses hommes couché sur les degrés d’une porte extérieure, tandisqu’un troisième, assis sur une borne, raclait une espèce deguimbarde, selon la coutume des chanteurs ambulants qui vontdemander l’aumône dans les auberges. Un quatrième devait êtreencore dans quelque autre endroit ; mais il était si biencaché, qu’on ne l’apercevait même pas.

Dubois, sûr d’être soutenu, s’enveloppa jusqu’au nez dans sonmanteau et s’aventura dans la ruelle.

À peine avait-il fait quelques pas dans cette espèce decoupe-gorge, qu’il aperçut une ombre qui s’avançait de l’autreextrémité. Cet homme avait tout l’air de la personne que cherchaitDubois.

Effectivement, à la première fois que les deux hommes passèrentl’un à côté de l’autre, Dubois reconnut le chevalier. Quant àcelui-ci, préoccupé de ses pensées, il ne chercha pas même à savoirqui l’avait croisé, et peut-être même n’avait-il pas vu qu’on lecroisait.

Ce n’était pas là l’affaire de Dubois ; il avait besoind’une belle et bonne querelle, et, voyant qu’on ne la lui cherchaitpas, il résolut de prendre l’initiative.

À cet effet, il revint sur ses pas, et, s’arrêtant devant lechevalier, qui, arrêté lui-même, cherchait à distinguer lesquellesdes quatre ou cinq fenêtres donnant sur la ruelle étaient celles dela chambre qu’habitait en ce moment Hélène.

– Hé ! l’ami, lui dit-il d’une voix rauque, quefaites-vous, s’il vous plaît, à cette heure, devant cettemaison ?

Gaston baissa les yeux du ciel à la terre, et, de la poésie deses pensées, retomba dans le matérialisme de la vie.

– Plaît-il, monsieur ? dit-il à Dubois, je crois quevous m’avez parlé.

– Oui, monsieur, répondit Dubois, je vous ai demandé ce quevous faisiez là.

– Passez votre chemin, dit le chevalier ; je nem’inquiète pas de vous, ne vous inquiétez pas de moi.

– Cela pourrait se faire ainsi, dit Dubois, si votreprésence ne me gênait point.

– Cette ruelle, tout étroite qu’elle est, est assez largepour nous deux, monsieur ; promenez-vous d’un côté, et je mepromènerai de l’autre.

– Mais il me plaît de m’y promener seul, à moi, ditDubois ; je vous inviterai donc à aller à d’autres croiséesque celles-ci. Il n’en manque pas à Rambouillet, choisissez.

– Et pourquoi ne pourrais-je pas regarder ces croisées,s’il me convient ? répondit Chanlay.

– Parce que ce sont celles de ma femme, repartitDubois.

– De votre femme ?

– Oui, de ma femme qui vient d’arriver de Paris, et delaquelle je suis fort jaloux, je vous en préviens.

– Diable ! murmura Gaston, c’est probablement le maride la personne chargée de veiller sur Hélène.

Et, par un retour subit sur lui-même, afin de se ménager cepersonnage important dont il pouvait avoir besoin plustard :

– Monsieur, dit-il en saluant poliment Dubois, s’il en estainsi, c’est autre chose ; je suis prêt à quitter la place,car je me promenais sans aucun but.

– Diable ! fit Dubois, voilà un conspirateur bienpoli ! Ce n’est pas mon compte, il me faut une querelle.

Gaston s’éloignait.

– Vous me trompez, monsieur, dit Dubois.

Le chevalier se retourna aussi vivement que si un serpent l’eûtmordu ; cependant, prudent à cause d’Hélène, prudent à causede la mission qu’il avait entreprise, il se contint.

– Monsieur, dit-il, est-ce parce que j’y mets des formesque vous doutez de ma parole ?

– Vous y mettez des formes parce que vous avez peur ;mais il n’en est pas moins vrai que je vous ai vu regarder à cettefenêtre.

– Peur ! moi, peur ! s’écria Chanlay, seretournant d’un seul bond en face de son antagoniste. N’avez-vouspas dit que j’avais peur, monsieur ?

– Je l’ai dit, répondit Dubois.

– Mais alors, reprit le chevalier, c’est donc une querelleque vous me cherchez ?

– Parbleu ! c’est visible, ce me semble. Ah çà !mais vous arrivez donc de Quimper-Corentin ?

– Pâques-Dieu ! s’écria Gaston en tirant son épée…Allons, monsieur, flamberge au vent !…

– Et vous, habit bas, s’il vous plaît ! dit Duboisjetant son manteau et s’apprêtant à en faire autant de sonhabit.

– Habit bas ! pourquoi faire ? demanda lechevalier.

– Parce que je ne vous connais pas, monsieur, et que lescoureurs de nuit ont parfois leurs habits prudemment doublés d’unecotte de mailles.

À peine Dubois avait-il prononcé ces mots, que le manteau etl’habit du chevalier étaient loin de lui ; mais au moment oùGaston, l’épée nue, s’élançait sur son adversaire, l’homme ivrealla rouler entre ses jambes, le joueur de guimbarde lui saisit lebras droit, l’exempt le bras gauche, et le quatrième, qu’on n’avaitpas vu, le prit à bras-le-corps.

– Un duel ! monsieur, criaient ces hommes, un duel,malgré la défense du roi !… Et ils l’entraînaient vers laporte sur les degrés de laquelle était couché l’homme ivre.

– Un assassinat ! murmurait Gaston entre ses dents,n’osant crier de peur de compromettre Hélène. Misérables !

– Monsieur, nous sommes trahis, disait Dubois tout enroulant en paquet l’habit et le manteau du chevalier et en lesmettant sous son bras ; mais nous nous retrouverons demain,soyez tranquille.

Et il courait à toutes jambes vers l’hôtel, tandis qu’onenfermait Gaston dans la salle basse.

Dubois monta les escaliers en deux sauts, et, s’enfermant danssa chambre, tira le précieux portefeuille de la poche duchevalier.

Dans une poche particulière, il renfermait un sequin brisé parla moitié, et un nom d’homme.

Le sequin était évidemment un signe de reconnaissance.

Le nom était sans doute celui de l’homme auquel Gaston étaitadressé, et qui s’appelait « le capitaine la Jonquière. »Le papier était en outre taillé d’une certaine façon.

– La Jonquière ! murmura Dubois, la Jonquière, c’estcela ; nous avons déjà l’œil sur lui. Très-bien !

Il feuilleta rapidement tout le reste du portefeuille ; iln’y avait pas autre chose.

– C’est peu, dit-il, mais c’est assez.

Il tailla un papier sur la forme de l’autre, prit le nom, puisil sonna.

On frappa doucement à la porte, la porte était fermée endedans.

– C’est vrai, dit Dubois, je l’avais oublié.

Et il alla ouvrir.

C’était M. Tapin.

– Qu’en avez-vous fait ? demanda Dubois.

– Il est enfermé dans la salle basse et gardé à vue.

– Reportez ce manteau et cet habit où il les a jetés, afinqu’il les retrouve à la même place ; faites-lui vos excuses,et le mettez dehors. Prenez garde que rien ne manque aux poches del’habit, ni le portefeuille, ni la bourse, ni le mouchoir ; ilest urgent qu’il n’ait aucun soupçon. Du même coup, vous merapporterez mon habit et mon manteau à moi, qui sont restés sur lechamp de bataille.

M. Tapin s’inclina jusqu’à terre, et se retira pouraccomplir les ordres qu’il venait de recevoir.

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