Une Fille du Régent

Chapitre 4CE QUI SE PASSAIT TROIS NUITS APRÈS À CENT LIEUES DUPALAIS-ROYAL.

Trois nuits après cette nuit, où, pour y chercher desdésappointements successifs, nous avons vu le régent se rendre deParis à Chelles, de Chelles à Meudon, et de Meudon au faubourgSaint-Antoine, il se passait dans les environs de Nantes une scènedont nous ne pouvons omettre les moindres détails sans nuire àl’intelligence de cette histoire ; nous allons donc, en vertude notre privilége de romancier, transporter le lecteur avec noussur le lieu de cette scène.

Sur la route de Clisson, à deux ou trois lieues de Nantes, prèsde ce couvent fameux par le séjour d’Abailard, s’élevait une noireet longue maison entourée de ces arbres trapus et sombres dont laBretagne est couverte ; des haies sur la route, des haiesautour de l’enclos ; outre les murs, des haies partout, deshaies touffues, épaisses, impénétrables même au regard, et coupéeset interrompues seulement par une haute grille de bois surmontéed’une croix et qui servait de porte. Tel était l’aspect extérieurque cette maison, si bien gardée, présentait ; encore cettegrille unique ne donnait-elle entrée que sur un jardin, au fondduquel on voyait un mur, percé, à son tour, d’une petite porteétroite, massive et toujours fermée : de loin, cettedemeure ; grave et triste, semblait une prison pleine desombres douleurs ; de près, c’était un couvent, peuplé dejeunes augustines assujetties à une règle assez peu sévère, euégard aux mœurs de la province ; mais rigide, comparée auxmœurs de Versailles et de Paris.

La maison était donc inaccessible sur trois de ses faces ;mais la quatrième, et c’était la façade opposée à la route, dont,au reste, au-dessus des murs et des arbres, on ne pouvaitapercevoir que les toits, était appuyée à une large pièce d’eau,qui baignait le bas de la muraille ; à dix pieds au-dessus dela surface liquide et mouvante, étaient les fenêtres duréfectoire.

Ce petit lac, comme tout le reste du couvent, semblaitsoigneusement gardé ; il était entouré par de hautespalissades de bois qui disparaissaient, à l’extrémité de la pièced’eau, derrière des roseaux immenses dominant de larges feuilles denymphéa flottant à fleur d’eau, et dans les intervalles desquelless’épanouissaient de frais et suaves calices blancs et jaunes, quisemblaient des lis en miniature. Le soir, des volées d’oiseaux, etsurtout de sansonnets, s’abattaient dans ces roseaux, etbabillaient joyeusement jusqu’à ce que le soleil fût couché ;alors, avec les premières ombres de la nuit, le silence serépandait, et semblait pénétrer du dehors au dedans : unelégère vapeur s’amassait sur le petit lac, pareille à une fumée, etmontait, comme un blanc fantôme, dans l’obscurité, que troublaitseulement, de temps en temps, le coassement prolongé d’unegrenouille, le cri aigu d’une chouette ou le houhoulement prolongédu hibou.

Une seule grille de fer donnait sur le lac, et livrait en mêmetemps passage aux eaux d’une petite rivière qui alimentait lapetite pièce d’eau, et qui, du côté opposé, sortait par une grillepareille, mais solide, et ne s’ouvrant pas : quant à seglisser par-dessous la grille en descendant le cours de la rivièreou en le remontant, c’était chose parfaitement impossible, attenduque les barreaux s’enfonçaient bien avant dans son lit.

L’été, on voyait dormir entre les iris et les glayeuls unepetite barque de pêcheur qui s’amarrait à cette même grille, toutetapissée de clochettes d’eau et de liserons, qui dissimulaient,sous leur verte enveloppe, la rouille que l’humidité de lasituation avait amassée sur le fer.

Cette barque était celle du jardinier, qui s’en servait de tempsen temps pour aller jeter la ligne ou l’épervier dans les partiesles plus poissonneuses de l’étang, et qui alors donnait aux pauvresrecluses ennuyées le spectacle de la pêche.

Mais quelquefois aussi, l’été toujours, mais seulement par lesnuits les plus sombres, la grille de la rivière s’ouvraitmystérieusement ; un homme, silencieux et enveloppé d’unmanteau, descendait dans la petite barque, qui semblait se détachertoute seule du barreau où elle était amarrée, et qui, glissantalors sans bruit, sans secousse et comme poussée par un souffleinvisible, allait s’arrêter contre la muraille du couvent, justeau-dessous d’une des fenêtres grillées du réfectoire. Alors unpetit signal se faisait entendre, imitant ou le coassement de lagrenouille, ou le cri de la chouette, ou le houhoulement duchat-huant, et une jeune fille apparaissait à cette fenêtre, assezlargement grillée pour que sa blonde et charmante tête y passât,mais trop élevée pour que le jeune homme au manteau, malgré lesefforts réitérés qu’il avait faits, eût jamais pu atteindre jusqu’àsa main.

Il fallait donc se contenter d’une conversation bien timide etbien tendre, dont le bruissement de l’eau ou le frémissement de labrise emportaient encore la moitié. Puis, après une heure passéeainsi, commençaient les adieux, qui duraient une autre heure ;puis enfin, lorsque les jeunes gens étaient convenus d’une autrenuit et d’un signal différent, la barque s’éloignait, reprenant lechemin qu’elle avait suivi pour venir ; la grille se refermaitavec le même silence qu’elle s’était ouverte, et le jeune hommes’éloignait en envoyant un baiser vers la fenêtre, que la jeunefille repoussait avec un soupir.

Mais il ne s’agit plus maintenant de l’été ; nous sommes,comme nous l’avons dit, au commencement du mois de février duterrible hiver de 1719. Les beaux arbres touffus sont poudrés degivre ; les roseaux sont dépeuplés de leurs hôtes joyeux, quiont été chercher, les uns un climat plus tempéré, les autres unabri plus chaud. Les glayeuls et les nymphéas croupissent, noirciset abattus, sur les glaces verdâtres saupoudrées de neige. Quant àla maison noire, elle paraît plus funéraire encore, enveloppéequ’elle est de ce manteau blanc qui la couvre comme un linceul,depuis ses toits éblouissants de givre jusqu’à ses perrons ouatésde neige. On ne saurait donc plus traverser l’étang en bateau, carla glace en couvre la surface.

Et cependant, malgré cette nuit sombre, malgré ce froid piquant,malgré cette absence complète d’étoiles au ciel, un cavalier, seul,sans laquais, sortait par la grande porte de Nantes et s’aventuraitdans la campagne, suivant, non pas même la grande route qui conduitde Nantes à Clisson, mais un chemin de traverse qui venait aboutirà cette même route, à une centaine de pas des fossés. À peine surce chemin, il laissa tomber la bride sur le cou de sa monture,excellent cheval de race, qui, au lieu de courir étourdiment, commeeût fait un destrier moins bien dressé, se contenta de prendre untrot assez modéré pour lui laisser le loisir de poser ses piedsavec précaution et sécurité dans ce chemin, qui semblait uni commeun tapis de billard, mais qui était tout semé d’ornières et dequartiers de rochers, que recouvrait traîtreusement la neige.Pendant un quart d’heure à peu près, tout alla bien ; la bise,sans pouvoir s’opposer à la course du cavalier, faisait flotter lesplis de son manteau ; les arbres, squelettes noirs, fuyaient àdroite et à gauche comme des fantômes, tandis que la réverbérationde la neige, seule lumière qui guidât la marche aventureuse ducavalier, éclairait tout juste assez le chemin pour qu’il pût lesuivre ; mais bientôt, malgré les précautions instinctivesprises par le cheval, la pauvre bête butta contre un caillou etmanqua de s’abattre. Cependant ce mouvement eut la durée d’unéclair à peine : au premier sentiment qu’il eut de la bride,le cheval se releva ; mais son cavalier, quelle que fût sapréoccupation, s’aperçut qu’il commençait à boiter. D’abord il nes’en inquiéta point et continua sa route ; mais bientôt laclaudication devint plus marquée, et le jeune homme, pensant quequelque éclat de caillou était resté dans le sabot de sa monture etla blessait, descendit et examina le pied, qui lui parutnon-seulement déferré, mais même saignant. En effet, en regardantsur la neige, il vit une trace rougeâtre qui ne lui laissa aucundoute : son cheval était blessé.

Le jeune homme paraissait vivement contrarié de cet accident, etréfléchissait évidemment aux moyens d’y aviser, lorsqu’il crut,malgré le tapis de neige qui recouvrait le chemin, entendre lebruit d’une cavalcade. Il prêta l’oreille un instant pour s’assurerqu’il ne se trompait point ; puis, convaincu sans doute queplusieurs hommes à cheval faisaient même route que lui, et sentantque, si ces hommes étaient par hasard à sa poursuite, ils nepouvaient manquer de le rejoindre, il prit son parti à l’instantmême, remonta vivement sur son cheval, lui fit faire dix pas horsdu chemin, se rangea avec lui derrière quelques arbres renversés,mit son épée nue sous son bras, tira un pistolet de ses fontes etattendit. En effet, des cavaliers arrivaient à bride, et l’ondistinguait, malgré l’obscurité, leurs manteaux sombres et lecheval blanc de l’un d’eux. Ils étaient quatre et marchaient sansparler. De son côté, l’inconnu retenait son haleine, et le cheval,comme s’il eût compris le danger que courait son maître, demeuraitimmobile et silencieux comme lui. N’entendant aucun bruit, lacavalcade dépassa donc le groupe d’arbres qui cachait monture etcavalier ; et ce dernier se croyait déjà débarrassé de cesimportuns, quels qu’ils fussent, lorsque tout à coup la cavalcades’arrêta. Celui qui en paraissait le chef descendit, tira unelanterne sourde des plis de son manteau, et, faisant de la lumière,éclaira la route. Or, comme la route cessait d’offrir la tracequ’ils avaient suivie jusque-là, ils jugèrent qu’ils l’avaientdépassée, revinrent sur leurs pas, reconnurent l’endroit où lecheval et le cavalier avaient fait un écart, et, faisant alorsquelques pas en avant, celui qui portait la lanterne la dirigeavers le groupe d’arbres au milieu duquel il fut facile à la petitetroupe de distinguer alors, malgré leur silence et leur immobilité,un cavalier et son cheval.

Aussitôt le bruit de plusieurs pistolets qu’on armait se fitentendre.

– Holà ! messieurs, dit alors le cavalier au chevalblessé, prenant le premier la parole, qui êtes-vous et quevoulez-vous ?

– C’est bien lui, murmurèrent deux ou trois voix, nous nenous étions pas trompés.

Alors l’homme à la lanterne continua de s’avancer dans ladirection du cavalier inconnu.

– Un pas de plus, et je vous tue, monsieur, dit lecavalier ; nommez-vous donc, et à l’instant même, que je sacheà qui j’ai affaire.

– Ne tuez personne, monsieur de Chanlay, répondit l’homme àla lanterne d’une voix calme, et remettez, croyez-moi, vospistolets dans vos fontes.

– Ah ! c’est vous, marquis de Pontcalec ?répondit celui à qui on avait donné le nom de Chanlay.

– Oui, monsieur, c’est moi.

– Et que venez-vous faire ici, je vous prie ?

– Vous demander quelques explications sur votre conduite.Approchez donc et répondez, s’il vous plaît.

– L’invitation est faite d’une singulière façon, marquis.Ne pourriez-vous, si vous désirez que j’y réponde, la faire end’autres termes, et lui donner une autre forme ?

– Approchez, Gaston, dit une autre voix ; nous avonsréellement à vous parler, mon cher.

– À la bonne heure, dit Chanlay, je reconnais votre façonde faire, Montlouis ; mais j’avoue que je ne suis pas encorehabitué aux manières de M. de Pontcalec.

– Mes manières sont celles d’un franc et rude Breton, quin’a rien à cacher à ses amis, monsieur, répondit le marquis, et quine s’oppose pas à ce qu’on l’interroge aussi franchement qu’ilinterroge les autres.

– Je me joins à Montlouis, dit une autre voix, pour prierGaston de s’expliquer à l’amiable. Notre premier intérêt, ce mesemble, est de ne point nous faire la guerre entre nous.

– Merci ; du Couëdic, dit le cavalier ; c’est monavis aussi. En conséquence, me voici.

En effet, à ces paroles plus pacifiques, le jeune homme,remettant son pistolet dans sa fonte et son épée dans le fourreau,se rapprocha du groupe qui se tenait au milieu de la route, etattendait l’issue du pourparler.

– Monsieur de Talhouët, dit le marquis de Pontcalec du tond’un homme qui a acquis ou à qui on a concédé le droit de donnerdes ordres, veillez sur nous ; que personne n’approche sansque nous soyons prévenus.

M. de Talhouët obéit aussitôt, et commença de fairedécrire à son cheval un grand cercle tout autour du groupe, necessant pas un seul instant d’avoir l’œil et l’oreille au guet,comme il en avait reçu l’invitation.

– Et maintenant, dit le marquis de Pontcalec en remontant àcheval, éteignons notre lanterne, puisque nous avons trouvé notrehomme.

– Messieurs, dit alors le chevalier de Chanlay,permettez-moi de vous dire que tout ce qui se passe en ce moment mesemble étrange. C’est moi que vous suiviez réellement, à ce qu’ilparaît ; c’est moi que vous cherchiez, dites-vous ; vousm’avez trouvé, et vous pouvez éteindre votre lanterne. Voyons, quesignifie tout cela ? Si c’est une plaisanterie, l’heure et lelieu, je vous l’avoue, me paraissent mal choisis.

– Non, monsieur, répondit le marquis de Pontcalec de sonton dur et bref, ce n’est point une plaisanterie, c’est uninterrogatoire.

– Un interrogatoire ? dit le chevalier de Chanlay enfronçant le sourcil.

– C’est-à-dire une explication, dit Montlouis.

– Interrogatoire ou explication, reprit Pontcalec, peuimporte ; la circonstance est trop grave pour jouer sur lesens ou ergoter sur les mots. Interrogatoire ou explication, je lerépète, répondez donc à nos questions, monsieur de Chanlay.

– Vous commandez durement, marquis, reprit le chevalier deChanlay.

– Si je commande, c’est que j’en ai le droit. Suis-je votrechef ou ne le suis-je pas ?

– Si fait, vous l’êtes ; mais ce n’est pas une raisonpour oublier les égards qu’on se doit entre gentilshommes.

– Monsieur de Chanlay ! monsieur de Chanlay !toutes ces difficultés ressemblent fort à des échappatoires ;vous avez fait serment d’obéir, obéissez !

– J’ai fait serment d’obéir, monsieur, répondit lechevalier, mais non pas comme un laquais.

– Vous avez fait serment d’obéir comme un esclave ;obéissez donc, ou subissez les résultats de votredésobéissance.

– Monsieur le marquis !

– Voyons, mon cher Gaston, dit Montlouis, parle, je t’enprie ; le plus tôt sera le mieux. D’un mot, tu peux nous ôtertout soupçon de l’esprit.

– Tout soupçon ! s’écria Gaston, pâle et frémissant decolère ; vous me soupçonnez donc ?…

– Mais sans doute, que nous vous soupçonnons, repritPontcalec avec sa rude franchise. Croyez-vous, si nous ne voussoupçonnions pas, que nous nous serions amusés à nous mettre à vostrousses par un temps pareil ?

– Oh ! alors, c’est différent, marquis, réponditfroidement Gaston ; si vous me soupçonnez, dites vos soupçons,j’écoute.

– Chevalier, rappelez-vous les faits. Nous conspirions tousles quatre ensemble ; nous ne réclamions pas votre appui, vousêtes venu nous l’offrir, disant qu’outre le bien général que vousvouliez nous aider à faire vous aviez, vous, une offenseparticulière à venger. Vous êtes-vous présenté ainsi ?

– C’est vrai.

– Alors nous vous avons reçu, accueilli parmi nous comme unami, comme un frère ; nous vous avons dit toutes nosespérances, confié tous nos projets ; bien plus, vous avez étéélu par le sort pour frapper le coup le plus utile et le plusglorieux. Chacun de nous vous a offert alors de prendre votreplace, et vous avez refusé. Est-ce vrai ?

– Vous ne dites pas un mot qui ne soit l’exacte vérité,marquis.

– C’est ce matin que nous avons tiré au sort… ce soir vousdeviez être sur la route de Paris… Où vous trouvons-nous au lieu decela ? Sur celle de Clisson, où logent les plus mortelsennemis de l’indépendance bretonne, où loge le maréchal deMontesquiou, notre ennemi.

– Ah ! monsieur, fit dédaigneusement Gaston.

– Répondez par des paroles franches et non par deméprisants sourires ; répondez, monsieur de Chanlay, je vousl’ordonne, répondez.

– De grâce, Gaston, ajoutèrent à la fois du Couëdic etMontlouis, de grâce, répondez.

– Et sur quoi voulez-vous que je réponde ?

– Sur vos absences fréquentes depuis deux mois, sur lemystère dont vous enveloppez votre vie, refusant une ou deux foispar semaine de vous mêler à nos réunions nocturnes. Eh bien !Gaston, nous vous l’avouons franchement, toutes ces absences, tousces mystères, nous ont inquiétés. Eh bien ! un mot, Gaston, etnous serons rassurés.

– Vous voyez bien que vous étiez coupable, monsieur,puisque vous vous cachiez, au lieu de poursuivre votre route.

– Je ne poursuivais pas ma route, parce que mon chevals’est blessé ; vous pouvez bien le voir au sang qui tache laneige.

– Mais pourquoi vous cachiez-vous ?

– Parce que je voulais savoir, avant toute chose, quelsétaient les gens qui me poursuivaient… N’ai-je donc pas à craindred’être arrêté aussi bien que vous ?

– Enfin, où alliez-vous ?

– Si vous aviez poursuivi votre route et que vous m’eussiezsuivi à la trace, comme vous l’avez fait jusqu’ici, vous auriez vuque ce n’était point à Clisson.

– Ce n’est pas à Paris non plus ?

– Messieurs, ayez, je vous prie, confiance en moi etménagez mon secret… C’est un secret de jeune homme ; un secretoù non-seulement mon honneur, mais encore celui d’une autrepersonne, est engagé. Peut-être ne savez-vous pas combien madélicatesse est extrême, exagérée peut-être sur ce point-là.

– Alors, c’est donc un secret d’amour ? ditMontlouis.

– Oui, messieurs, et même un secret de premier amour,répondit Gaston.

– Défaites que tout cela ! s’écria Pontcalec.

– Marquis ! répéta Gaston avec hauteur.

– C’est trop peu dire, mon ami, reprit du Couëdic. Commentcroire que tu vas à un rendez-vous par ce temps abominable, et quece rendez-vous n’est pas à Clisson, quand, excepté le couvent desAugustines, il n’y a pas une seule maison bourgeoise à deux lieuesà la ronde ?

– Monsieur de Chanlay, dit le marquis de Pontcalec fortagité, vous avez fait le serment de m’obéir comme à votre chef etde vous dévouer corps et âme à notre sainte cause. Monsieur deChanlay, la partie que nous avons entreprise est grave ; nousy jouons nos biens, notre liberté, notre tête, et, plus que toutcela, notre honneur. Voulez-vous répondre catégoriquement etclairement aux questions que je vais vous adresser au nom de tous,répondre de manière à ne nous laisser aucun doute ? Sinon,monsieur de Chanlay, foi de gentilhomme, en vertu du droit de vieet de mort que vous m’avez donné librement et de votre proprevolonté sur vous-même ; foi de gentilhomme, je vous le répète,je vous casse la tête d’un coup de pistolet.

Un morne et profond silence accueillit ces paroles ; pasune voix ne s’éleva pour défendre Gaston. Il fixa ses yeux tour àtour sur chacun de ses amis, et chacun de ses amis détourna sesyeux des siens.

– Marquis, dit alors le chevalier d’une voix émue,non-seulement vous m’insultez en me soupçonnant, mais encore vousme percez le cœur en m’affirmant que je ne puis détruire cessoupçons qu’en vous initiant à mon secret. Tenez, ajouta-t-il entirant un portefeuille de sa poche, en écrivant dessus quelquesmots à la hâte avec un crayon et en déchirant la feuille surlaquelle ces mots étaient écrits ; tenez, voici ce secret quevous voulez savoir ; je le tiens d’une main et, de l’autre, jeprends un pistolet, que j’arme. Voulez-vous me faire réparation del’outrage dont vous venez de me couvrir ? ou, à mon tour, jevous donne ma foi de gentilhomme que je me fais sauter la cervelle.Moi mort, vous ouvrirez ma main et vous lirez ce billet ; vousverrez alors si je méritais un soupçon pareil !

Et Gaston approcha le pistolet de sa tempe avec cette froiderésolution qui indique que les effets vont suivre les paroles.

– Gaston ! Gaston ! s’écria Montlouis tandis quedu Couëdic lui saisissait le bras, arrête, au nom du ciel !Marquis, il le ferait comme il le dit ; pardonnez-lui, et ilvous dira tout. N’est-ce pas, Gaston, que tu n’auras point desecret pour tes frères, quand, au nom de leurs femmes et de leursenfants, tes frères te supplieront de tout leur dire ?

– Mais, certainement, dit le marquis, certainement que jelui pardonne, et, bien plus, que je l’aime ; il le sait bien,pardieu ! Qu’il nous prouve son innocence seulement, etaussitôt je lui fais toutes les réparations qui lui sontdues ; mais avant, rien. Il est jeune, il est seul au monde,il n’a pas, comme nous, des femmes, des mères et, des enfants dontil expose le bonheur et la fortune ; il ne risque que sa vie,et il en fait le cas que l’on en fait à vingt ans ; mais avecsa vie, il joue les nôtres ; et cependant qu’il dise un mot,un seul mot, qu’il nous présente une justification probable, et lepremier je lui ouvre mes bras.

– Eh bien ! marquis, dit Gaston après quelquessecondes de silence, suivez-moi donc, et vous serez satisfait.

– Et nous ? demandèrent Montlouis et du Couëdic.

– Venez aussi, messieurs ; vous êtes tousgentilshommes : je ne risque pas plus en confiant mon secret àquatre qu’à un seul.

Le marquis appela Talhouët, qui, pendant tout ce temps, avaitfait bonne garde, et qui vint se réunir au groupe et suivit lechevalier sans faire une seule question sur ce qui s’étaitpassé.

Alors les cinq hommes continuèrent leur chemin, mais pluslentement, car le cheval de Gaston boitait tout bas ; lechevalier, qui leur servait de guide, les conduisit vers le couventque nous connaissons déjà ; au bout d’une demi-heure, ilsarrivèrent sur les bords de la petite rivière. À dix pas de lagrille, Gaston s’arrêta :

– C’est ici, dit-il.

– Ici ?

– À ce couvent d’Augustines ?

– Ici même, messieurs ; il y a dans ce couvent unejeune fille que j’aime depuis un an, pour l’avoir vue à laprocession de la Fête-Dieu, à Nantes ; elle m’a remarquéaussi, je l’ai suivie, je l’ai épiée et je lui ai fait tenir unelettre.

– Mais comment la voyez-vous ? demanda le marquis.

– Cent louis ont mis le jardinier dans mes intérêts ;il m’a donné une double clef de cette grille. L’été, j’arrive enbateau jusqu’au bas des murs du couvent ; à dix pieds de lasurface de l’eau, est une petite fenêtre où elle m’attend. S’ilfaisait plus clair, vous pourriez la distinguer d’ici, et, malgrél’obscurité, moi, je la vois.

– Oui, je comprends bien comment vous faites l’été, repritle marquis, mais le bateau ne peut plus naviguer.

– C’est vrai, messieurs ; mais, à défaut du bateau, ily a ce soir une croûte de glace ; j’irai donc à elle sur laglace, ce soir : peut-être se brisera-t-elle sur mes pieds etm’engloutirai-je tant mieux, car alors, je l’espère, vos soupçonsme suivront et s’engloutiront avec moi.

– J’ai un poids énorme de moins sur la poitrine, ditMontlouis ; ah ! mon pauvre Gaston, que tu me rendsheureux : car, ne l’oublie pas, c’est moi et du Couëdic quiavons répondu de toi.

– Ah ! chevalier, s’écria le marquis, pardonnez-nous,embrassez-moi !

– Volontiers, marquis ; mais vous avez détruit unepartie de mon bonheur.

– Comment cela ?

– Hélas ! je voulais être seul à savoir que j’aimais,j’ai tant besoin d’illusion et de courage ! ne vais-je pas laquitter ce soir pour ne plus la revoir jamais ?

– Qui sait, chevalier ? il me semble que vousenvisagez l’avenir bien tristement.

– Je sais ce que je dis, Montlouis.

– Si vous réussissez, et, avec votre courage, votrerésolution et votre sang-froid, vous devez réussir,chevalier ; alors la France est libre ; alors la Francevous doit sa liberté, et vous serez maître de tout ce qu’il vousplaira.

– Ah ! marquis, si je réussis, ce sera pourvous ; quant à moi, mon sort est fixé.

– Allons donc, chevalier, du courage ! mais, enattendant, permettez que nous vous voyions agir un peu dans vosentreprises amoureuses.

– Encore de la défiance, marquis !

– Toujours, mon cher Gaston ; je me défie même de moi,et, c’est bien naturel, après l’honneur que vous m’avez tous faitde me nommer votre chef ; c’est sur moi que pèse toute laresponsabilité, je dois donc veiller sur vous malgré vous.

– En tous cas, marquis, regardez, je suis aussi presséd’arriver au pied de ce mur que vous de m’y voir arriver ; jene vous ferai donc pas plus longtemps attendre.

Gaston attacha son cheval à un arbre ; grâce à une planchejetée sur la petite rivière et formant un pont, il ouvrit lagrille, et, ayant suivi quelque temps les palissades, afin des’éloigner de l’endroit où le cours de la rivière empêchait l’eaude prendre, il posa son pied sur la glace, qui fit entendre toutd’abord un craquement sourd et prolongé.

– Au nom du ciel ! s’écria Montlouis en tempérantcependant sa voix, Gaston, pas d’imprudence.

– À la grâce de Dieu ! regardez, marquis.

– Gaston, dit Pontcalec, je vous crois, je vous crois.

– Eh bien ! voilà qui redouble mon courage, dit lechevalier.

– Et, maintenant, Gaston, un seul mot. Quandpartirez-vous ?

– Demain à pareille heure, marquis, j’aurai déjà, selontoute probabilité, fait vingt-cinq ou trente lieues sur la route deParis.

– Alors revenez, que nous vous embrassions et que nous vousdisions adieu. Venez, Gaston.

– Avec grand plaisir.

Et le chevalier revint sur ses pas, et fut tour à tour serrécordialement dans les bras des quatre cavaliers, qui attendirent,pour s’éloigner, qu’il fût arrivé au terme de sa course périlleuse,se tenant prêts à lui porter secours s’il lui arrivait malheurpendant le trajet.

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