Une Fille du Régent

Chapitre 14MONSIEUR MOUTONNET, MARCHAND DRAPIER À SAINT-GERMAIN-EN-LAYE.

Du premier coup, Dubois, après avoir jeté un regard rapide surles deux gardes-françaises, qui continuaient de boire dans leurcoin, avisa l’hôte qui arpentait sa salle parmi les bancs, lesescabeaux et les bouchons roulants.

– Monsieur, dit-il timidement, n’est-ce point ici que logele capitaine la Jonquière ? je voudrais parler à lui.

– Vous voudriez parler au capitaine la Jonquière ? ditl’hôte en examinant le nouveau venu de la tête aux pieds.

– Si c’était possible, dit Dubois, j’avoue que cela meferait plaisir.

– Est-ce bien à celui qui loge ici que vous avezaffaire ? dit l’hôte, qui ne reconnaissait aucunement, danscelui qui arrivait, celui qui était attendu.

– Je le crois, dit modestement Dubois.

– Un gros, court ?

– C’est cela.

– Buvant sec ?

– C’est cela.

– Et toujours prêt à jouer de la canne quand on ne fait pasà l’instant même ce qu’il demande ?

– C’est cela. Ce cher capitaine la Jonquière !

– Vous le connaissez donc ? demanda l’hôte.

– Moi ! pas le moins du monde, répondit Dubois.

– Ah ! c’est vrai ; car vous avez dû lerencontrer à la porte.

– Diable ! il est sorti, dit Dubois avec un mouvementde mauvaise humeur mal comprimé ; merci.

À l’instant même, s’apercevant de l’imprudence qu’il avaitfaite, il ramena sur son visage le plus aimable de tous lessourires.

– Oh ! mon Dieu, il n’y a pas cinq minutes, ditl’hôte.

– Mais il va revenir, sans doute ? demanda Dubois.

– Dans une heure.

– Voulez-vous me permettre de l’attendre,monsieur ?

– Certainement, pourvu que vous preniez quelque chose enl’attendant.

– Vous me donnerez des cerises à l’eau-de-vie, ditDubois ; je ne bois jamais de vin qu’à mes repas.

Les deux gardes-françaises échangèrent un sourire de suprêmedédain.

L’hôte s’empressa d’apporter un petit verre contenant lescerises demandées.

– Ah ! dit Dubois, il n’y en a que cinq ! àSaint-Germain-en-Laye on en donne six.

– C’est possible, monsieur, répondit l’hôte, c’est qu’àSaint-Germain il n’y a pas les droits d’entrée.

– C’est juste, dit Dubois, c’est parfaitement juste !j’oubliais les droits d’entrée, moi ; vous m’excusez,monsieur.

Et il se mit à grignoter une cerise, sans pouvoir s’empêcher,malgré son pouvoir sur lui-même, de faire une grimace des plusaccentuées.

L’hôte, qui le suivait des yeux, vit cette grimace avec unsourire de satisfaction.

– Et où loge-t-il, ce brave capitaine ? dit Dubois parmanière de conversation.

– Voilà la porte de sa chambre, dit l’hôte ; il apréféré être logé au rez-de-chaussée.

– Je conçois, murmura Dubois, les fenêtres donnent sur lavoie publique.

– Sans compter qu’il y a une porte qui s’ouvre sur la ruedes Deux-Boules.

– Ah ! il y a une porte qui s’ouvre sur la rue desDeux-Boules ? peste ! comme c’est commode cela ! Etle bruit que l’on fait ici ne l’incommode-t-il point ?

– Oh ! il a une seconde chambre là-haut ; ilcouche tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre.

– Comme Denys le Tyran, dit Dubois qui ne pouvait sedéfaire de ses citations latines ou historiques.

– Plaît-il ? fit l’hôte.

Dubois vit qu’il avait commis une nouvelle imprudence, et semordit les lèvres ; en ce moment, par bonheur, un desgardes-françaises demanda du vin, et l’hôte, toujours prompt à cetappel, s’élança hors de l’appartement.

Dubois le suivit des yeux ; puis, se retournant vers lesdeux gardes-françaises :

– Merci, vous autres, dit-il.

– Qu’y a-t-il, bourgeois ? demandèrent les gardes.

– France et Régent, réponditDubois.

– Le mot d’ordre ! s’écrièrent à la fois les deux fauxsoldats en se levant.

– Entrez dans cette chambre, dit Dubois montrant la chambrede la Jonquière, ouvrez la porte qui donne sur la rue desDeux-Boules, et cachez-vous derrière un rideau, sous une table,dans une armoire, où vous pourrez ; si j’aperçois l’oreilled’un de vous quand j’entrerai, je lui supprime ses appointementspour six mois.

Les deux gardes-françaises vidèrent leurs verres avec soin, enhommes qui ne veulent rien perdre des biens de la terre, etentrèrent vivement dans la chambre indiquée, tandis que Dubois, quis’apercevait qu’ils avaient oublié de payer, jetait une pièce dedouze sous sur la table ; puis, courant ouvrir la fenêtre, ets’adressant à un cocher de fiacre qui stationnait devant lamaison :

– L’Éveillé, dit-il, faites approcher le carrosse de lapetite porte qui donne dans la rue des Deux-Boules, et dites àTapin de monter quand je lui ferai signe en frappant avec lesdoigts au carreau. Il a ses instructions, allez.

Il referma la fenêtre, et, au même instant, on entendit le bruitde la voiture qui s’éloignait.

Il était temps, l’agile hôtelier rentrait ; au premier coupd’œil, il reconnut l’absence des gardes-françaises.

– Tiens ! dit-il, où sont-ils donc, meshommes ?

– Un sergent a frappé à la porte, qui les a appelés.

– Mais ils sont partis sans payer ! s’écrial’hôte.

– Non pas ; comme vous voyez, ils ont laissé une piècede douze sous sur la table.

– Diable ! douze sous, dit l’hôte ; je vends monvin d’Orléans huit sous la bouteille.

– Ah ! fit Dubois, ils ont pensé, sans doute, que,comme ils étaient militaires, vous feriez un petit rabais en leurfaveur.

– Enfin ! dit l’hôte, qui, trouvant sans doute encorele bénéfice raisonnable, se consolait facilement ; enfin, toutn’est pas perdu, et il faut s’attendre à ces choses-là dans notremétier.

– Vous n’avez point pareille chose à craindre,heureusement, avec le capitaine la Jonquière, reprit Dubois.

– Oh non, quant à lui, c’est la crème despensionnaires : il paye tout comptant et sans marchander. Ilest vrai qu’il ne trouve jamais rien de bon.

– Dame ! dit Dubois, cela peut être une manie.

– Vous avez trouvé le mot ; je le cherchais ;oui, c’est sa manie.

– Ce que vous me dites là de l’exactitude à payer ducapitaine, dit Dubois, me fait plaisir.

– Venez-vous lui demander de l’argent ? ditl’hôte ; en effet, il m’a dit qu’il attendait quelqu’un à quiil devait cent pistoles.

– Au contraire, dit Dubois, je lui apporte cinquantelouis.

– Cinquante louis ! peste ! reprit l’hôte, c’estun joli denier ; alors j’ai mal entendu : au lieu d’avoirà payer, il avait sans doute à recevoir. Vous nommeriez-vous parhasard le chevalier Gaston de Chanlay !

– Le chevalier Gaston de Chanlay ! s’écria Dubois avecune joie qu’il ne put maîtriser ; il attend le chevalierGaston de Chanlay ?

– Il me l’a dit du moins, dit l’hôte un peu étonné de lachaleur que mettait à sa question le mangeur de cerises, quicontinuait d’exécuter sa besogne avec les dernières grimaces d’unsinge qui gruge des amandes amères ; encore une fois, lechevalier Gaston de Chanlay, est-ce vous ?

– Non, je n’ai pas l’honneur d’être noble ; jem’appelle Moutonnet tout court.

– La noblesse n’y fait rien, dit l’hôte d’un tonsentencieux. On peut s’appeler Moutonnet et être un honnêtehomme.

– Oui, Moutonnet, reprit Dubois approuvant par un signe lathéorie de l’hôtelier ; Moutonnet, marchand de draps, àSaint-Germain-en-Laye.

– Et vous dites que vous avez cinquante louis à remettre aucapitaine ?

– Oui, monsieur, reprit Dubois en buvant consciencieusementle jus après avoir consciencieusement mangé les cerises.Imaginez-vous, monsieur, qu’en feuilletant les vieux registres demon père j’ai découvert, à la colonne du passif, qu’il devaitcinquante louis au père du capitaine la Jonquière. Alors je me suismis en campagne, monsieur, et je n’ai eu ni paix ni trêve qu’àdéfaut du père, qui est mort, je n’aie découvert le fils.

– Mais savez-vous, monsieur Moutonnet, reprit l’hôteémerveillé d’une si suprême délicatesse, qu’il n’y a pas beaucoupde débiteurs comme vous ?

– Voilà comme nous sommes, monsieur, de père en fils, et deMoutonnet en Moutonnet ; mais quand on nous doit aussi,ah !… nous sommes impitoyables ! Tenez, il y a ungaillard, un très-honnête homme, ma foi, qui devait à la maisonMoutonnet et fils cent soixante livres. Eh bien, mon grand-père l’afait fourrer en prison, et il y est resté, monsieur, pendant lestrois générations ; si bien qu’il y est trépassé. Voici à peuprès quinze jours, j’ai relevé les comptes, monsieur : cedrôle-là, pendant trente ans qu’il est resté sous les verrous, nousa coûté douze mille livres. N’importe, le principe a été maintenu.Mais je vous demande bien pardon, mon cher hôte, dit Dubois, qui,du coin de l’œil guignait la porte de la rue devant laquelle,depuis un instant, se tenait une ombre qui ressemblait assez àcelle de son capitaine ; je vous demande bien pardon de vousentretenir de toutes ces balivernes qui n’ont aucun intérêt pourvous ; d’ailleurs, voici une nouvelle pratique qui vousarrive.

– Eh ! justement, dit l’hôte, c’est la personne quevous attendez.

– Le brave capitaine la Jonquière ! s’écriaDubois.

– Lui.

– Venez donc, capitaine, dit l’hôte, vous êtes attendu.

Le capitaine n’était pas revenu de ses soupçons du matin ;dans la rue, il avait vu une foule de figures inaccoutumées qui luiavaient paru sinistres ; il rentrait donc plein de défiance.Aussi jeta-t-il un coup d’œil des plus investigateurs d’abord surl’endroit où il avait laissé les gardes-françaises, dont l’absencele rassura quelque peu, et ensuite sur le nouveau venu, qui nelaissait pas que de l’inquiéter. Mais les gens dont la consciencen’est pas tranquille finissent par trouver dans l’excès même deleurs inquiétudes du courage pour braver les pressentiments ;ou, pour mieux dire, ils se familiarisent avec leur peur et nel’écoutent plus. La Jonquière, rassuré d’ailleurs par la minehonnête du prétendu marchand drapier de Saint-Germain-en-Laye, lesalua gracieusement. De son côté, Dubois fit une révérence des pluscourtoises.

Alors la Jonquière, se retournant vers l’hôte, lui demanda sil’ami qu’il attendait était venu.

– Il n’est venu que monsieur, dit le chef d’hôtel ;mais vous ne perdez rien à ce changement de visite ; l’unvenait vous réclamer cent pistoles, l’autre vient vous apportercinquante louis.

La Jonquière, étonné, se retourna vers Dubois, qui supporta ceregard en donnant à son visage toute la niaise agréabilité dont ilétait susceptible.

Sans être précisément trompé, le capitaine la Jonquière futétourdi de l’histoire que Dubois lui répéta avec un aplombadmirable ; il sourit même à la restitution inattendue, parsuite de cet amour immodéré que les hommes ont généralement pourl’imprévu en matière de finances ; puis, touché de cettegénéreuse action d’un homme qui le cherchait par toute la terrepour lui payer un argent si peu attendu, il demanda à l’hôte unebouteille de vin d’Espagne, et invita Dubois à le suivre dans sachambre.

Dubois s’approcha de la fenêtre pour prendre son chapeau posésur une chaise, et, tandis que la Jonquière causait avec l’hôte,tambourina doucement sur le carreau.

En ce moment le capitaine se retourna.

– Mais je vous gênerai peut-être dans votre chambre ?dit Dubois donnant à son visage la plus riante expression qu’ilétait capable de prendre.

– Pas du tout, pas du tout, dit le capitaine ; la vueest gaie, nous regarderons passer, tout en buvant, le monde par lesfenêtres, et il y a de jolies dames dans la rue des Bourdonnais.Ah ! cela vous fait sourire, mon gaillard.

– Eh ! eh ! fit Dubois en se grattant le nez pardistraction.

Ce geste imprudent l’eût perdu dans un rayon moins éloigné duPalais-Royal ; mais, rue des Bourdonnais, il passainaperçu.

La Jonquière entra devant, l’hôte devant la Jonquière, lesbouteilles devant l’hôte. Dubois, qui venait le dernier, eut letemps de faire un signe d’intelligence à Tapin, qui apparaissaitdans la première chambre, suivi de deux hommes. Puis, Dubois, enhomme bien élevé, referma la porte derrière lui.

Les deux suivants de Tapin allèrent droit à la fenêtre, ettirèrent les rideaux de la salle commune, tandis que leur chef seplaçait derrière la porte de la chambre de la Jonquière de manièreà être masqué par elle, quand elle se développerait en s’ouvrant.L’hôte rentra presque aussitôt ; il avait servi le capitaineet M. Moutonnet, et, de plus, avait reçu du premier, quipayait toujours comptant, un écu de trois livres ; il venait,en conséquence, écrire cette recette sur son livre, et serrerl’argent dans son tiroir ; mais à peine eut-il ouvert etrefermé la porte, que Tapin, qui se tenait à l’affût, lui passa unmouchoir sur la bouche, lui abaissa son bonnet de coton jusqu’à sacravate, et l’emporta comme une plume dans un second fiacre quimasquait précisément la porte ; en même temps l’un des recorss’empara de la petite fille qui battait des œufs ; l’autreemporta, roulé dans une nappe, le marmiton, qui tenait la queue dela poêle, et, en un clin d’œil, l’hôte, sa fille et son gâte-sauce(qu’on me permette le nom consacré par l’usage et par la réalité),escortés des deux recors, roulèrent vers Saint-Lazare, conduitstrop rapidement, par deux chevaux trop bons, et par un cocher tropimpatient, pour que l’équipage qui les emportait fût réellement unfiacre.

Aussitôt Tapin, avec l’instinct d’un rat de police, fouilla dansl’armoire, au-dessus de la porte de la cuisine, prit un bonnet decoton, une veste de calicot et un tablier, puis il fit signe à unflâneur, qui se mirait dans les vitres, et qui entra vivement pourse transformer en un garçon cabaretier assez vraisemblable. En cemoment même, on entendit, dans la chambre du capitaine, un violenttapage, comme ferait celui d’une table qu’on renverserait et debouteilles et de verres que l’on briserait ; puis destrépignements, puis des jurons, puis le bruit d’une épée résonnantsur le carreau, puis rien.

Au bout d’une minute, le roulement d’un fiacre qui s’éloignaitpar la rue des Deux-Boules fit trembler la maison.

Tapin, qui d’un air inquiet avait prêté l’oreille, prêt às’élancer dans la chambre, son couteau de cuisine à la main, seredressa d’un air joyeux.

– Bien, dit-il, le tour est fait.

– Il était temps, maître, dit le garçon ; voilà unepratique.

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