Une Fille du Régent

Chapitre 32LES AFFAIRES D’ÉTAT ET LES AFFAIRES DE FAMILLE.

En quittant la Bastille, le duc avait ramené Hélène chez elle enlui promettant de venir la voir, comme d’habitude, de huit à dixheures du soir, promesse dont Hélène lui eût eu une reconnaissanceplus grande encore si elle eût su que, le même soir, Son Altesseavait grand bal masqué à Monceaux.

En rentrant au Palais-Royal, le duc demanda Dubois ; on luirépondit qu’il était dans son cabinet et travaillait.

Le duc monta lestement les escaliers, selon sa coutume, et entradans l’appartement sans vouloir qu’on l’annonçât.

En effet, Dubois, assis devant une table, travaillait avec unetelle ardeur qu’il n’entendit même pas le duc, qui, après avoirouvert et refermé la porte, s’avança sur la pointe du pied, etregarda par-dessus son épaule à quelle sorte de travail il selivrait avec tant d’acharnement.

Il écrivait, sur une espèce de tableau, des noms avec desaccolades, avec une instruction détaillée en face de chaquenom.

– Que diable fais-tu donc là, l’abbé ? dit lerégent.

– Ah ! c’est vous, monseigneur ! pardon. Je nevous avais pas entendu venir…, sans quoi…

– Je ne te demande pas cela, dit le régent ; je tedemande ce que tu fais là ?

– Je signe les billets d’enterrement de nos amis deBretagne.

– Mais rien n’est décidé encore sur leur sort ; tu vascomme un fou, et la sentence de la commission…

– Je la connais, dit Dubois.

– Elle est donc rendue ?

– Non, mais je l’ai dictée avant son départ.

– Savez-vous que c’est odieux, l’abbé, ce que vous faiteslà !

– En vérité, monseigneur, vous êtes insupportable !Mêlez-vous de vos affaires de famille, et laissez-moi mes affairesd’État.

– Mes affaires de famille !

– Ah ! pour celles-là, je l’espère, je suis de bonnecomposition, ou, pardieu vous êtes bien difficile. Vous merecommandez M. Gaston de Chanlay, et, sur votrerecommandation, je lui fais une Bastille à l’eau de rose : desrepas succulents, des messes charmantes, un gouverneuradorable ; je lui laisse percer des trous dans vos plancherset dégrader vos murs, qui nous coûtent très-cher à réparer. Depuisson entrée, tout le monde est en fête : Dumesnil bavarde toutela journée par sa cheminée, mademoiselle de Launay pêche à la lignepar sa fenêtre, Pompadour boit du vin de Champagne. Il n’y a pasjusqu’à Laval qui ne prenne des lavements à tout rompre :trois par jour. Il n’y a rien à dire à cela, ce sont vos affairesde famille. Mais là-bas, en Bretagne, ah ! vous n’avez rien ày voir, monseigneur, et je vous défends d’y regarder, à moinstoutefois que vous n’ayez encore semé par là un quart de douzainede filles inconnues, ce qui est bien possible.

– Dubois, faquin !

– Ah ! vous croyez avoir tout dit quand vous m’avezappelé Dubois, et que vous avez ajouté l’épithète de faquin à monnom ; eh bien, faquin, tant qu’il vous plaira. Mais, enattendant, sans le faquin vous étiez assassiné.

– Eh bien, après ?

– Après ! Ah ! l’homme d’État ! eh bien,après j’étais pendu moi peut-être ; voilà d’abord uneconsidération ; ensuite madame de Maintenon était régente deFrance. Quelle facétie ! après !… Et dire que c’est unprince philosophe qui hasarde de pareilles naïvetés ! ÔMarc-Aurèle ! n’est-ce pas lui qui a dit cette absurdité,monseigneur : Populos esse demum felices, si regesphilosophi forent, aut philosophi reges ? En voilàun échantillon.

Et, ce disant, Dubois écrivait toujours.

– Dubois, dit le régent, tu ne connais pas cegarçon !

– Quel garçon ?

– Le chevalier.

– Vraiment ! Vous me le présenterez quand il seravotre gendre.

– Alors ce sera demain, Dubois.

L’abbé se retourna stupéfait, les deux mains appuyées aux brasde son fauteuil, et regardant le régent de ses petits yeux aussiécarquillés que le permettait l’exiguïté des paupières.

– Ah çà ! monseigneur, êtes-vous fou ?dit-il.

– Non, mais c’est un honnête homme, et les honnêtes genssont rares ; tu le sais mieux que personne, l’abbé.

– Honnête homme ! ah ! monseigneur, permettez-moide vous dire que vous entendez singulièrement l’honnêteté.

– Oui ; dans tous les cas, je ne crois pas que toi etmoi l’entendions de la même manière.

– Et qu’a-t-il fait de plus, l’honnête homme ? a-t-ilempoisonné le poignard avec lequel il devait vous frapper ? Ence cas, il n’y aurait rien à dire ; ce serait plus qu’unhonnête homme, ce serait un saint. Nous avons déjà saint JacquesClément, saint Ravaillac ; saint Gaston manque à notrecalendrier. Vite, vite, monseigneur, vous qui ne voulez pasdemander au pape le cardinalat pour votre ministre, demandez-lui lacanonisation pour votre assassin, et, pour la première fois devotre vie, vous serez logique.

– Dubois, je te dis qu’il y a peu d’hommes capables defaire ce qu’a fait ce jeune homme.

– Peste ! heureusement. S’il y en avait seulement dixen France, je vous déclare, monseigneur, que je donnerais madémission.

– Je ne parle pas de ce qu’il a voulu faire, dit le régent,je parle de ce qu’il a fait.

– Eh bien, qu’a-t-il fait ? Voyons, j’écoute. Je nedemande pas mieux que d’être édifié, moi.

– D’abord, il a tenu le serment qu’il a fait àd’Argenson.

– Oh ! cela, je n’en doute pas ; c’est un garçonfidèle à sa parole ; et, sans moi, il tenait aussi celui qu’ilavait fait à MM. de Pontcalec, Mont-Louis, Talhouët,etc.…, etc.

– Oui, mais l’un était plus difficile que l’autre ; ilavait juré de ne pas parler de sa condamnation à personne, et iln’en a pas parlé à sa maîtresse.

– Ni à vous ?

– À moi il m’en a parlé, parce que je lui ai dit qu’ilétait inutile de nier, et que je la connaissais. Alors il m’adéfendu de rien demander pour lui au régent, ne désirant obtenir,m’a-t-il dit, qu’une seule grâce.

– Laquelle, voyons ?

– Celle d’épouser Hélène, afin de lui laisser une fortuneet un nom.

– Bon ! il veut laisser une fortune et un nom à votrefille. Eh bien, mais il est poli, votre gendre !

– Oublies-tu que tout cela est un secret pourlui ?

– Qui sait ?

– Dubois, j’ignore dans quoi on t’a trempé les mains lejour où tu es venu au monde ; mais ce que je sais, c’est quetu salis tout ce que tu touches.

– Excepté les conspirateurs, monseigneur ; car il mesemble qu’en pareille circonstance, au contraire, je nettoie assezbien. Voyez les Cellamare ! hein ! comme cela a étélavé ! Dubois par ci, Dubois par là ! J’espère quel’apothicaire a joliment purgé la France de l’Espagne. Eh bien, ilen sera de même de nos Olivarès qu’il en a été de nos Cellamare. Iln’y a plus que la Bretagne d’engorgée ; une bonne médecine àla Bretagne, et tout sera fini.

– Dubois, tu plaisanterais avec l’Évangile.

– Pardieu ! j’ai commencé par là.

Le régent se leva.

– Allons, allons, monseigneur, dit Dubois, j’ai tort,j’oubliais que vous êtes à jeun. Voyons la fin de l’histoire.

– Eh bien, la fin de l’histoire est que j’ai promis dedemander cette autorisation au régent, et que le régentl’accordera.

– Le régent fera une sottise.

– Non, monsieur, il réparera une faute.

– Allons, bien ! il ne nous manquait plus que dedécouvrir que vous deviez une réparation àM. de Chanlay.

– Pas à lui, mais à son frère.

– Encore mieux ; mais ce gaillard-là, c’est l’agneaude la Fontaine ; et que lui avez-vous fait à cefrère ?

– Je lui ai enlevé une femme qu’il aimait.

– Laquelle ?

– La mère d’Hélène.

– Eh bien, pour cette fois vous avez eu tort, car si vousla lui aviez laissée, nous n’aurions pas aujourd’hui toute cettemauvaise affaire sur les bras.

– Nous l’avons, il faut nous en tirer du mieuxpossible.

– C’est à quoi je travaille… Et à quand le mariage,monseigneur ?

– À demain.

– Dans la chapelle du Palais-Royal ? Vous serez là encostume de chevalier de l’ordre, vous étendrez les deux mains surla tête de votre gendre ; une de plus qu’il n’en voulaitétendre vers vous. Ce sera on ne peut plus touchant.

– Non, cela ne se passera pas tout à fait ainsi. Ils semarieront à la Bastille, et je serai dans une chapelle où ils nepourront me voir.

– Eh bien, monseigneur, je demande à y être avec vous.C’est une cérémonie que je veux voir. On dit ces sortes de chosesfort attendrissantes.

– Non pas, tu me gênerais. Ta laide physionomie dénonceraitmon incognito.

– Votre belle physionomie est plus reconnaissable encore,monseigneur, dit Dubois en s’inclinant. Il y a des portraits deHenri IV et de Louis XIV à la Bastille.

– C’est bien flatteur.

– Monseigneur se retire ?

– Oui, j’ai donné un rendez-vous à Delaunay.

– Le gouverneur de la Bastille ?

– Oui.

– Allez, monseigneur, allez.

– À propos, te verra-t-on cette nuit à Monceaux ?

– Peut-être.

– As-tu ton déguisement ?

– J’ai mon costume de la Jonquière.

– Chut ! il n’est de misequ’au Muids-d’Amour, et à la rue du Bac.

– Monseigneur oublie la Bastille, où il a quelque succès.Sans compter, ajouta Dubois avec son sourire de singe, ceux qu’il yaura encore.

– C’est bien. Adieu, l’abbé.

– Adieu, monseigneur.

Le régent sortit.

Resté seul, Dubois s’agita sur son fauteuil, puis resta pensif,puis se gratta le nez, puis sourit.

C’était signe qu’il prenait une grande résolution.

En conséquence, il allongea la main vers la sonnette etsonna.

Un huissier entra.

– M. Delaunay, le gouverneur de la Bastille, va venirchez monseigneur le régent, dit-il ; guettez-le à sa sortie,et amenez-le-moi.

L’huissier s’inclina, et se retira sans répondre. Dubois seremit à son travail funèbre.

Au bout d’une demi-heure, la porte se rouvrit, et l’huissierannonça M. Delaunay.

Dubois lui remit une note très-détaillée.

– Lisez cela, lui dit Dubois. Je vous donne lesinstructions écrites, afin que vous n’ayez aucun prétexte pour vousen écarter.

Delaunay lut la note avec tous les signes d’une consternationcroissante.

– Ah ! monsieur, dit-il lorsqu’il eut fini, vousvoulez donc me perdre de réputation ?

– Comment cela ?

– Demain, lorsqu’on saura ce qui s’est passé…

– Qui le dira ? est-ce vous ?

– Non, mais monseigneur…

– Sera enchanté. Je vous réponds de lui.

– Un gouverneur de la Bastille !

– Tenez-vous à garder ce titre ?

– Sans doute.

– Faites ce que j’ordonne, alors.

– Il est cependant bien dur, quand on est surveillant, defermer les yeux et de se boucher les oreilles.

– Mon cher gouverneur, allez donc faire une visite dans lacheminée de M. Dumesnil, dans le plafond deM. de Pompadour, et dans la seringue deM. de Laval.

– Que dites-vous, monsieur ?… Serait-ilpossible ?… Mais vous me parlez là de choses que j’ignorecomplétement !

– Preuve que je sais mieux que vous ce qui se passe à laBastille ; et si je vous parlais des choses que vous savez,vous seriez bien plus étonné encore.

– Que pourriez-vous me dire ? demanda le pauvregouverneur tout interdit.

– Je pourrais vous dire qu’il y a aujourd’hui huit jours,un des fonctionnaires de la Bastille, et des plus haut placés même,a reçu, de la main à la main, cinquante mille livres pour laisserpasser deux marchandes à la toilette.

– Monsieur, c’était…

– Je sais qui c’était, ce qu’elles allaient faire, et cequ’elles ont fait : c’étaient mesdemoiselles de Valois et deCharolais. Ce qu’elles allaient faire ?… elles allaient voirM. le duc de Richelieu ; ce qu’elles ont fait ?…elles ont mangé des bonbons jusqu’à minuit dans la tour du Coin, oùelles comptent retourner demain, à telles enseignes qu’aujourd’huimademoiselle de Charolais en a fait donner avis àM. de Richelieu.

Delaunay pâlit.

– Eh bien, continua Dubois, croyez-vous que si je racontaisde ces sortes de choses au régent, qui est très-friand de scandale,comme vous savez, certain monsieur Delaunay serait longtempsgouverneur à la Bastille ? Mais non, je n’en souffle pas lemot ; je sais qu’il faut s’entr’aider les uns les autres. Jevous aide, monsieur Delaunay, aidez-moi donc.

– À vos ordres, monsieur, dit le gouverneur.

– Ainsi, c’est dit, je trouverai toutes chosesprêtes ?

– Je vous le promets, monsieur ; mais pas un mot àmonseigneur.

– Allons donc ! Adieu, monsieur Delaunay.

– Adieu, monsieur Dubois.

Et Delaunay se retira à reculons en faisant forcerévérences.

– Bon ! dit Dubois, et maintenant, monseigneur, à nousdeux ; et ; quand demain, vous voudrez marier votrefille, il ne vous manquera plus qu’une chose, ce sera votregendre…

*

* *

Au moment même où Gaston venait de faire passer à Dumesnil lalettre de mademoiselle de Launay, il entendit des pas dans lecorridor ; il se hâta d’inviter aussitôt le chevalier à neplus prononcer une parole, frappa du pied pour prévenir Pompadourde se tenir sur ses gardes, éteignit sa lumière, et jeta son habitsur une chaise, comme s’il commençait à se déshabiller.

En ce moment, la porte s’ouvrit et le gouverneur entra. Comme iln’avait pas l’habitude de visiter les prisonniers à cette heure-là,Gaston jeta un regard rapide et inquiet sur lui, et crut remarquerqu’il était troublé ; de plus, le gouverneur, qui paraissaitvouloir rester seul avec Gaston, prit la lampe des mains de celuiqui la portait. Le chevalier s’aperçut qu’en la posant sur la tablela main du gouverneur tremblait.

Les porte-clefs se retirèrent ; mais le prisonniers’aperçut qu’on avait placé deux soldats à sa porte.

Un frisson lui courut par tout le corps ; ces apprêtssilencieux avaient quelque chose de funèbre.

– Chevalier, dit le gouverneur, vous êtes un homme, et vousm’avez dit de vous traiter en homme ; j’ai appris ce soir quevotre arrêt vous avait été lu hier.

– Et vous venez me dire, n’est-ce pas, monsieur, dit Gastonavec cette fermeté qu’il reprenait toujours en face dudanger ; vous venez me dire, n’est-ce pas, que l’heure de monexécution est arrivée ?

– Non, monsieur ; mais je viens vous dire qu’elles’approche.

– Et quand doit-elle avoir lieu ?

– Puis-je vous dire la vérité, chevalier ?

– Je vous en serai reconnaissant, monsieur.

– Demain, au point du jour.

– Et où cela ?

– Sur la place de la Bastille.

– Merci, monsieur ; cependant j’avais un espoir.

– Lequel ?

– C’est qu’avant de mourir, je deviendrais l’époux de lajeune fille que vous avez conduite près de moi aujourd’hui.

– M. d’Argenson vous avait-il promis cettegrâce ?

– Non, monsieur ; il s’était engagé seulement à lademander au roi.

– Peut-être le roi aura-t-il refusé ?

– N’accorde-t-il donc jamais de pareilles grâces ?

– C’est rare, monsieur ; cependant la chose n’estpoint sans exemple.

– Monsieur, dit Gaston, je suis chrétien. J’espère qu’on neme refusera point un confesseur.

– Il est déjà ici.

– Puis-je le voir ?

– Dans quelques instants. Pour le moment, je le crois prèsde votre complice.

– Mon complice ! et quel complice ?

– Le capitaine la Jonquière.

– Le capitaine la Jonquière ! s’écria Gaston.

– Il est condamné comme vous, et sera exécuté avecvous.

– Le malheureux ! murmura le chevalier. Et moi qui lesoupçonnais !

– Chevalier, dit le gouverneur, vous êtes bien jeune pourmourir.

– La mort ne compte pas les années, monsieur ; Dieului dit de frapper, et elle obéit.

– Mais lorsqu’on peut écarter le coup qu’elle vous porte,c’est presque un crime de s’offrir à elle comme vous le faites.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? je ne vouscomprends pas.

– Je veux dire que M. d’Argenson a dû vous laisserespérer…

– Assez, monsieur. Je n’ai rien à avouer, et je n’avouerairien.

En ce moment on frappa à la porte : le gouverneur allaouvrir.

C’était le major : il échangea quelques mots avecM. Delaunay.

Le gouverneur revint à Gaston, qui, debout et la main appuyée audossier d’une chaise, était pâle, mais paraissait tranquille.

– Monsieur, lui dit-il, le capitaine la Jonquière me faitdemander la permission de vous voir encore une dernière fois.

– Et vous la lui refusez ? répondit Gaston avec unsourire légèrement ironique.

– Non, monsieur, je la lui accorde, au contraire, dansl’espérance qu’il sera plus raisonnable que vous, et qu’il vousfait demander pour s’entendre avec vous sur les aveux que vousdevez faire.

– Si c’est dans ce but qu’il désire me voir, monsieur legouverneur, faites-lui répondre que je refuse de me rendre chezlui.

– Je vous dis cela, monsieur, reprit vivement legouverneur, mais je n’en sais rien ; peut-être sa demanden’a-t-elle d’autre but que de se retrouver avec un compagnond’infortune.

– En ce cas, monsieur, je consens.

– Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même, dit legouverneur en s’inclinant.

– Je suis prêt à vous suivre, monsieur, réponditGaston.

M. Delaunay marcha le premier. Gaston vint derrière, et lesdeux soldats, qui étaient à la porte, vinrent derrière Gaston.

On traversa les mêmes corridors et les mêmes cours que lapremière fois ; enfin on s’arrêta devant la tour duTrésor.

M. Delaunay plaça les deux sentinelles devant la porte,puis il monta douze marches, toujours suivi de Gaston. Unporte-clefs, qu’il rencontra sur l’escalier, les introduisit tousdeux chez la Jonquière.

Le capitaine avait son même habit en lambeaux, et était couché,comme la première fois, sur son lit.

En entendant ouvrir sa porte, il se retourna, et, commeM. Delaunay marchait le premier, sans doute il ne vit que lui,et reprit sa première position.

– Je croyais M. l’aumônier de la Bastille près devous, capitaine ? dit M. Delaunay.

– Il y était, en effet, monsieur, mais je l’ai renvoyé.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je n’aime pas les jésuites. Est-ce que vouscroyez, morbleu ! que j’ai besoin d’un prêtre pour bienmourir ?

– Bien mourir, monsieur, n’est pas mourir bravement ;c’est mourir chrétiennement.

– Si j’avais voulu un sermon, j’aurais gardé l’aumônier quis’en serait tiré aussi bien que vous ; mais j’avais demandéM. Gaston de Chanlay.

– Et le voilà, monsieur ; j’ai pour principe de nerien refuser à ceux qui n’ont plus rien à attendre.

– Ah ! c’est vous, chevalier ! dit la Jonquièreen se retournant, soyez le bienvenu.

– Capitaine, dit Gaston, je vois avec douleur que vousrefusez les secours de la religion.

– Vous aussi ! bon ! si vous dites encore un motlà-dessus l’un ou l’autre je vous déclare que je me faishuguenot.

– Pardon, capitaine, dit Gaston ; mais j’avais cru demon devoir de vous donner le conseil de faire ce que je feraimoi-même.

– Aussi je ne vous en veux pas, chevalier ; quand jeserai ministre, je proclamerai la liberté des cultes. Maintenant,monsieur Delaunay, continua la Jonquière en se grattant le nez,vous devez comprendre que lorsqu’on est sur le point d’entreprendreen tête-à-tête un voyage aussi long que celui que nous allons fairele chevalier et moi, on n’est pas fâché de causer un peu sanstémoins.

– Je vous comprends, monsieur, et je me retire. Chevalier,vous avez une heure à rester ici ; dans une heure on viendravous reprendre.

– Merci, monsieur, dit Gaston en s’inclinant en signe deremercîment.

Le gouverneur sortit, et Gaston l’entendit donner, en sortant,des ordres qui avaient sans doute pour but un redoublement desurveillance.

Gaston et la Jonquière se retrouvèrent seuls.

– Eh bien ? dit le capitaine.

– Eh bien, reprit Gaston, vous aviez raison, et vous mel’aviez bien dit.

– Oui, dit la Jonquière ; mais je suis exactementcomme cet homme qui tournait autour de Jérusalem encriant : Malheur ! Pendant sept jours,il tourna en criant ainsi, et, le septième jour, une pierre lancéedes murailles l’atteignit et le tua.

– Oui, je sais que vous êtes condamné aussi, et que nousdevons mourir ensemble.

– Ce qui vous contrarie un peu, n’est-ce pas ?

– Beaucoup ; car j’avais bien des raisons de tenir àla vie.

– On en a toujours.

– Oui ; mais moi plus qu’un autre.

– Alors, mon cher ami, je ne sais qu’un moyen.

– Faire des révélations ? Jamais !

– Non, mais fuir avec moi.

– Comment ! fuir avec vous !

– Oui, je décampe.

– Mais vous savez que notre exécution est fixée à demainmatin.

– Aussi je décampe cette nuit même.

– Vous fuyez, dites-vous ?

– Parfaitement.

– Et par où ? comment ?

– Ouvrez cette fenêtre.

– J’y suis.

– Secouez le barreau du milieu.

– Grand Dieu !

– Est-ce qu’il résiste ?

– Non, au contraire, il vient.

– À la bonne heure. Il m’a donné assez de peine, Dieumerci !

– Oh ! il me semble que c’est un rêve.

– Vous rappelez-vous que vous m’avez demandé si je nem’amusais pas aussi à percer quelque chose comme lesautres ?

– Oui ; mais vous m’avez répondu…

– Que je vous répondrais plus tard. Voilà ma réponse ;trouvez-vous qu’elle en vaille une autre ?

– Excellente ! mais comment descendre ?

– Aidez-moi.

– À quoi ?

– À fouiller dans ma paillasse.

– Une échelle de corde !

– Justement.

– Mais comment avez-vous pu vous la procurer ?

– Je l’ai reçue, avec une lime, dans un pâté de mauviettes,le jour même de mon arrivée.

– Capitaine, vous êtes décidément un grand homme.

– Je le sais bien. Sans compter encore que je suis un bonhomme ; car, enfin, je pourrais me sauver seul.

– Et vous avez pensé à moi !

– Je vous ai fait demander en disant que je voulaism’entendre avec vous pour faire des aveux. Je savais bien qu’en lesaffriandant, je leur ferais faire quelque sottise.

– Dépêchons-nous, capitaine, dépêchons-nous.

– Chut ! au contraire, faisons les choses lentement etsagement ; nous avons une heure devant nous, et il n’y a pascinq minutes que, le gouverneur est sorti.

– À propos, mais les sentinelles ?…

– Bah ! il fait noir.

– Mais le fossé, qui est plein d’eau ?…

– L’eau est gelée.

– Mais la muraille ?…

– Quand nous y serons, il sera temps de nous enoccuper.

– Faut-il attacher l’échelle ?

– Attendez-moi, je désire m’assurer par moi-même qu’elleest solide. Je tiens à mon échine, si pitoyable qu’elle soit, et nevoudrais pas me casser le cou en tâchant d’empêcher qu’on me lecoupe.

– Vous êtes le premier capitaine de l’époque, mon cher laJonquière.

– Bah ! j’en ai bien fait d’autres, allez, dit laJonquière en faisant le dernier nœud à son échelle.

– Est-ce fini ? demanda Gaston.

– Oui.

– Voulez-vous que je passe le premier ?

– Comme il vous plaira.

– Cela me plaît.

– Allez, en ce cas.

– Est-ce haut ?

– Quinze ou dix-huit pieds.

– Bagatelle !

– Oui, pour vous qui êtes jeune, mais pour moi c’est uneaffaire ; soyons donc prudents, je vous prie.

– Soyez tranquille.

En effet, Gaston descendit le premier, lentement et prudemment,suivi par la Jonquière, qui riait sous cape et maugréait chaquefois qu’il se meurtrissait les doigts ou que le vent balançaitl’échelle de corde.

– Quelle besogne pour le successeur des Richelieu et desMazarin ! murmurait Dubois entre ses dents. Il est vrai que jene suis pas encore cardinal ; c’est ce qui me sauve.

Gaston toucha l’eau ou plutôt la glace du fossé. Un instantaprès, la Jonquière était à ses côtés. La sentinelle, à moitiégelée, était dans sa guérite et n’avait rien vu.

– Maintenant suivez-moi, dit la Jonquière.

Gaston suivit le capitaine. De l’autre côté du fossé, uneéchelle les attendait.

– Vous avez donc des complices ? demanda Gaston.

– Parbleu ! croyez-vous que le pâté de mauviettes soitvenu tout seul ?

– Dites donc qu’on ne se sauve pas de la Bastille !s’écria Gaston tout joyeux.

– Mon jeune ami, dit Dubois en s’arrêtant au troisièmeéchelon, sur lequel il était déjà parvenu, croyez-moi, ne vousengagez pas à vous y faire remettre sans moi ; vous pourriezbien ne pas vous en tirer la seconde fois aussi heureusement que lapremière.

Ils continuèrent de monter au haut du mur, et, sur laplate-forme, se promenait une sentinelle ; mais, au lieu des’opposer à l’ascension des deux fugitifs, cette sentinelle offritla main à la Jonquière pour l’aider à atteindre laplate-forme ; puis tous trois, en silence et avec la rapiditéde gens qui connaissent la valeur des minutes, ils tirèrentl’échelle à eux et la replacèrent de l’autre côté de lamuraille.

La descente se fit avec le même bonheur que s’était faitel’ascension, et la Jonquière et Gaston se retrouvèrent dans unautre fossé gelé comme le premier.

– Maintenant, dit le capitaine, emportons cette échellepour ne pas compromettre le pauvre diable qui nous a aidés.

– Nous sommes donc libres ? demanda Gaston.

– Mais à peu près, répondit la Jonquière.

Cette nouvelle doubla la puissance de Gaston, qui prit l’échellesur son épaule et l’emporta.

– Peste ! chevalier, dit la Jonquière, feu Herculeétait peu de chose auprès de vous, ce me semble.

– Bah ! dit Gaston, en ce moment j’enlèverais laBastille.

Ils firent une trentaine de pas en silence, et se trouvèrentdans une ruelle du faubourg Saint-Antoine. Quoiqu’il fût neufheures et demie à peine, les rues étaient désertes, car la bisesoufflait violemment.

– Maintenant, mon cher chevalier, dit la Jonquière,faites-moi l’amitié de me suivre jusqu’au coin du faubourg.

– Je vous suivrais jusqu’en enfer.

– Non, pas si loin, s’il vous plaît ; car, pour plusgrande sûreté, nous allons tirer chacun de notre côté.

– Qu’est-ce que cette voiture ? demanda Gaston.

– La mienne.

– Comment, la vôtre ?

– Oui.

– Peste ! mon cher capitaine, une voiture à quatrechevaux ! vous voyagez comme un prince.

– À trois chevaux, chevalier, car il y a un de ces chevauxpour vous.

– Comment ! vous consentez ?

– Pardieu ! ce n’est pas le tout.

– Quoi ?

– Vous n’avez pas d’argent ?

– On m’a fouillé, et l’on m’a pris tout ce que je possédaissur moi.

– Voilà une bourse de cinquante louis.

– Mais, capitaine…

– Allons donc ! c’est l’argent de l’Espagne,prenez !

Gaston prit la bourse, tandis qu’un postillon dételait le chevalet l’amenait au chevalier.

– Maintenant, dit Dubois, où allez-vous ?

– En Bretagne, rejoindre mes compagnons.

– Vous êtes fou, mon cher. Vos compagnons sont condamnéscomme nous, et dans deux ou trois jours peut-être seront-ilsexécutés.

– Vous avez raison, dit Gaston.

– Allez en Flandre, dit la Jonquière, allez enFlandre : c’est un bon pays. En quinze ou dix-huit heures vousaurez gagné la frontière.

– Oui, dit Gaston d’un air sombre. Merci, je sais où jedois aller.

– Allons, bon voyage ! dit Dubois en montant dans savoiture ; il fait un vent à décorner des bœufs.

– Bon voyage, répondit Gaston.

Et tous deux se serrèrent une dernière fois la main ; puischacun gagna de son côté.

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