Une Fille du Régent

Chapitre 22CE QUI SE PASSAIT À LA MAISON DE LA RUE DU BAC EN ATTENDANTGASTON.

– Comment ! monseigneur, c’est vous ! s’écriaDubois en entrant dans le salon de la maison de la rue du Bac, eten y retrouvant le régent à la même place que la veille.

– Oui, c’est, moi, dit le régent. Qu’y a-t-il d’étonnant àcela ? N’ai-je pas ici rendez-vous à midi avec lechevalier ?

– Mais il me semblait que l’ordre que vous avez signé,monseigneur, mettait fin aux conférences.

– Tu te trompes, Dubois. J’ai voulu en avoir une dernièreavec ce pauvre jeune homme ; je veux essayer encore une foisde le faire renoncer à son projet.

– Et s’il y renonce ?

– Eh bien, s’il y renonce, tout sera fini ; il n’yaura pas eu de conspiration, il n’y aura pas eu deconspirateur : on ne punit pas l’intention.

– Avec un autre, je ne vous laisserais pas faire ;mais avec celui-là, je vous dis :« Allez ! »

– Tu crois qu’il poursuivra son projet ?

– Oh ! je suis tranquille. Seulement, quand il auraparfaitement refusé, n’est-ce pas ? quand vous serez bienconvaincu qu’il persiste dans son projet de vous assassiner bel etbien, vous me le livrerez, n’est-ce pas ?

– Oui, mais pas ici.

– Pourquoi pas ici ?

– Il vaut mieux, ce me semble, le faire arrêter à sonhôtel.

– Là-bas, au Muids-d’Amour, par Tapin etles gens de d’Argenson ! Impossible, monseigneur !l’esclandre de Bourguignon est encore fraîche ; le quartier aété toute la journée en rumeur. Je ne suis pas bien sûr, depuis queTapin donne stricte mesure, que l’on croie bien fermement àl’attaque d’apoplexie de son prédécesseur. En sortant d’ici, c’estmieux, monseigneur ; la maison est sourde et bien notée ;je crois avoir dit à Votre Altesse que c’était une de mesmaîtresses qui y demeurait. Quatre hommes en viendront facilement àbout, et sont déjà placés dans cette chambre. Je vais les fairechanger de côté, puisque Votre Altesse veut absolument levoir ; au lieu de l’arrêter en entrant, ils l’arrêteront ensortant, voilà tout. À la porte, une autre voiture que celle quil’aura amené sera toute prête et le conduira à la Bastille ;de cette façon, le cocher qui l’aura amené ne saura même pas cequ’il est devenu. Il n’y aura que mons Delaunay qui sera au courantde la chose ; et il est discret, lui, je vous en réponds.

– Fais comme tu l’entendras.

– Monseigneur sait que c’est assez mon habitude.

– Faquin que tu es !

– Mais il me semble que monseigneur ne se trouve pas tropmal de cette faquinerie-là ?

– Oh !… je sais que tu as toujours raison !…

– Mais les autres ?

– Quels autres ?

– Nos Bretons de là-bas : Pontcalec, du Couëdic,Talhouët et Montlouis ?

– Oh ! les malheureux !… tu sais leursnoms ?

– Et à quoi donc croyez-vous que j’aie passé mon temps, àl’hôtel du Muids-d’Amour ?

– Ils apprendront l’arrestation de leur complice.

– Par qui ?

– Mais en voyant qu’ils n’ont plus de correspondant àParis, ils se douteront bien qu’il est arrivé quelque chose.

– Bah ! Est-ce que le capitaine la Jonquière n’est paslà pour les rassurer ?

– C’est juste ; mais ils doivent connaîtrel’écriture ?

– Allons, allons, pas mal, et monseigneur commence à seformer ; mais Votre Altesse prend d’inutiles soins, comme ditRacine : à l’heure qu’il est, ces messieurs de Bretagnedoivent être arrêtés.

– Et qui a expédié l’ordre ?

– Moi, pardieu !… Je ne suis pas votre ministre pourrien… D’ailleurs, vous l’avez signé.

– Moi ? par exemple ! Es-tu fou ?

– Assurément. Ceux de là-bas ne sont ni plus ni moinscoupables que celui d’ici, et, en m’autorisant à faire arrêterl’un, vous m’avez autorisé à faire arrêter les autres.

– Et quand le porteur de cet ordre est-il doncparti ?

Dubois tira sa montre.

– Il y a juste trois heures. Ainsi, c’était une licencepoétique que je me permettais quand je disais à Votre Altessequ’ils devaient être arrêtés maintenant ; ils ne le seront quedemain matin.

– La Bretagne se fâchera, Dubois.

– Bah ! j’ai pris mes mesures.

– Les tribunaux bretons ne voudront pas juger leurscompatriotes.

– Le cas est prévu.

– Et, s’ils sont condamnés à mort, on ne trouvera pas debourreau pour les exécuter, et ce sera une seconde édition del’affaire de Chalais. C’est à Nantes, ne l’oublie pas, que cetteaffaire a eu lieu, Dubois. Je te le dis, les Bretons sontdifficiles à vivre.

– Dites à mourir, monseigneur ; mais c’est encore unpoint à régler avec les commissaires, dont voici la liste.J’enverrai trois ou quatre bourreaux de Paris, gens très-habitués àde nobles besognes, et qui ont gardé les bonnes traditions ducardinal de Richelieu.

– Diable ! Diable ! dit le régent, du sang sousmon règne ! je n’aime pas cela. Passe encore pour celui ducomte de Horn, qui était un voleur, et pour celui de Duchauffour,qui était un infâme. Je suis tendre, Dubois.

– Non, monseigneur, vous n’êtes pas tendre, vous êtesincertain et faible ; je vous le disais quand vous n’étiez quemon écolier, je vous le répète aujourd’hui que vous êtes mon maîtreLorsqu’on vous baptisa, les fées, vos marraines, vous firent tousles dons de la nature : force, beauté, courage et esprit. Uneseule, qu’on n’avait pas invitée, parce qu’elle était vieille etqu’on devinait probablement que vous auriez horreurs des vieillesfemmes, arriva la dernière et vous donna la facilité. Celle-là agâté tout.

– Et qui t’a fait ce beau conte ? Perrault ouSaint-Simon ?

– La princesse palatine, votre mère.

Le régent se mit à rire.

– Et qui nommerons-nous de cette commission ?demanda-t-il.

– Oh ! soyez tranquille, monseigneur : des gensd’esprit et de résolution, peu provinciaux, peu sensibles auxscènes de famille, vieillis dans la poussière des tribunaux, bienergotés, bien racornis, auxquels les Bretons ne feront pas peuravec leurs gros yeux méchants, et que les Bretonnes ne séduirontpas avec leurs beaux yeux humides.

Le régent ne répondit pas, et se contenta de hocher la tête etde remuer le pied.

– Après tout, continua Dubois en regardant ces signes demuette opposition, ces gens-là ne sont peut-être pas aussicoupables que nous le supposons. Qu’ont-ils comploté ?Récapitulons les faits. Bah ! des misères ! De fairerevenir les Espagnols en France, qu’est-ce que cela ?D’appeler mon roi Philippe V, renonciateurde sa patrie ; de briser toutes les lois de l’État… Ces bonsBretons !

– C’est bien, dit le régent avec hauteur ; je sais laloi nationale aussi bien que vous.

– Alors, monseigneur, si vous dites vrai, il ne vous resteplus qu’à approuver la nomination des commissaires que j’aichoisis.

– Combien y en a-t-il ?

– Douze.

– Qui se nomment ?

– Mabroul, Bertin, Barillon, Parissot, Brunet-d’Arcy,Pagon, Feydeau-de-Brou, Madorge, Héber-de-Buc, Saint-Aubin, deBeaussan et Aubry de Vallon.

– Ah ! ah ! tu avais raison, le choix estheureux. Et quel président donneras-tu à cette aimableassemblée ?

– Devinez, monseigneur.

– Prends garde ! il te faut un nom honnête, pourmettre à la tête de pareils ravageurs.

– J’en ai un, et des plus décents.

– Lequel ?

– Un nom d’ambassadeur.

– Cellamare, peut-être ?

– Ma foi, je crois que si vous vouliez le laisser sortir deBlois, il n’aurait rien à vous refuser, fût-ce de faire tomber latête de ses propres complices.

– Il est bien à Blois, qu’il y reste. Voyons, quel est tonprésident ?

– Château-Neuf.

– L’ambassadeur de Hollande ! l’homme du grandroi !… Pardieu ! Dubois, d’ordinaire je ne t’assomme pasde compliments ; mais, cette fois, tu as véritablement fait unchef-d’œuvre.

– Vous comprenez, monseigneur ; il sait que cesgens-là veulent faire une république, et lui qui est élevé à neconnaître que des sultans, et qui a pris la Hollande en horreur parl’horreur que Louis XIV avait des républiques, il a, ma foi,accepté de fort bonne grâce. Nous aurons Argram pour procureurgénéral, c’est un déterminé ; Cayet sera notre secrétaire.Nous allons vite en besogne, monseigneur, et cela sera bientôtfait, car la chose presse.

– Mais, au moins, Dubois, serons-nous tranquillesaprès ?

– Je crois bien ; nous n’aurons plus qu’à dormir dusoir au matin et du matin au soir, c’est-à-dire quand nous auronsfini la guerre d’Espagne, opéré la réduction des billets decaisse ; mais, pour cette dernière besogne, votre ami,M. Law, vous aidera. La réduction, c’est son affaire.

– Que d’ennuis, mon Dieu ! et où diable avais-je latête quand j’ambitionnais la régence !

– Je rirais bien aujourd’hui de voir M. du Marne sedépêtrer avec ses jésuites et ses Espagnols ; madame deMaintenon faisant sa petite politique avec Villeroy et Villars nousdésopilerait un peu la rate ; et Humbert dit que c’esttrès-bon de rire une fois par jour.

– À propos de madame de Maintenon, reprit Dubois, voussavez, monseigneur, qu’on dit que la bonne femme est très-malade etqu’elle ne passera pas la quinzaine ?

– Bah !

– Depuis la prison de madame du Maine et l’exil de monsieurson époux, elle dit que décidément le roi Louis XIV est bienmort, et s’en va toute pleurante le rejoindre.

– Ce qui ne te fait pas de peine, mauvais cœur !n’est-ce pas ?

– Ma foi je la déteste cordialement, je l’avoue :c’est elle qui m’a fait faire de si gros yeux par le feu roi, quandje lui ai demandé le chapeau rouge à propos de votre mariage ;et, corbleu ! ce n’était pas cependant chose facile àarranger, vous en savez quelque chose, monseigneur ; tant il ya que, si vous n’étiez pas là pour réparer les torts du roi à monégard, elle me faisait perdre ma carrière ; aussi, si j’avaispu fourrer son monsieur du Maine dans notre affaire deBretagne !… mais c’était impossible, parole d’honneur lepauvre homme est à demi fou de peur, si bien qu’il dit à tous ceuxqu’il rencontre : « À propos, savez-vous qu’on a vouluconspirer contre le gouvernement du roi et contre la personne durégent ? C’est honteux pour la France. Ah !… si tout lemonde était comme moi ! »

– On ne conspirerait pas, reprit le régent, la chose estcertaine.

– Il a renié sa femme, ajouta Dubois en riant.

– Et elle a renié son mari, répliqua le régent en riantaussi.

– Je me garderai bien de vous conseiller de les emprisonnerensemble, ils se battraient.

– Aussi, ai-je mis l’un à Doullens et l’autre à Dijon.

– Oui, d’où ils se mordent par lettres.

– Mettons tout cela dehors, Dubois.

– Pour qu’ils s’achèvent. Ah ! monseigneur, vous êtesun vrai bourreau, et l’on voit bien que vous avez juré la perte dusang de Louis XIV.

Cette audacieuse plaisanterie prouvait combien Dubois était sûrde son ascendant sur le prince ; car, de tout autre, elle eûtprovoqué un nuage plus sombre que celui qui, pour un instant, passasur le front du régent.

Dubois présenta l’arrêté nommant le tribunal à la signature dePhilippe d’Orléans, qui, cette fois, signa sans hésiter, et Dubois,joyeux au fond de l’âme, bien que très-calme en apparence, s’enalla tout préparer pour l’arrestation du chevalier.

En sortant de la maison du faubourg, Gaston se fit conduire àl’auberge du Muids-d’Amour, où l’on se rappellequ’une voiture devait l’attendre pour le conduire à la rue duBac ; non-seulement la voiture l’attendait, mais encore songuide de la veille. Gaston, qui ne voulait pas faire descendreHélène, demanda s’il lui était permis de continuer la route, avecle fiacre dans lequel il était venu ; l’homme mystérieux luirépondit qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, et monta sur le siégeavec le cocher, auquel il donna l’adresse de la maison devantlaquelle il devait s’arrêter.

Pendant tout le trajet, Gaston, bourrelé de crainte et le cœurgros de soupirs, n’avait offert à Hélène, au lieu du couragequ’elle s’attendait à trouver en lui, que des tristesses sansbornes, dont le chevalier n’avait pas voulu lui donnerl’explication ; aussi, au moment d’entrer dans la rue du Bac,désespérée de trouver si peu de force dans celui sur lequel elleeût dû s’appuyer :

– Oh ! dit-elle, c’est à faire peur, toutes les foisque j’aurais confiance en vous.

– Avant peu, dit Gaston, vous verrez, Hélène, si j’agisdans votre intérêt.

Ils arrivèrent, la voiture s’arrêta.

– Hélène, dit Gaston, dans cette maison est celui qui vousservira de père ; souffrez que je monte le premier, et quej’aille lui annoncer votre visite.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Hélène frissonnantmalgré elle, et sans savoir pourquoi ; allez-vous donc melaisser seule ici ?

– Vous n’avez rien à craindre, Hélène ; d’ailleurs,dans un instant je viens vous reprendre.

La jeune fille lui tendit sa main, que Gaston pressa contre seslèvres ; lui-même se sentait ému d’un trouble involontaire, illui semblait, à lui aussi, qu’il avait tort de quitterHélène ; mais, en ce moment, la porte s’ouvrit, l’homme quiétait sur le siége ordonna au fiacre d’entrer ; la porte sereferma derrière lui, et Gaston comprit que, dans cette cour closede grands murs, Hélène ne courait aucun danger ; d’ailleurs iln’y avait plus à reculer. L’homme qui était venu le chercherau Muids-d’Amour ouvrait la portière ;Gaston serra une dernière fois la main de son amie, sauta à bas dela voiture, monta les marches du perron, suivant son guide, qui,comme la veille, l’introduisit dans le corridor ; arrivé là,il lui montra la porte du salon, et se retira après lui avoir ditqu’il pouvait frapper.

Gaston, qui savait qu’Hélène l’attendait, et qui, parconséquent, n’avait pas de temps à perdre, frappa aussitôt.

– Entrez, dit la voix du faux prince espagnol.

Gaston ne se trompa point à cette voix qui était profondémententrée dans sa mémoire ; il obéit, ouvrit la porte, et setrouva en présence du chef du complot ; mais, cette fois, iln’avait plus sa crainte première ; cette fois, il était biendécidé, et ce fut la tête haute et le front calme qu’il aborda lefaux duc d’Olivarès.

– Vous êtes exact, monsieur, dit celui-ci ; nousavions rendez-vous à midi, et voilà midi qui sonne.

En effet, le timbre d’une pendule placée derrière le régent, quise trouvait debout contre la cheminée, retentit douze fois.

– C’est que je suis pressé, monseigneur, dit Gaston ;le mandat dont je suis chargé me pèse ; j’ai peur d’avoir desremords. Cela vous étonne et vous inquiète, n’est-ce pas,monseigneur ? mais rassurez-vous, les remords d’un homme commemoi ne peuvent tourmenter que lui-même.

– En vérité, monsieur, s’écria le régent avec un sentimentde joie qu’il ne put cacher entièrement, je crois que vous semblezreculer.

– Vous vous trompez, monseigneur ; depuis que le sortm’a désigné pour frapper le prince, j’ai toujours marché en avant,et je ne m’arrêterai pas que ma mission ne soit accomplie.

– Monsieur, c’est que j’avais cru voir quelque hésitationdans vos paroles, et les paroles ont une grande valeur danscertaines bouches et dans certaines circonstances.

– Monseigneur, en Bretagne, c’est l’habitude de dire ce quel’on sent, mais c’est aussi l’habitude de faire ce que l’ondit.

– Alors vous êtes toujours décidé ?

– Plus que jamais, Excellence.

– C’est que, voyez-vous, reprit le régent, c’est qu’ilserait temps encore : le mal n’est pas fait, et…

– Vous appelez cela le mal, monseigneur, dit Gaston ensouriant d’un sourire triste ; comment l’appellerai-je donc,moi ?

– C’est aussi comme cela que je l’entends, reprit vivementle régent ; le mal est pour vous, puisque vous avez desremords.

– Il n’est pas généreux de m’accabler avec cetteconfidence, monseigneur : car à un homme d’un mérite moindreque Votre Excellence, je ne l’eusse certainement pas faite.

– Et moi, monsieur, c’est justement aussi parce que je vousapprécie à toute votre valeur que je vous dis qu’il est tempsencore de vous arrêter, que je vous demande si vous avez faittoutes vos réflexions, si vous vous repentez d’être mêlé à ces…

Le duc hésita un instant et reprit :

– À ces audacieuses entreprises. Ne craignez rien demoi ; je vous protégerai jusque dans l’abandon où vous nouslaisserez. Je ne vous ai vu qu’une fois, monsieur, mais je croisque je vous juge comme vous méritez d’être jugé : les hommesde cœur sont si rares, que tout le regret sera pour nous.

– Tant de bonté me confond, monseigneur, dit Gaston, qu’unsentiment d’imperceptible indécision mordait au fond du cœur,malgré les efforts de son courage. Mon prince, je n’hésite pas,seulement mes réflexions sont celles d’un duelliste qui va sur leterrain, bien décidé à tuer son ennemi, tout en déplorant lanécessité qui le force à supprimer un homme.

Gaston fit une pause d’un instant, pendant laquelle le regardardent de son interlocuteur plongea jusqu’au plus profond de sonâme afin de découvrir cette trace de faiblesse qu’il ycherchait ; puis il continua :

– Mais ici l’intérêt est si grand, si supérieur à toutesles faiblesses de notre nature, que je vais obéir à mes convictionset à mes amitiés sinon à mes sympathies, et que je me conduirai detelle sorte, monseigneur, que vous estimerez en moi jusqu’ausentiment de faiblesse momentanée qui a retenu mon bras pendant uneseconde.

– Fort bien, dit le régent ; mais comment vous yprendrez-vous ?

– J’attendrai jusqu’à ce que je le rencontre face à face,et alors je ne me servirai ni de l’arquebuse, comme a fait Poltrot,ni du pistolet, comme a fait Vitry ; je lui dirai :« Monseigneur, vous faisiez le malheur de la France, je voussacrifie au salut de la France ! » Et je lepoignarderai.

– Comme a fait Ravaillac, dit le duc sans sourciller etavec une sérénité qui fit passer un frisson dans les veines dujeune homme ; c’est bien !

Gaston baissa la tête sans répondre.

– Ce projet me paraît le plus sûr, répondit le duc, et jel’approuve. Il faut cependant que je vous fasse une dernièredemande. Si vous êtes pris et que l’on vous interroge ?…

– Votre Excellence sait ce qui arrive en pareil cas :on meurt, mais on ne répond pas ; et puisque vous m’avez citétout à l’heure Ravaillac, c’est, si j’ai bonne mémoire, ce qu’afait Ravaillac, et cependant Ravaillac n’était pas gentilhomme.

La fierté de Gaston ne déplut pas au régent, qui avait beaucoupde jeunesse dans le cœur et d’esprit chevaleresque dans latête ; d’ailleurs, habitué aux natures étiolées, basses etcourtisanesques qu’il coudoyait tous les jours, cette nature simpleet vigoureuse de Gaston était une nouveauté pour lui. Or on saitcombien le régent recherchait toute nouveauté.

Il réfléchit donc encore, et, comme si, n’étant pas décidé, ileût voulu gagner du temps :

– Je puis donc compter, dit-il, que vous serezimmuable ?

Gaston sembla étonné que son interlocuteur revint encorelà-dessus ; ce sentiment se traduisait dans ses regards :le régent s’en aperçut.

– Oui, dit-il du même ton, je le vois, vous êtesdécidé.

– Absolument, répondit le chevalier, et j’attends lesdernières instructions de Votre Seigneurie.

– Comment cela, mes dernières instructions ?

– Sans doute. Votre Excellence ne s’est pas encore engagéeavec moi, qui me suis mis tout d’abord à votre disposition ;je vous appartiens déjà corps et âme.

Le duc se leva.

– Eh bien, dit-il, puisqu’il faut absolument un dénoûment àcette entrevue, vous allez sortir par cette porte et traverser lepetit jardin qui entoure cette maison. Dans une voiture qui vousattend à la porte du fond, vous trouverez mon secrétaire qui vousremettra un laisser passer d’audience pour le régent ; deplus, vous serez garanti par ma parole.

– Voilà tout ce que je demandais sur ce point, monseigneur,reprit Gaston.

– Avez-vous encore autre chose à me dire ?

– Oui. Avant de faire mes adieux à Votre Seigneurie, que jen’aurai peut-être plus l’occasion de voir en ce monde, j’ai unegrâce à lui demander.

– Laquelle, monsieur ? répondit le duc. Dites,j’écoute.

– Monseigneur, reprit Gaston, ne vous étonnez pas sij’hésite un instant ; car ici il ne s’agit point d’un servicevulgaire ou d’une faveur personnelle : Gaston de Chanlay n’aplus besoin que d’un poignard, et le voici. Mais, en sacrifiant soncorps, il ne voudrait pas sacrifier son âme ; la mienne,monseigneur, est à Dieu d’abord, puis à une jeune fille que j’aimeavec idolâtrie. Triste amour, n’est-ce pas, que celui qui a grandisi près d’une tombe ! N’importe, abandonner cette enfant sipure et si tendre, ce serait tenter Dieu d’une manièreinsensée ; car je vois que parfois il nous éprouve cruellementet laisse souffrir même ses anges. J’ai donc aimé sur cette terreune adorable femme, que mon affection soutenait et protégeaitcontre des piéges infâmes. Moi mort ou disparu, quedeviendrait-elle ? Nos têtes tomberont, à nous, monseigneur,ce sont celles de simples gentilshommes ; mais vous,monseigneur, vous êtes un puissant lutteur soutenu par un puissantroi ; vous vaincrez la mauvaise fortune, vous. Eh bien, jeveux remettre en vos bras ce trésor de mon âme. Vous reporterez surmon amie toute la protection que vous me devez comme associé, commecomplice.

– Oui, monsieur, je vous le promets, répondit le régentprofondément ému.

– Ce n’est pas tout, monseigneur ; il peut m’arrivermalheur, et, ne pouvant lui laisser ma personne, je voudrais luilaisser mon nom pour appui. Moi mort, elle n’a plus defortune ; car elle est orpheline, monseigneur. J’ai fait, enquittant Nantes, un testament où je lui laisse tout ce que jepossède. Monseigneur, quand je mourrai, qu’elle soit veuve… est-cepossible ?

– Qui s’y oppose ?

– Personne ; mais je puis être arrêté demain, ce soir,en sortant de cette maison.

Le régent tressaillit à cet étrange pressentiment.

– Supposez que je sois conduit à la Bastille, croyez-vousque j’obtienne la grâce de l’épouser avant mon exécution ?

– J’en suis sûr.

– Vous emploierez-vous, de tout votre pouvoir, à me faireobtenir cette grâce ? Jurez-moi cela, monseigneur, pour que jebénisse votre nom, et qu’il ne m’échappe, dans les tortures, qu’uneaction de grâces quand je penserai à vous.

– Sur mon honneur, monsieur, je vous le promets, dit lerégent attendri ; cette jeune fille me sera sacrée ; ellehéritera, dans mon cœur, de toute l’affection qu’involontairementje ressens pour vous.

– Maintenant, monseigneur, encore un mot.

– Dites, monsieur, car je vous écoute avec une profondesympathie.

– Cette jeune fille ne sait rien de mon projet ; elleignore les causes qui m’ont amené à Paris, la catastrophe qui nousmenace, car je n’ai pas eu la force de lui dire tout cela.Dites-le-lui, vous, monseigneur. Préparez-la à cet événement. Quantà moi, je ne la reverrai que pour devenir son mari. Si je larevoyais au moment de frapper le coup qui me séparera d’elle, mamain tremblerait peut-être, et il ne faut pas que ma maintremble.

– Sur ma foi de gentilhomme, monsieur, dit le régent ému audelà de toute expression, je vous le répète, non-seulement cettejeune fille me sera sacrée, mais encore je ferai pour elle tout ceque vous désirez que je fasse.

– Maintenant, monseigneur, dit Gaston en se relevant,maintenant je suis fort.

– Et cette jeune fille, demanda le régent, oùest-elle ?

– En bas, dans la voiture, qui m’a amené. Laissez-moi meretirer, monseigneur, et dites-moi seulement où elle logera.

– Ici, monsieur. Cette maison qui n’est habitée parpersonne, et qui est on ne peut plus convenable pour une jeunefille, sera la sienne.

– Monseigneur, votre main.

Le régent tendit la main à Gaston, et peut-être allait-il fairequelque nouvelle tentative pour l’arrêter, lorsqu’une petite touxsèche qui retentit sous les fenêtres lui fit comprendre que Duboiss’impatientait.

Il fit donc un pas en avant pour indiquer à Gaston quel’audience était terminée.

– Monseigneur, encore une fois, dit Gaston, veillez survotre enfant. Elle est douce, belle et fière : c’est une deces riches et nobles natures comme vous en aurez rencontré bien peudans votre vie… Adieu, monseigneur, je vais trouver votresecrétaire.

– Et il faudra lui dire que vous allez tuer un homme ?dit le régent faisant un dernier effort pour retenir Gaston.

– Oui, monseigneur, répondit le chevalier. Seulement vousajouterez que je le tue pour sauver la France.

– Partez donc, monsieur, dit le duc en ouvrant une portequi donnait sur le jardin, et suivez l’allée que je vous aidite.

– Souhaitez-moi bonne chance, monseigneur.

– Ah ! l’enragé ! dit en lui-même le régent,voudrait-il encore me faire prier Dieu pour le succès de son coupde poignard ? Ah ! quant à cela, ma foi, non !

Gaston s’éloigna. Le sable, mêlé de neige, cria sous sespas.

Le régent le suivit quelque temps des yeux par la fenêtre ducorridor. Puis, quand il l’eut perdu de vue :

– Allons ! dit-il, il faut que chacun suive sonchemin… Pauvre garçon !

Et il rentra au salon, où il trouva Dubois, qui était rentré parune autre porte, et qui l’attendait.

Dubois avait sur le visage un air de malice et de satisfactionqui n’échappa point au régent. Le duc le regarda quelque temps sansparler, et comme pour chercher ce qui se passait dans l’esprit decet autre Méphistophélès.

Cependant ce fut Dubois qui rompit le premier le silence.

– Eh bien, monseigneur, dit-il au régent, vous en voicienfin débarrassé, du moins je l’espère.

– Oui, répondit le duc, mais d’une manière qui me déplaîtfort, Dubois. Je n’aime pas à jouer un rôle dans tes comédies, tule sais.

– C’est possible ; mais peut-être ne feriez-vous pasmal, monseigneur, de me donner un rôle dans les vôtres.

– Comment cela ?

– Oui ; elles réussiraient mieux, et les dénoûmentsseraient meilleurs.

– Je ne sais pas ce que tu veux dire, explique-moi… Voyons,parle… quelqu’un m’attend, qu’il faut que je reçoive.

– Oh ! là ! là ! monseigneur, recevez ;nous reprendrons la conversation plus tard. Maintenant le dénoûmentde votre comédie est fait, et il n’en serait ni meilleur nipire.

Et, sur ces mots, Dubois s’inclina avec ce respect railleur quele régent avait l’habitude de lui voir prendre quand, dans le jeuéternel qu’ils jouaient l’un contre l’autre, Dubois avait lesbelles cartes.

Aussi rien n’inquiétait-il si fort le régent que ce respectsimulé.

Il le retint.

– Voyons !… qu’y a-t-il encore ? et qu’as-tudécouvert de nouveau ? lui demanda-t-il.

– J’ai découvert que vous êtes un habile dissimulateur,peste !

– Cela t’étonne ?

– Non, cela me fait de la peine. Encore quelques pas danscet art, et vous faites des miracles ; vous n’aurez plusbesoin de moi, et vous me renverrez faire l’éducation de votrefils, qui a bon besoin, j’en conviens, d’un maître comme moi.

– Voyons, parle vite.

– C’est juste, monseigneur ; car, ici, il n’est plusquestion de votre fils, mais de votre fille.

– De laquelle ?

– Ah ! c’est vrai, nous en avons tant ! D’abord,l’abbesse de Chelles, puis madame de Berry, puis mademoiselle deValois, puis les autres, qui sont trop jeunes pour qu’on en parle,et, par conséquent, pour que j’en parle ; puis enfin cettecharmante fleur de Bretagne, ce genêt sauvage, qu’on voulaitécarter du souffle empoisonné de Dubois, de peur que ce souffle nela flétrît.

– Ose dire que je n’avais pas raison !

– Comment donc ! monseigneur, vous avez faitmerveille. Ne voulant pas de cet infâme Dubois, ce en quoi je vousapprouve, vous avez, l’archevêque de Cambrai étant mort, ététrouver à sa place le bon, le digne, le pur, le candide Nocé, etvous lui avez emprunté sa maison.

– Ah ! ah ! dit le régent, tu sais cela,toi !…

– Et quelle maison ! virginale comme son maître. Oui,monseigneur, oui, c’est plein de prudence et de raison. Cachonsbien à cet enfant le monde corrupteur ; éloignons d’elle toutce qui pourrait altérer sa naïveté primitive. C’est pourquoi nouslui donnons une demeure où l’on ne voit que Lédas, Érigones etDanaés pratiquant le culte de l’abomination sous le symbole decygnes, de grappes de raisin et de pluies d’or. Sanctuaire moral,où les prêtresses de la vertu, et toujours sous le prétexte de leuringénuité sans doute, prennent les plus ingénieuses, mais les moinspermises des attitudes.

– Et ce diable de Nocé qui m’avait juré qu’il n’y avait làque du Mignard !

– Ne connaissez-vous donc pas la maison,monseigneur ?

– Est-ce que je regarde toutes ces turpitudes,moi !

– Et puis vous êtes myope, c’est vrai.

– Dubois !

– Pour meubles, votre fille n’aura que des toilettesétranges, des canapés inintelligibles, des lits de reposmagiques ; pour livres… Ah ! ce sont les livres de frèreNocé surtout, qui sont connus pour l’instruction et la formation dela jeunesse, et qui font d’heureux pendants au bréviaire deM. de Bussy-Rabutin, dont je vous ai donné un exemplaire,monseigneur, le jour où vous avez eu douze ans !

– Serpent que tu es !

– Bref, la plus austère pruderie habite cet asile. Jel’avais choisi pour dégourdir le fils ; mais monseigneur etmoi ne voyons pas les choses du même œil il l’a choisi, lui, pourpurifier sa fille.

– Ah çà, Dubois, dit le régent, à la fin, vous mefatiguez.

– J’arrive au but, monseigneur (incedo ad finem).Au reste, mademoiselle votre fille eût dû se trouver très-bien duséjour de cette maison, car, comme toutes les personnes de votresang, c’est une personne fort intelligente.

Le régent frémit. Il devinait quelque triste nouvelle sous lepréambule tortueux et sous le sourire méchant et railleur deDubois.

– Eh bien, cependant, continua celui-ci, voyez ce que c’estque l’esprit de contradiction, monseigneur ; eh bien, ellen’est pas contente du logement que lui avait si paternellementchoisi Votre Altesse : elle déménage.

– Qu’est-ce à dire ?

– Je me trompe ; elle a même déménagé.

– Ma fille est partie ! s’écria le régent.

– Parfaitement, dit Dubois.

– Par où ?

– Par la porte, donc… Oh ! ce n’est pas une de cesdemoiselles qui s’évadent la nuit par les fenêtres. C’est biennotre sang, monseigneur ; et si j’en avais douté une seuleminute, j’en serais convaincu maintenant.

– Et madame Desroches ?

– Madame Desroches est au Palais-Royal ; je la quitteà l’instant. Elle venait annoncer cette nouvelle à VotreAltesse.

– Mais elle n’a donc rien pu empêcher ?

– Mademoiselle ordonnait.

– Il fallait faire fermer les portes par la valetaille. Lavaletaille ignorait que c’était ma fille, et n’avait aucune raisonpour lui obéir.

– La Desroches a eu peur de la colère de mademoiselle, maisla valetaille a eu peur de l’épée.

– De l’épée ! que dis-tu ? Tu es ivre,Dubois.

– Ah oui avec cela que je mène un régime à me griser :je ne bois que de l’eau de chicorée. Non, monseigneur, si je suisivre, c’est d’admiration pour la perspicacité de Votre Altessequand elle veut conduire une affaire à elle toute seule.

– Mais qu’as-tu parlé d’épée ? quelle épée voulais-tudire ?

– L’épée dont dispose mademoiselle Hélène, et quiappartient à un charmant jeune homme.

– Dubois !

– Qui l’aime beaucoup.

– Dubois, tu me rendras insensé !

– Et qui la suivit de Nantes à Rambouillet avec infinimentde galanterie.

– M. de Livry ?

– Tiens, vous savez son nom ! Alors je ne vousapprends donc rien, monseigneur.

– Dubois, je suis anéanti !

– Il y a de quoi, monseigneur. Mais voilà ce que c’est quede faire ses affaires soi-même, quand on a en même temps às’occuper de celles de la France.

– Mais enfin où est-elle ?

– Ah ! voilà ! où est-elle ? Est-ce que jele sais, moi !

– Dubois, c’est toi qui m’as appris sa fuite, c’est à toimaintenant de m’apprendre sa retraite. Dubois, mon cher Dubois, ilfaut que tu me retrouves ma fille.

– Ah ! monseigneur, que vous ressemblez furieusementaux pères de Molière et moi à Scapin !… Ah ! mon bonScapin, mon cher Scapin, mon petit Scapin, retrouve-moi mafille ! Monseigneur, j’en suis fâché, mais Géronte ne diraitpas mieux… Eh bien, soit ! on vous la cherchera votrefille ; on vous la trouvera, et on vous vengera de sonravisseur.

– Eh bien, retrouve-la-moi, Dubois, et demande-moi tout ceque tu voudras après.

– À la bonne heure ! voilà qui est parler !…

Le régent était tombé sur un fauteuil, la tête appuyée entre lesdeux mains. Dubois le laissait à sa douleur, en s’applaudissantd’une affection qui doublait l’empire qu’il avait déjà sur leduc.

Tout à coup, et tandis qu’il le regardait de ce souriremalicieux qui lui était habituel, on gratta doucement à laporte.

– Qui va là ? demanda Dubois.

– Monseigneur, dit une voix d’huissier derrière la porte,il y a là, en bas, dans le même fiacre qui a amené le chevalier,une jeune dame qui fait demander s’il ne descendra pas bientôt, etsi elle doit toujours attendre.

Dubois fit un bond et se précipita vers la porte ; mais ilétait trop tard. Le régent, à qui les paroles de l’huissier avaientrappelé la promesse solennelle qu’il venait de faire à Gaston,s’était levé tout d’un coup.

– Où allez-vous, monseigneur ? demanda Dubois.

– Recevoir cette jeune fille, dit le régent.

– C’est mon affaire, et non la vôtre. Oubliez-vous que vousm’avez abandonné cette conspiration ?

– Je t’ai abandonné le chevalier, c’est vrai ; maisj’ai promis au chevalier de servir de père à celle qu’il aime. J’aidonné ma parole, je la tiendrai. Puisque je lui tue son amant,c’est bien le moins que je la console.

– Je m’en charge, dit Dubois essayant de cacher sa pâleuret son agitation sous un de ces sourires diaboliques quin’appartenaient qu’à lui.

– Tais-toi, et ne bouge pas d’ici ! s’écria lerégent ; tu vas encore me faire quelque indignité.

– Que diable ! monseigneur, laissez-moi au moins luiparler.

– Je lui parlerai bien moi-même ; ce ne sont pas tesaffaires : je suis engagé personnellement, j’ai donné ma foide gentilhomme… Allons, silence, et demeure là.

Dubois se rongeait les poings ; mais, quand le régentparlait de ce ton, il fallait obéir. Il s’adossa au chambranle dela cheminée, et attendit.

Bientôt le frôlement d’une robe de soie se fit entendre.

– Oui, madame, dit l’huissier, c’est par ici.

– La voilà, dit le duc. Songe à une chose, Dubois :c’est que cette jeune fille n’est responsable en rien de la fautede son amant. En conséquence, tu entends, les plus grands égardspour elle.

Et puis, se retournant du côté d’où venait la voix :

– Entrez, ajouta-t-il.

À cette invitation, la portière s’ouvrit précipitamment ;la jeune femme fit un pas vers le régent, qui recula comme frappéde la foudre.

– Ma fille ! murmura-t-il en essayant de reprendre sonempire sur lui-même, tandis qu’Hélène, après avoir cherché de touscôtés Gaston des yeux, s’arrêtait et faisait une révérence.

Quant à Dubois, il est facile de se figurer la grimace qu’ilfaisait.

– Pardon, monsieur, dit Hélène ; mais peut-être mesuis-je trompée. Je cherchais un ami qui m’avait laissée en bas, etqui devait revenir me prendre. Voyant qu’il tardait, je me suishasardée à faire demander de ses nouvelles ; on m’a conduiteici, et peut-être est-ce une erreur de la part de l’huissier.

– Non, mademoiselle, dit le duc ; M. le chevalierde Chanlay me quitte à l’instant même, et je vous attendais.

Mais, tandis que le régent parlait, la jeune fille, préoccupéeau point d’oublier pour un instant Gaston, semblait faire un effortpour rappeler tous ses souvenirs.

Enfin, comme répondant à ses propres pensées :

– Oh ! mon Dieu ! que c’est étrange !s’écria-t-elle tout d’un coup.

– Qu’avez-vous ? demanda le régent.

– Oh ! oui, c’est bien cela.

– Achevez, dit le duc, car je ne puis comprendre ce quevous voulez me dire.

– Oh ! monsieur, dit Hélène toute tremblante, c’estsingulier comme votre voix m’a rappelé la voix d’une personne…

Hélène s’arrêta en hésitant.

– De votre connaissance ? demanda le régent.

– D’une personne avec laquelle je ne me suis trouvée qu’uneseule fois, mais dont l’accent est resté là, vivant dans moncœur.

– Et quelle était cette personne ? demanda le régent,tandis que Dubois haussait les épaules à cettedemi-reconnaissance.

– Cette personne disait qu’elle était mon père, réponditHélène.

– Je me félicite de ce hasard, mademoiselle, reprit lerégent ; car cette ressemblance de ma voix avec celle d’unepersonne qui doit vous être chère donnera peut-être plus de poids àmes paroles. Vous savez que M. le chevalier de Chanlay m’afait la grâce de me choisir pour votre protecteur.

– Du moins m’a-t-il fait entendre qu’il m’amenait chezquelqu’un qui pourrait me défendre du péril que je cours.

– Et quel péril courez-vous ? demanda le régent.

Hélène regarda autour d’elle, et ses yeux s’arrêtèrent avecinquiétude sur Dubois. Il n’y avait point à s’y tromper :autant la figure du régent lui était visiblement sympathique,autant celle de Dubois lui paraissait inspirer de défiance.

– Monseigneur, dit à demi-voix Dubois, qui ne s’abusait passur son expression, monseigneur, je crois que je suis de trop ici,et je me retire. D’ailleurs, vous n’avez plus besoin de moi,n’est-ce pas ?

– Non, mais j’en aurai besoin tout à l’heure ; net’éloigne donc pas.

– Je me tiendrai aux ordres de Votre Altesse.

Toute cette conversation eut lieu à voix trop basse pourqu’Hélène pût l’entendre ; d’ailleurs, par discrétion, elleavait fait un pas en arrière, et elle continuait de fixersuccessivement ses yeux sur chacune des portes, espérant que, parl’une d’elles, rentrerait enfin Gaston.

Ce fut une consolation pour Dubois de penser, en se retirant,que celle qui venait de lui jouer le mauvais tour de se retrouvertoute seule, serait au moins trompée dans son attente.

Quand Dubois fut sorti, le duc et Hélène respirèrent pluslibrement.

– Asseyez-vous, mademoiselle, dit le duc ; nous avonsà causer longuement, et j’ai bien des choses à vous dire.

– Monsieur, une seule d’abord, dit Hélène : lechevalier Gaston de Chanlay ne court aucun danger, n’est-cepas ?

– Nous reviendrons à lui tout à l’heure, mademoiselle.Parlons de vous d’abord. Il vous a amenée chez moi comme chez unprotecteur. Voyons, dites-moi, contre qui dois-je vousprotéger ?

– Tout ce qui m’arrive depuis quelques jours est siétrange, que je ne sais qui je dois craindre et à qui je dois mefier. Si Gaston était là…

– Oui, je comprends, et qu’il vous autorisât à tout medire, vous n’auriez plus de secrets pour moi. Mais, voyons :si je vous prouve que je sais à peu près tout ce qui vousconcerne ?

– Vous, monseigneur ?

– Oui, moi ! Ne vous appelez-vous pas Hélène deChaverny ? N’avez-vous pas été élevée entre Nantes et Clisson,au couvent des augustines ? Un jour, n’avez-vous pas reçu d’unprotecteur mystérieux, qui prend soin de vous, l’ordre de quitterle couvent où vous avez été élevée ? Ne vous êtes-vous pasmise en route accompagnée d’une sœur, à qui vous avez donné centlouis pour la récompenser de sa peine ? À Rambouillet, unefemme nommée madame Desroches ne vous attendait-elle pas ? Nevous a-t-elle pas annoncé la visite de votre père ? Le mêmesoir, n’est-il pas venu quelqu’un qui vous aimait, et qui a cru quevous l’aimiez ?…

– Oui, monsieur, c’est bien cela, dit Hélène étonnée qu’unétranger eût si bien retenu tous les détails de cette histoire.

– Puis, le lendemain, continua le régent,M. de Chanlay, qui vous avait suivie sous le nom deM. de Livry, n’est-il pas venu vous faire une visite àlaquelle a voulu vainement s’opposer votre gouvernante ?

– Tout cela est vrai, monsieur ; et je vois que Gastonvous a tout dit.

– Puis l’ordre est venu de partir pour Paris. Vous avezvoulu vous opposer à cet ordre, cependant il a fallu obéir. On vousa conduite dans une maison du faubourg Saint-Antoine ; maislà, la captivité vous est devenue insupportable.

– Vous vous trompez, monsieur, répondit Hélène ; cen’est point la captivité, c’est la prison.

– Je ne vous comprends pas.

– Gaston ne vous pas dit ses craintes, que j’ai repousséesd’abord, mais partagées ensuite ?

– Non, dites ; quelles craintes pouvez-vousavoir ?

– Mais, s’il ne vous l’a pas dit, comment vous le dirai-je,moi ?

– Y a-t-il quelque chose que l’on ne puisse pas dire à unami ?

– Ne vous a-t-il pas dit que cet homme, qu’au premier abordj’avais cru mon père…

– Que vous avez cru !…

– Oh ! oui, je vous le jure, monsieur ! enentendant le son de sa voix, en sentant ma main pressée dans lasienne, je n’ai eu d’abord aucun doute, et il a fallu presquel’évidence pour faire succéder la crainte à l’amour filial quiremplissait déjà mon cœur.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, achevez. Commentavez-vous pu craindre un homme qui, d’après ce que vous me dites,paraissait avoir une si grande tendresse pour vous ?

– Vous ne comprenez pas, monsieur, que bientôt, comme vousl’avez dit, sous un prétexte frivole, on me fit venir deRambouillet à Paris, que l’on me mit dans cette maison du faubourgSaint-Antoine, et que cette maison parla plus clairement à mes yeuxque n’avaient pu le faire les craintes de Gaston ? Alors je mevis perdue. Toute cette tendresse feinte d’un père cachait lemanège d’un séducteur. Je n’avais d’autre ami que Gaston ; jelui écrivis, il vint.

– Ainsi, s’écria le régent au comble de la joie, lorsquevous quittiez cette maison, c’était pour fuir un séducteur, et nonpour suivre votre amant ?

– Oui, monsieur, si j’avais cru à la réalité de ce père,que je n’avais vu qu’une fois, et qui, pour me voir, s’étaitentouré de tant de mystères, je vous le jure, monsieur, rien nem’eût fait m’écarter de la ligne de mes devoirs.

– Oh ! chère enfant ! s’écria le duc avec unaccent qui fit tressaillir Hélène.

– Alors Gaston m’a parlé d’une personne qui n’avait rien àlui refuser, qui devait veiller sur moi, remplacer mon père. Il m’aemmenée ici, me disant qu’il allait revenir me prendre. Pendantplus d’une heure, j’ai attendu vainement. Enfin, craignant qu’il nelui fût arrivé quelque accident, je l’ai fait demander.

Le front du régent se rembrunit.

– Ainsi, dit-il, changeant la conversation, c’estl’influence, de Gaston qui vous a détournée de votre devoir, cesont ses craintes qui ont éveillé les vôtres.

– Oui ; il s’est effrayé pour moi du mystère quim’entoure, et il a prétendu que ce mystère cachait quelque projetqui devait m’être fatal.

– Mais encore, pour vous persuader, a-t-il dû vous donnerquelque preuve ?

– En fallait-il d’autre que cette maison infâme ! unpère eût-il conduit sa fille dans une pareille maison ?

– Oui, oui, murmura le régent, c’est vrai, il a eu tort.Mais convenez que, sans les suggestions du chevalier, vous, dansl’innocence de votre âme, vous n’eussiez rien soupçonné.

– Non, dit Hélène. Mais, heureusement, Gaston veillait surmoi.

– Croyez-vous donc, mademoiselle, tout ce que vous ditGaston ?

Hélène répondit :

– On se range facilement à l’avis des personnes qu’onaime.

– Et vous aimez le chevalier, mademoiselle ?

– Il y a près de deux ans, monsieur.

– Mais comment vous voyait-il dans le couvent ?

– La nuit, à l’aide d’une barque.

– Et il vous voyait souvent ?

– Toutes les semaines.

– Ainsi, vous l’aimez ?

– Oui, monseigneur, je l’aime.

– Mais comment avez-vous pu disposer de votre cœur, sachantque vous ne vous apparteniez pas à vous-même ?

– Depuis seize ans que je n’avais point entendu parler dema famille, devais-je penser qu’elle se révélerait tout à coup, oùplutôt qu’une odieuse manœuvre me tirerait de la retraite où jevivais si tranquille, pour essayer de me perdre ?

– Mais vous croyez donc toujours que cet homme vous amenti ? Vous croyez donc toujours qu’il n’était pas votrepère ?

– Hélas ! maintenant je ne sais plus que croire, etmon esprit se perd dans cette fiévreuse réalité que je suis tentée,à chaque instant, de prendre pour un rêve.

– Mais ce n’était pas votre esprit qu’il fallait consulter,Hélène, dit le régent ; c’était votre cœur. Près de cet homme,votre cœur ne vous avait-il donc rien dit ?

– Oh ! au contraire ! s’écria Hélène ; tantqu’il a été là, j’ai été convaincue : car jamais je n’avaiséprouvé une émotion pareille à celle que j’éprouvais.

– Oui, reprit le régent avec amertume ; mais, luiparti, ce sentiment a disparu, chassé par de plus fortesinfluences. C’est tout simple, cet homme n’était que votre père, etGaston était votre amant.

– Monsieur, dit Hélène en se reculant, vous me parlez d’unefaçon étrange.

– Pardon ! reprit le régent d’une voix plus douce, jem’aperçois que je me laisse entraîner par l’intérêt que je vousporte ; mais ce qui m’étonne surtout, mademoiselle, continuale régent le cœur oppressé, c’est qu’étant aimée deM. de Chanlay comme vous paraissez l’être, vous n’ayezpas eu sur lui cette influence de le faire renoncer à sesprojets.

– À ses projets, monsieur ! que voulez-vousdire ?

– Comment ! vous ignorez dans quel but il est venu àParis ?

– Je l’ignore, monsieur. Le jour où, les larmes aux yeux,je lui dis que j’étais forcée de quitter Clisson, il me dit que luiétait forcé de quitter Nantes ; et, lorsque je lui annonçaique je venais à Paris, ce fut avec un cri de joie qu’il me réponditqu’il allait suivre le même chemin.

– Ainsi, s’écria le régent le cœur soulagé d’un poidsénorme, ainsi vous n’êtes pas sa complice ?

– Sa complice ! s’écria Hélène effrayée ;oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire ?

– Rien, dit le régent, rien.

– Oh ! si, monsieur ; vous m’avez dit un mot quime révèle tout. Oui, je me demandais d’où venait ce changement dansle caractère de Gaston ; pourquoi, depuis un an, chaque foisque je lui parlais de notre avenir, son front s’assombrissait toutà coup ; pourquoi, avec un si triste sourire, il medisait : « Pensons au présent, Hélène, nul n’est sûr dulendemain ; » pourquoi enfin il tombait tout à coup dansdes rêveries profondes et silencieuses, et telles qu’on eût dit quequelque grand malheur le menaçait. Ah ! ce grand malheur, vousvenez de me le révéler d’un mot, monsieur. Là-bas, Gaston ne voyaitque des mécontents, les Mont-Louis, les Pontcalec, les Talhouët.Ah ! Gaston est venu à Paris pour conspirer ; Gastonconspire !

– Ainsi, vous, s’écria le régent, vous ne saviez rien decette conspiration ?

– Hélas ! monsieur, moi, je ne suis qu’une femme, et,sans doute, Gaston ne m’a pas jugée digne de partager un pareilsecret.

– Oh ! tant mieux ! tant mieux ! s’écria lerégent ; et maintenant, mon enfant, écoutez-moi, écoutez lavoix d’un ami, écoutez les conseils d’un homme qui pourrait êtrevotre père : laissez le chevalier se perdre sur la route où ils’engage, puisqu’il est temps encore pour vous de rester où vousêtes et de ne pas aller plus avant.

– Qui ? moi, monsieur ! s’écria Hélène ;moi, je l’abandonnerais au moment où vous dites vous-même qu’undanger que je ne connais pas le menace ! Oh ! non, non,monsieur ; nous sommes isolés tous deux en ce monde ; iln’a que moi, moi que lui. Gaston n’a plus de parents, moi je n’enai pas encore ; ou, si j’en ai, séparés de moi depuis seizeans, ils sont habitués à mon absence : nous pouvons donc nousperdre ensemble sans faire couler une larme. Oh ! je voustrompais, monseigneur, et, quelque crime que Gaston ait commis oudoive commettre, je suis sa complice.

– Ah ! murmura le régent d’une voix étouffée, mondernier espoir s’en va : elle l’aime.

Hélène se retourna avec étonnement vers cet inconnu quiparaissait prendre une part si vive à son chagrin. Le régent seremit.

– Mais, reprit-il, n’aviez-vous pas à peu près renoncé àlui, mademoiselle ? Ne lui aviez-vous pas dit l’autre jour, lejour où vous vous êtes quittés, que tout devait être fini entrevous, et que vous ne pouviez disposer ni de votre cœur ni de votrepersonne ?

– Oui, je lui ai dit tout cela, monseigneur ! s’écriala jeune fille avec exaltation, parce qu’à cette époque je lecroyais heureux, parce que j’ignorais que sa liberté, que sa viepeut-être fussent compromises. Il n’y eût alors que mon cœur quieût souffert, et ma conscience eût été tranquille. C’était unedouleur à braver, et non un remords à combattre. Mais, depuis queje le vois menacé, depuis que je le sais malheureux, je le sens, savie, c’est ma vie.

– Mais vous vous exagérez votre amour pour lui, sans doute,reprit le régent insistant pour qu’il ne lui restât aucun doute surles sentiments de sa fille ; cet amour ne résisterait pas àl’absence.

– À tout, monseigneur ! s’écria Hélène. Dansl’isolement où mes parents m’ont laissée, cet amour est devenu monespoir unique, mon bonheur, mon existence. Ah ! monseigneur,au nom du ciel, si vous avez quelque influence sur lui, et vousdevez en avoir, puisqu’il vous a confié, à vous, des secrets qu’ilme cache, obtenez de lui qu’il renonce à ces projets dont vous meparlez ; dites-lui ce que je n’ose lui dire à lui-même,c’est-à-dire que je l’aime au-dessus de toute expression ;dites-lui que son sort sera le mien ; que, lui exilé, jem’exile ; prisonnier, je me fais captive ; que, lui mort,je meurs. Dites-lui cela, monsieur, et ajoutez… ajoutez que vousavez compris, à mes l’armes et à mon désespoir, que je vous disaisla vérité.

– Oh la malheureuse enfant ! murmura le régent.

En effet, pour tout autre que pour lui, la situation d’Hélèneétait digne de pitié. À la pâleur qui s’était répandue sur sonvisage, on voyait qu’elle souffrait cruellement ; puis, touten parlant, ses larmes coulaient sans violence, sans sanglots,comme l’accompagnement naturel de ses paroles ; on voyaitqu’elle n’avait pas dit un mot qui ne fût sorti de son cœur,qu’elle n’avait pas pris un engagement qu’elle ne fût prête àtenir.

– Eh bien, dit le régent, soit, mademoiselle, je vouspromets de faire ce que je pourrai pour sauver le chevalier.

Hélène fit un mouvement pour se jeter aux genoux du duc, tant lacrainte du malheur dont était menacé Gaston pliait cette âme sifière. Le régent la reçut dans ses bras. Hélène alors frissonna detout son corps. Il y avait dans le contact de cet homme quelquechose qui semblait lui envelopper le cœur d’espérance et dejoie ; elle resta donc appuyée à son bras, sans faire aucunmouvement pour se relever.

– Mademoiselle, dit le régent après l’avoir regardéequelques instants avec une expression qui l’eût certes trahi si,dans ce moment, les yeux d’Hélène eussent rencontré lessiens ; mademoiselle, allons au plus pressé d’abord. Oui, jevous l’ai dit, Gaston court un danger, mais ce danger n’est pointimmédiat ; par conséquent songeons d’abord à vous, dont laposition est fausse et précaire. Vous êtes confiée à ma garde, etje dois, avant toute chose, m’acquitter de ce soin en bon père defamille. Avez-vous confiance en moi, mademoiselle ?

– Oh ! oui, puisque c’est Gaston qui m’a conduite àvous.

– Toujours Gaston ! murmura le régent à demi-voix.

Puis, revenant à Hélène :

– Vous habiterez, dit-il, cette maison qui est inconnue, etoù vous serez libre. Vous aurez pour société de bons livres et maprésence, qui ne vous manquera pas, si elle peut vous êtreagréable.

Hélène fit un mouvement.

– D’ailleurs, continua le duc, ce vous sera une occasion deparler du chevalier.

Hélène rougit, le régent continua :

– L’église du couvent voisin sera ouverte pour vous à touteheure, et, à la moindre crainte que vous auriez du genre de cellesque vous avez eues, le couvent lui-même vous serait un asile ;la supérieure est de mes amies.

– Oh monsieur, dit Hélène, vous me rassurezentièrement ; j’accepte cette maison que vous m’offrez, et lesbontés que vous nous témoignez, à Gaston et à moi, me rendrontvotre présence infiniment agréable.

Le régent s’inclina.

– Eh bien, mademoiselle, dit-il, considérez-vous donc icicomme chez vous. Il y a une chambre à coucher, je crois, attenant àce salon. La distribution du rez-de-chaussée est commode, et, dèsce soir, je vous enverrai deux religieuses du couvent ; ellesvous conviendront mieux que des femmes de chambre, sans doute.

– Oh ! oui, monsieur.

– Alors, continua le régent avec hésitation ; alorsvous avez donc à peu près renoncé… à votre père ?

– Ah ! monsieur, ne comprenez-vous pas que c’est parla crainte qu’il ne soit pas mon père ?…

– Cependant, reprit le régent, rien ne le prouve ;cette maison seule… je sais bien que c’est une forte préventioncontre lui ; mais peut-être ne la connaissait-ilpas !

– Oh ! reprit Hélène, c’est presque impossible.

– Enfin… s’il faisait de nouvelles démarches près de vous,s’il découvrait votre retraite, s’il vous réclamait, ou tout aumoins s’il demandait à vous voir ?…

– Monsieur, nous préviendrions Gaston, et d’après sonavis…

– C’est bien, dit le régent avec un souriremélancolique.

Et il tendit la main à la jeune fille ; puis il fitquelques pas vers la porte.

– Monsieur…, dit Hélène d’une voix si tremblante, qu’àpeine pouvait-on l’entendre.

– Désirez-vous encore quelque chose ? demanda le ducen se retournant.

– Et lui… pourrais-je le voir ?

Ces mots expirèrent sur les lèvres de la jeune fille plutôtqu’ils ne furent prononcés par elle.

– Oui, dit le duc ; mais pour vous-même, n’est-il pasconvenable que ce soit le moins possible ?

Hélène baissa les yeux.

– D’ailleurs, continua le duc, il est parti pour un voyage,et peut-être ne reviendra-t-il que dans quelques jours.

– Et, à son retour, je le verrai ? demanda Hélène.

– Je vous le jure, répondit le régent.

Dix minutes après, deux jeunes religieuses, suivies d’une sœurconverse, entraient chez Hélène et s’y installaient.

En sortant de chez sa fille, le régent avait demandéDubois ; mais on lui avait répondu qu’après avoir attendu SonAltesse plus d’une demi-heure Dubois était retourné auPalais-Royal.

En effet, en rentrant chez l’abbé, le duc le trouva travaillantavec ses secrétaires ; un portefeuille bourré de papiers étaitsur une table.

– Je demande mille millions de pardons à Votre Altesse, ditDubois en apercevant le duc ; mais, comme Votre Altessetardait et que la conférence pouvait fort traîner en longueur, jeme suis permis de transgresser ses ordres et de revenirtravailler.

– Tu as bien fait ; mais je veux te parler.

– À moi ?

– Oui, à toi.

– À moi seul ?

– Et oui, à toi seul.

– En ce cas, monseigneur veut-il aller m’attendre chez luiou passer dans mon cabinet ?

– Passons dans ton cabinet.

L’abbé fit de la main, en montrant la porte, un signerespectueux au régent. Le régent passa le premier, et Dubois lesuivit, après avoir mis sous son bras le portefeuille, préparéprobablement dans l’attente de la visite qu’il recevait.

Lorsqu’on fut dans le cabinet, le duc regarda tout autour delui.

– Ce cabinet est sûr ? demanda-t-il.

– Pardieu ! chaque porte est double et les muraillesont deux pieds d’épaisseur.

Le régent se laissa aller dans un fauteuil, et tomba dans unemuette et profonde rêverie.

– J’attends, monseigneur, dit au bout d’un instantDubois.

– L’abbé, dit le régent d’un ton bref et comme un hommedécidé à ne supporter, sur ce point, aucune observation, lechevalier est-il à la Bastille ?

– Monseigneur, répondit Dubois, il a dû y faire son entréedepuis une demi-heure à peu près.

– Écrivez à monsieur Delaunay, alors. Je désire qu’il soitélargi à l’instant même.

Dubois semblait s’attendre à cet ordre. Il ne lui échappa aucuneexclamation, il ne fit aucune réponse ; seulement il posa leportefeuille sur une table, l’ouvrit, en tira un dossier et se mità le feuilleter tranquillement.

– Vous m’avez entendu ? dit le régent après un momentde silence.

– Parfaitement, monseigneur, répondit Dubois.

– Obéissez donc, alors.

– Écrivez vous-même, monseigneur, répondit Dubois.

– Et pourquoi moi-même ? demanda le régent.

– Parce qu’on ne forcera jamais cette main, dit Dubois, àsigner la perte de Votre Altesse.

– Encore des phrases ! dit le régent impatienté.

– Non, pas de phrases, mais des faits, monseigneur.Monsieur de Chanlay est-il, oui ou non, un conspirateur ?

– Oui, certes ; mais ma fille l’aime.

– La belle raison pour le mettre en liberté !

– Ce n’en est peut-être pas une pour vous, l’abbé ;mais, pour moi, elle le fait sacré. Il sortira donc de la Bastilleà l’instant.

– Allez l’y chercher vous-même, je ne vous en empêche pas,monseigneur.

– Et vous, monsieur, vous saviez ce secret ?

– Lequel ?

– Que monsieur de Livry et le chevalier étaient une seuleet même personne.

– Eh bien, oui, je le savais. Après ?

– Vous avez voulu me tromper.

– J’ai voulu vous sauver de la sensiblerie où vous vousnoyez en ce moment. Le régent de France, déjà trop occupé de sesplaisirs et de ses caprices, ne pouvait tomber plus mal qu’enprenant de la passion ; et quelle passion encore !L’amour paternel, une passion affreuse ! Un amour ordinaire sesatisfait, et s’use par conséquent ; une tendresse de père estinsatiable, et surtout intolérable. Elle fera commettre à VotreAltesse des fautes que j’empêcherai, par la raison infinimentsimple que j’ai le bonheur de ne pas être père, moi ; ce dontje me félicite tous les jours, en voyant le malheur ou la bêtise deceux qui le sont.

– Et que me fait une tête de plus ou de moins !s’écria le régent ; ce Chanlay ne me tuera pas, une fois qu’ilsaura que c’est moi qui lui ai fait grâce.

– Non, mais il ne mourra pas non plus, pour rester quelquesjours à la Bastille, et il faut qu’il y reste.

– Et moi, je te dis qu’il en sortira aujourd’hui.

– Il le faut pour son propre honneur, continua Dubois commesi le régent n’eût pas prononce une parole ; car, s’il ensortait aujourd’hui, comme vous le voulez, il passerait, près deses complices, qui sont à cette heure à la prison de Nantes et quevous ne songez sans doute pas à en faire sortir comme lui, pour unespion et un traître auquel on a pardonné le crime en faveur de ladélation.

Le régent réfléchit.

– Et puis, continua Dubois, voilà comme vous êtes, vousautres rois ou princes régnants. Une raison, stupide comme toutesles raisons d’honneur, comme celle que je viens de vous donner,vous persuade et vous clôt la bouche ; mais vous ne voulez pascomprendre les grandes, les vraies, les bonnes raisons d’État. Queme fait à moi, que fait à la France, je vous le demande un peu, quemademoiselle Hélène de Chaverny, fille naturelle de monsieur lerégent, pleure et regrette monsieur Gaston de Chanlay, son amant.Dix mille mères, dix mille femmes, dix mille filles, pleureront,dans un an, leurs filles, leurs époux, leurs pères, tués au servicede Votre Altesse par l’Espagnol qui menace, qui prend votre bontépour de l’impuissance, et que l’impunité enhardit. Nous tenons lecomplot, il faut faire justice du complot. Monsieur de Chanlay,chef ou agent de ce complot, venant à Paris pour vous assassiner, –vous ne dirai pas non, il vous a, je l’espère, raconté la chose endétail, – est l’amant de votre fille. Tant pis ! c’est unmalheur qui tombe sur la tête de Votre Altesse. Mais il en esttombé bien d’autres, sans compter ceux qui tomberont. Oui, jesavais tout cela ; je savais qu’il était aimé ; je savaisqu’il s’appelait Chanlay, et non Livry. Oui, j’ai dissimulé ;mais c’était pour le faire châtier exemplairement, lui et sescomplices, parce qu’il faut qu’on sache, une bonne fois, que latête du régent n’est pas une de ces poupées de cible que l’oncherche à abattre par fanfaronnade ou par ennui, s’en allanttranquille et impuni quand on la manque.

– Dubois ! Dubois ! jamais je ne tuerai ma fillepour sauver ma vie ! et ce serait la tuer que de faire tomberla tête du chevalier. Ainsi, pas de prison, pas de cachot ;épargnons jusqu’à l’ombre de la torture à celui dont nous nepouvons tirer justice entière ; pardonnons, pardonnonscomplétement : pas plus de demi-pardon que dedemi-justice.

– Ah ! oui, pardonnons, pardonnons ! voilà legrand mot lâché ! Mais ne vous lassez-vous pas, monseigneur,de chanter éternellement ce mot sur tous les tons ?

– Eh ! Pardieu ! cette fois, le ton doit varier,du moins : car ce n’est pas par générosité. J’en atteste leciel, je voudrais pouvoir punir cet homme, qui est plus aimé, commeamant, que je ne le suis comme père, et qui m’enlève ma dernière etma seule fille ; mais, malgré moi, je m’arrête, je n’irai pasplus loin : Chanlay sera élargi.

– Chanlay sera élargi, oui, monseigneur ; monDieu ! qui s’y oppose ? Seulement, que ce soit plus tard…dans quelques jours. Quel mal lui faisons-nous, je vous ledemande ! Que diable ! il ne mourra pas pour une semainepassée à la Bastille. On vous le rendra, votre gendre, soyeztranquille. Mais laissez faire, et tâchez qu’on ne se moque pastrop de notre pauvre petit gouvernement. Songez donc qu’à l’heurequ’il est on instruit là-bas l’affaire des autres, et qu’onl’instruit rudement, encore. Eh bien, mais ces autres ont aussi desmaîtresses, des femmes, des mères… Vous en occupez-vous le moins dumonde ? Ah ! bien oui !… vous n’êtes pas si fou.Mais songez au ridicule, si cela vient à se savoir, que votre filleaimait celui qui devait vous poignarder. Les bâtards en rirontpendant un mois. C’est à ressusciter la Maintenon, qui se meurt, età la faire vivre un an de plus. Que diable ! patientez ;laissez le chevalier manger les poulets et boire le vin deM. Delaunay. Pardieu ! Richelieu y est bien, à laBastille. Eh bien, en voilà encore un qui est aimé d’une de vosfilles, ce qui n’empêche pas que vous ne l’embastilliez avec rage,lui. Pourquoi ? parce qu’il a été votre rival près de madamede Parabère, près de madame de Sabran, et ailleurs peut-être.

– Mais, enfin, dit le régent en interrompant Dubois, unefois qu’il sera bel et bien écroué à la Bastille, qu’enferas-tu ?

– Dame ! quand il ne ferait ce petit noviciat que pourarriver à en être plus digne de devenir notre gendre ! Àpropos, sérieusement, monseigneur, est-ce que Votre Altesse songe àlui faire une pareille fortune ?

– Eh ! mon Dieu ! est-ce que dans ce moment jesonge à quelque chose, Dubois ? Je ne voudrais pas rendre mapauvre Hélène malheureuse, voilà tout ; et, toutefois, jecrois que le lui donner pour mari, ce serait déroger, quoique lesChanlay soient de bonne famille.

– Les connaissez-vous donc, monseigneur ?Parbleu ! il ne nous manquerait plus que cela.

– J’ai entendu prononcer leur nom il y a longtemps ;mais je ne puis me rappeler en quelle occasion. En attendant, nousverrons ; et, bien que tu en dises, ta raison me décide ;je ne veux pas que cet homme passe pour un lâche. Mais souviens-toiaussi que je ne veux pas non plus qu’il soit maltraité.

– En ce cas, il est bien avec monsieur Delaunay ; maisvous ne connaissez pas la Bastille, monseigneur. Si vous en avieztâté une fois seulement, vous ne voudriez plus d’une maison decampagne. Sous le feu roi, c’était une prison ; oh monDieu ! oui, j’en conviens ; mais sous le règne débonnairede Philippe d’Orléans, c’est devenu une maison de plaisance.D’ailleurs, c’est là que, dans ce moment-ci, se trouve la meilleurecompagnie. Il y a tous les jours festins, bal, concert vocal. On yboit du vin de Champagne à la santé de monsieur le duc du Maine etdu roi d’Espagne. C’est vous qui payez. Aussi y souhaite-t-on touthaut votre mort et l’extinction de votre race. Pardieu !monsieur de Chanlay se trouvera là en pays de connaissances, et àson aise comme le poisson dans l’eau. Ah ! plaignez-le,monseigneur, car il est bien à plaindre, le pauvre jeunehomme !

– Oui, c’est cela, dit le duc enchanté de trouver un termemoyen ; et puis, nous verrons plus tard, d’après lesrévélations de la Bretagne…

Dubois éclata de rire.

– Les révélations de la Bretagne ! Ah !pardieu ! monseigneur, dit-il, je serais curieux de savoir ceque vous apprendront ces révélations, que vous n’ayez appris de labouche même du chevalier. Vous n’en savez pas encore assez,monseigneur ? Peste ! si c’était moi, j’en sauraistrop.

– Aussi, n’est-ce pas toi, l’abbé.

– Hélas ! malheureusement non, monseigneur ; car,si j’étais le duc d’Orléans régent, je me serais déjà faitcardinal… Mais ne parlons pas de cela ; la chose viendra entemps et lieu, je l’espère. D’ailleurs, je crois que j’ai trouvé unmoyen de dénouer l’affaire qui vous inquiète.

– Je me défie de tes moyens, l’abbé, je t’en avertis.

– Attendez donc, monseigneur. Vous ne tenez au chevalierque parce que votre fille y tient !

– Après ?

– Eh bien ; mais, si le chevalier payait d’ingratitudesa fidèle amante, hein ? La jeune personne est fière, ellerenoncerait d’elle-même à son Breton. Ce serait bien joué cela, ceme semble.

– Le chevalier cesser d’aimer Hélène ! elle… unange !… impossible !

– Il y a bien des anges qui ont passé par là, monseigneur.Puis la Bastille fait et défait tant de choses, et on s’y corromptsi vite, surtout dans la société qu’il y trouvera !

– Eh bien, nous verrons ; mais pas une démarche sansmon consentement.

– Ne craignez rien, monseigneur ; pourvu que ma petitepolitique aille son train, je vous promets de laisser bourgeonnertoute votre petite famille.

– Mauvais drôle ! dit le régent en riant, tu rendrais,sur mon honneur, Satan ridicule.

– Allons donc ! voilà enfin que vous me rendezjustice. Voulez-vous profiter de cela, monseigneur, pour examineravec moi les pièces que l’on m’envoie de Nantes ? Cela vousaffirmera dans vos bonnes dispositions.

– Oui ; mais auparavant fais-moi venir madameDesroches.

– Ah ! c’est juste.

Dubois sonna, et transmit l’ordre du régent.

Dix minutes après, madame Desroches entra humble etcraintive ; mais, au lieu de l’orage qu’elle attendait, ellereçut cent louis et un sourire.

– Je n’y comprends plus rien, dit-elle ; décidément ilparaît que la jeune personne n’était pas sa fille.

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