Une Fille du Régent

Chapitre 13LE CAPITAINE LA JONQUIÈRE.

Il y avait, comme notre lecteur a pu l’apprendre, à l’adressedonnée par Gaston à Hélène, dans la rue des Bourdonnais, uneauberge qui pouvait presque s’appeler un hôtel ; elle étaitassez garnie pour qu’on y pût loger et manger ; mais surtouton y pouvait boire.

Dans son entrevue nocturne avec Dubois, maître Tapin avait reçule fameux nom de la Jonquière et l’avait transmis à l’Éveillé,lequel l’avait transmis à tous les chefs de brigade, qui s’étaientmis à la recherche de l’officier suspect, et avaient commencé àfouiller, avec l’activité qui fait la principale vertu des suppôtsde police, tous les tripots et toutes les maisons équivoques deParis. La conspiration de Cellamare, que nous avons racontée dansnotre histoire du Chevalier d’Harmental, et quiest, au commencement de la Régence, ce que cette présente histoireest à sa fin, avait appris à tous les rechercheurs de complots quec’était là que l’on trouvait surtout les conspirateurs ; etcette affaire de Bretagne n’était que la queue de la conspirationespagnole. In cauda venenum, disait Dubois, quitenait à son latin. Quand on a été cuistre de collége, ne fût-cequ’une heure, il en reste quelque chose pendant tout le reste de lavie.

Chacun se mit donc en route ; mais, soit bonheur, soitadresse, ce fut encore maître Tapin qui, après deux heures d’unecourse échevelée dans les rues de la capitale, découvrit, dans larue des Bourdonnais, et aux armesdu Muids-d’Amour, la fameuse auberge dont nousavons parlé au commencement de ce chapitre, et qu’habitait, aufiguré comme au propre, ce fameux la Jonquière, qui, pour lemoment, était le cauchemar de Dubois.

L’hôte prit Tapin pour un vieux clerc de procureur, et, à sesquestions, répondit avec affabilité que c’était effectivement dansson hôtel que logeait le capitaine la Jonquière ; maisqu’étant rentré passé minuit, le brave capitaine dormait encore.Cela était d’autant plus excusable, qu’il était à peine six heuresdu matin.

Tapin n’en demandait pas davantage. C’était un homme droit etpresque algébrique, qui marchait de déduction en déduction. Lecapitaine la Jonquière dormait, donc il était couché ; ilétait couché, donc il habitait l’auberge.

Tapin revint directement au Palais-Royal. Il trouva Dubois quisortait de chez le régent, et que la perspective de son chapeaurouge, mettait en joyeuse humeur. Il ne lui avait fallu rien moinsque cette heureuse disposition d’esprit pour ne pas casser auxgages tous ses émissaires, qui lui avaient déjà mis sous lesverrous du Fort-l’Évêque une série de faux la Jonquière.

L’un était un capitaine de contrebande, nommé la Joncière.Celui-là avait été découvert et arrêté par l’Éveillé ; c’étaitencore celui dont le nom se rapprochait le plus du nomoriginal.

Un second était un certain la Jonquille, sergent aux gardesfrançaises. On avait recommandé aux mouchards les maisons malfamées ; or on avait trouvé maître la Jonquille dans unemaison de ce genre, et, victime d’un moment de faiblesse de sa partet d’erreur de celle des mouchards de l’abbé, il avait étéarrêté.

Un troisième s’appelait la Jupinière, était chasseur d’unegrande maison. Malheureusement le portier de cette grande maisonétait bègue, et le mouchard, qui était plein de bonne volonté,avait entendu la Jonquière au lieu de la Jupinière.

Il y avait déjà dix personnes arrêtées, quoique la moitié del’escouade à peine fût revenue. Il était donc probable que lesarrestations continuaient et qu’on allait passer en revue toutesles analogies nominales. Depuis l’ordre donné par Dubois,l’analogie régnait despotiquement à Paris.

Quand Dubois, qui, malgré sa bonne humeur, maugréait et juraitpour n’en pas perdre l’habitude, entendit le rapport de Tapin, ilse frotta le nez jusqu’à la rage : c’était bon signe.

– Alors, dit Dubois, c’est bien le capitaine la Jonquièreque tu as trouvé, toi ?

– Oui, monseigneur.

– Il se nomme bien la Jonquière ?

– Oui, monseigneur.

– L-a la, J-o-n Jon, q-u-i-è-r-e quière, la Jonquière,continua Dubois en répétant le mot.

– La Jon-qui-ère ? reprit maître Tapin.

– Un capitaine ?

– Oui, monseigneur.

– Un vrai capitaine ?

– J’ai vu son plumet.

Cette conclusion parut suffisante à Dubois pour le grade, maispas pour l’identité.

– Bon, dit-il, continuant ses questions, et quefait-il ?

– Il attend, il s’ennuie et il boit.

– Ça doit être cela, dit Dubois ; il attend, ils’ennuie et il boit.

– Et il boit, répéta Tapin.

– Et paye-t-il ? dit Dubois, attachant évidemment unegrande importance à cette dernière question.

– Très-bien, monseigneur.

– À la bonne heure ! Tapin, vous avez de l’esprit.

– Monseigneur, dit Tapin avec modestie, vous meflattez ; mais c’est tout simple : s’il n’avait pas payé,ce ne pouvait pas être un homme dangereux.

Nous avons déjà dit que maître Tapin était un gaillard plein delogique.

Dubois lui fit remettre dix louis à titre de gratification, luidonna de nouveaux ordres, laissa son secrétaire pour dire auxnouveaux mouchards, qui ne pouvaient manquer d’arriversuccessivement, qu’il y avait assez de la Jonquière commecela ; se fit habiller promptement, et s’achemina, à pied,vers la rue des Bourdonnais.

Dès six heures du matin, messire Voyer d’Argenson avait mis à ladisposition de Dubois une demi-douzaine d’estafiers déguisés engardes-françaises et munis d’instructions. Quelques-uns lesuivaient, d’autres l’avaient précédé.

Maintenant, disons un mot de l’intérieur de l’auberge danslaquelle nous allons introduire le lecteur.

Le Muids-d’Amour était, comme nous l’avonsdit, mi-partie hôtel, mi-partie cabaret. On y buvait, on ymangeait, on y couchait ; les chambres d’habitation étaient aupremier étage, les salles de taverne au rez-de-chaussée.

La principale de ces salles, qui était la salle commune, étaitmeublée de quatre tables de chêne, d’une quantité indéfinied’escabeaux et de rideaux rouges et blancs, vieille tradition destavernes. Quelques bancs le long des murailles, des verrestrès-nets sur un buffet, des images peintes, somptueusementencadrées de baguettes dorées, dont les unes représentaient lesdifférentes migrations du Juif-Errant, et les autres lacondamnation et l’exécution de Duchauffour ; le tout bruni parla fumée, et rendant, après l’avoir absorbée, une odeur de pipefort nauséabonde, complétait l’ensemble de ce respectable parloir,comme disent les Anglais, dans lequel roulait un gros homme àfigure rouge, de trente-cinq à quarante ans, et frétillait unepetite fille à figure pâle, de douze à quatorze ans.

C’était l’hôte du Muids-d’Amour et sa filleunique, laquelle devait hériter, après lui, de sa maison et de soncommerce, que, sous la direction paternelle, elle se mettait enétat de continuer.

Un marmiton fricotait dans la cuisine un ragoût qui répandaitune forte odeur de rognons au vin.

La salle était encore vide ; mais, au moment même où lapendule sonnait une heure de l’après-midi, un garde-françaiseentra, et, s’arrêtant sur le seuil, murmura :

– Rue des Bourdonnais,au Muids-d’Amour, dans la salle commune, unetable à gauche, s’asseoir et attendre.

Puis, en exécution de cette consigne, le digne défenseur de lapatrie, en sifflant un air de garde et en relevant sa moustacheavec un geste de coquetterie militaire tout à fait bien troussé,alla s’asseoir à l’endroit indiqué.

À peine y était-il et levait-il le poing pour en frapper latable, ce qui, dans la langue de toutes les tavernes du monde, veutdire : Du vin ! qu’un second garde-française, vêtuexactement de la même manière, surgit à son tour sur le seuil de laporte, marmotta quelques paroles, et, après un moment d’hésitation,vint s’asseoir près du premier.

Les deux soldats se regardèrent dans le blanc des yeux, puis ilslaissèrent échapper, chacun de son côté, cette doubleexclamation : Ah ! ah ! qui, dans tous les pays dumonde aussi, indique la surprise.

– C’est toi, Grippart ! dit l’un.

– C’est toi, l’Enlevant ! dit l’autre.

– Que viens-tu faire dans ce cabaret ?

– Et toi ?

– Je n’en sais rien.

– Ni moi non plus.

– Tu es donc ici…

– Par ordre supérieur.

– Tiens ! c’est comme moi.

– Et tu attends ?…

– Un homme qui doit venir.

– Avec un mot d’ordre.

– Et sur ce mot d’ordre ?…

– Injonction d’obéir, comme à maître Tapin lui-même.

– C’est cela, et, en attendant, on m’a donné une pistolepour boire.

– On m’a donné une pistole, mais on ne m’a pas dit deboire.

– Et dans le doute ?

– Dans le doute, comme dit le sage, je ne m’abstienspas.

– En ce cas, buvons.

Et la main, levée sur la table, retomba cette fois pour appelerl’hôte ; mais c’était chose inutile : l’hôte, qui avaitvu entrer les deux pratiques, et qui, à l’uniforme, avait reconnudes amateurs, se tenait debout, les jambes rapprochées, la maingauche à la couture de la culotte, la droite au bonnet decoton.

C’était un homme facétieux que l’hôtedu Muids-d’Amour.

– Du vin !… dirent les deux gardes-françaises.

– D’Orléans, ajouta l’un d’eux, qui paraissait plus gourmetque l’autre, il gratte, et je l’aime.

– Messieurs, dit l’hôte avec un affreux sourire, mon vin negratte pas, mais il n’en est que plus aimable.

Et il apporta une bouteille toute débouchée.

Les deux consommateurs remplirent leurs verres et burent. Puisils les posèrent sur la table avec une grimace d’expressiondifférente, mais qui, cependant, indiquait une même opinion.

– Que diable dis-tu donc que ton vin ne gratte pas ?Il déchire.

– Ah ! c’est un fier vin, messieurs, dit l’hôte.

– Oui, reprit le second garde-française, il n’y manque quede l’estragon.

L’hôte sourit en homme qui entend la plaisanterie.

– En voulez-vous une autre ? dit l’hôte.

– Si on la veut, on te la demandera.

L’hôte s’inclina, et, comprenant l’invitation, laissa les deuxsoldats à leurs affaires.

– Mais, dit l’un des soldats à l’autre, tu sais bienquelque chose de plus que ce que tu m’as dit, n’est-cepas ?

– Oh ! je sais qu’il s’agit d’un certain capitaine,dit l’autre.

– Oui, c’est cela ; mais, pour arrêter le capitaine,on nous prêtera main-forte, je présume ?

– Sans doute, deux contre un, ce n’est pas assez.

– Tu oublies l’homme à la consigne : voilà lamain-forte.

– Puisse-t-il en avoir deux, et des plus solides… Mais ilme semble que j’entends quelque chose.

– En effet, quelqu’un descend l’escalier.

– Chut !

– Silence !

Et les deux gardes-françaises, plus esclaves de leur consigneque s’ils eussent été de vrais soldats, se versèrent deux verrespleins, qu’ils burent, ayant chacun un œil sournoisement tournévers l’escalier.

Les deux observateurs ne s’étaient pas trompés. En effet, lesmarches d’un escalier que nous avons oublié de mentionner, et quimontait appuyé à la muraille, craquaient, pour le moment, sous unpoids assez respectable ; et les hôtes momentanés de la sallecommune purent apercevoir d’abord des jambes, ensuite un torse,puis une tête qui descendaient. Les jambes étaient chaussées de basde soie finement tirés et d’une culotte de casimir blanc ; letorse était vêtu d’un justaucorps bleu ; enfin la tête étaitcoiffée d’un chapeau à trois cornes, coquettement incliné surl’oreille. Un œil moins exercé que celui des gardes-françaisesaurait donc pu reconnaître dans ce total un capitaine, car sesépaulettes et son épée ne laissaient aucun doute sur le grade qu’iloccupait.

Ce capitaine, qui était bien le capitaine la Jonquière, était unhomme de cinq pieds deux pouces, assez gros, assez vif, et dontl’œil malin se reposait sur tout avec une sagacité merveilleuse. Oneût dit qu’il flairait les espions sous l’uniforme desgardes-françaises, car il leur tourna le dos tout d’abord enentrant ; puis il donna une allure toute particulière à saconversation avec l’hôte.

– En vérité, dit-il, j’aurais bien dîné ici, et cetteexcellente odeur de rognon sauté m’y avait fort invité ; maisde bons vivants m’attendent au Galoubet dePaphos. Peut-être viendra-t-on me demander centpistoles : un jeune homme de ma province qui me devait venirprendre ce matin, et que je ne puis attendre plus longtemps. S’ilvient, et qu’il se nomme, dites-lui que je serai dans une heureici ; qu’il veuille donc attendre.

– Fort bien, capitaine, répondit l’hôte.

– Hé ! du vin ! dirent les gardes.

– Ah ! ah ! murmura le capitaine en jetant uncoup d’œil en apparence insouciant sur ces buveurs, voici dessoldats qui ont un mince respect pour l’épaulette.

Puis, se retournant vers l’hôte :

– Servez ces messieurs ; vous voyez bien qu’ils sontpressés.

– Ah ! dit l’un d’eux en se levant, du moment quemonsieur le permet.

– Sans doute, sans doute, je le permets, dit la Jonquière,souriant des lèvres, tandis qu’il avait bonne envie de rosser lesdeux drilles dont la figure lui déplaisait ; mais, la prudencel’emportant, il fit quelques pas vers la porte.

– Mais, capitaine, fit l’hôte en l’arrêtant, vous ne m’avezpas dit le nom du gentilhomme qui doit venir vous demander tout àl’heure.

La Jonquière hésita. Un mouvement assez militaire d’un des deuxgardes, qui se retourna en croisant une jambe sur l’autre et enfrisant sa moustache, lui rendit quelque confiance ; en mêmetemps, le second fit sauter du bout du doigt le bouchon, et imita,avec sa bouche, la détonation d’une bouteille de vin deChampagne.

La Jonquière fut rassuré tout à fait.

– M. le chevalier Gaston de Chanlay, dit-il répondantà l’hôte.

– Gaston de Chanlay, répéta l’hôte ; diable !attendez, si j’allais oublier ce nom ! Gaston, Gascon,bon ; je me souviendrai de Gascon. Chanlay, bien ; je mesouviendrai de Chandelle.

– C’est cela, reprit gravement la Jonquière : Gasconde Chandelle. Je vous invite, mon cher hôte, à ouvrir un cours demnémonique, et, si toutes vos règles sont aussi sûres que celle-ci,je ne doute pas que vous ne fassiez fortune.

L’hôte sourit du compliment, et le capitaine la Jonquière sortitaprès avoir bien regardé autour de lui dans la rue, comme pourinterroger le temps, mais, en réalité, pour interroger le coin desportes et les angles des maisons.

Il n’avait pas fait cent pas dans la rue Saint-Honoré, verslaquelle il se dirigea, que Dubois se présenta au carreau d’abord,puis à la porte. Il avait croisé le capitaine la Jonquière ;mais, n’ayant jamais vu cet important personnage, il n’avait pu lereconnaître.

Ce fut donc avec une hardiesse tout effrontée qu’il apparut surle seuil, la main à son chapeau râpé, portant l’habit gris, lehaut-de-chausses brun, les bas drapés, enfin la tenue complète d’unmarchand de province.

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