Une Fille du Régent

Chapitre 38LE DRAME DE NANTES.

Cependant Gaston courait sur la route de Nantes, laissantderrière lui le postillon chargé, alors comme aujourd’hui, deretenir les chevaux au lieu de les faire avancer. Malgré ces deuxforces contraires, il faisait trois lieues à l’heure. Il avaitainsi traversé Sèvres et Versailles.

En arrivant à Rambouillet, et comme le jour commençait àparaître, il vit le maître de poste et les postillons empressésautour d’un cheval qu’on venait de saigner. Le cheval était étenduau milieu de la rue, couché sur le flanc, et soufflant avecpeine.

Gaston n’avait point fait d’abord attention à ce cheval, à cemaître de poste et à ces postillons.

Mais, en se mettant en selle lui-même, il entendit un desassistants qui disait :

– Au train dont il y va, il en tuera plus d’un d’ici àNantes.

Gaston allait partir ; mais, frappé d’une réflexion subiteet terrible, il s’arrêta et fit signe au maître de poste de luivenir parler.

Le maître de poste s’approcha.

– Qui donc est passé, demanda Gaston, allant si grand trainqu’il a mis ce pauvre animal en cet état ?

– Un courrier du ministère, répondit le maître deposte.

– Un courrier du ministère ! s’écria Gaston ; etvenait-il de Paris ?

– Venant de Paris.

– Depuis combien de temps, à peu près, est-ilpassé ?

– Voilà tantôt deux heures.

Gaston poussa un cri sourd qui ressemblait à un gémissement. Ilconnaissait Dubois… Dubois, qui l’avait joué sous le costume de LaJonquière. La bonne volonté du ministre lui revint alors à l’espritet l’épouvanta. Pourquoi ce courrier expédié en toute hâte justedeux heures avant lui !

– Oh ! j’étais trop heureux, pensa le jeune homme, etHélène avait bien raison de me dire qu’elle pressentait quelquegrand malheur. Oh ! je rattraperai ce courrier, et je sauraice qu’il porte, où j’y laisserai ma vie.

Et il s’élança comme une flèche.

Mais, dans tous ces doutes et dans toutes ces interrogations, ilavait encore perdu dix minutes, de sorte qu’en arrivant à lapremière poste, il était toujours de deux heures en arrière. Cettefois, le cheval du courrier avait résisté, mais c’était celui deGaston qui était prêt à tomber. Le maître de poste voulut fairequelques observations, mais Gaston laissa tomber deux ou troislouis, et repartit au galop.

À la prochaine poste, il avait gagné quelques minutes, maisvoilà tout. Le courrier qui le précédait ne ralentissait pas sacourse ; Gaston pressait la sienne, voilà tout. Cetteeffrayante rapidité doublait la défiance et la fièvre du jeunehomme.

– Oh ! si ! dit-il, j’arriverai en même temps quelui, si je ne parviens pas à le devancer.

Et il redoublait de vitesse, et il pressait son cheval, qui, àchaque poste, s’arrêtait, ruisselant de sueur et de sang, quand ilne tombait pas. À chaque poste, il apprenait que le courrier étaitpassé presque aussi rapide que lui ; mais il gagnait toujoursquelques minutes sur lui, et cela soutenait ses forces.

Les postillons, laissés bien loin derrière lui, plaignaient,malgré eux, ce beau jeune homme, au front pâle et à l’œil terne,qui courait ainsi sans prendre ni repos ni nourriture, toutruisselant de sueur, malgré le froid, et n’ayant que ces paroles àla bouche :

– Un cheval ! un cheval vite, un cheval !

Et, en effet, épuisé, sans autre force que celle du cœur, deplus en plus enivré par la rapidité de sa course et le sentiment dudanger, Gaston sentit sa tête tourner et son front se tendre ;la sueur de ses membres était mêlée de sang.

Étranglé par la soif et l’aridité de son gosier, il but un verred’eau froide à Ancenis. Depuis seize heures, c’était la premièrefois qu’il perdait une seconde.

Et, cependant, le courrier maudit avait encore une heure etdemie d’avance sur lui. En quatre-vingts lieues, Gaston n’avaitgagné que quarante ou cinquante minutes.

La nuit venait rapidement, et Gaston, croyant toujours voirapparaître quelque chose à l’horizon, essayait de percerl’obscurité avec son regard sanglant ; il s’avançait comme aumilieu d’un rêve, croyant entendre les cloches tinter, les canonsrouler, et les tambours bruire. Il avait la tête pleine de chantslugubres et de bruits sinistres. Il ne vivait plus de la vie deshommes ; sa fièvre le soutenait, il volait dans les airs.

Cependant il avançait toujours. Vers les huit heures du soir, ilaperçut enfin, à l’horizon, Nantes, comme une masse au milieu delaquelle quelques lumières brillaient comme des étoiles.

Il essaya de respirer, et, croyant que c’était sa cravate quil’étouffait, il la dénoua et la jeta par le chemin.

Ainsi monté sur un cheval noir, enveloppé d’un manteau noir,nu-tête depuis longtemps, – son chapeau était tombé, – Gastonressemblait à un cavalier fantastique se rendant à quelquesabbat.

En arrivant à la porte de Nantes, son cheval s’abattit, maisGaston ne perdit pas les étriers ; à l’aide de la bride, aveclaquelle il lui donna une violente secousse, à l’aide des éperonsqu’il lui enfonça dans le ventre, le cheval se releva.

La nuit était noire, personne ne paraissait sur les remparts,les sentinelles disparaissaient elles-mêmes dans l’obscurité ;on eût dit une ville déserte.

Pas plus de bruit que de monde. Nous avons dit que Nantes avaitl’air d’une ville déserte, nous nous trompions, Nantes avait l’aird’une ville morte.

Cependant, en passant sous la porte, une sentinelle jeta àGaston quelques mots qu’il n’entendit pas.

Il continua son chemin.

À la rue du Château, son cheval s’abattit une secondefois ; mais, cette fois, pour ne plus se relever.

Qu’importait à Gaston, cette fois, il était arrivé !

Il continua sa course à pied ; ses membres étaient brisés,et cependant il ne sentait pas la fatigue. Il tenait à la main lepapier qu’il froissait.

Une chose l’étonnait cependant, c’était, dans ce quartier sipopuleux, de ne rencontrer personne.

Mais, à mesure qu’il avançait, il entendait comme une rumeursourde venant de la place du Bouffay, en passant devant une longuerue dont l’extrémité donnait sur cette place.

Des lumières flamboyaient, éclairant une mer de têtes ;mais Gaston passa. C’était au château qu’il avait affaire, et lavision s’éteignit.

Enfin Gaston aperçut le château ; il vit le porche quis’ouvrait béant devant lui. La sentinelle placée sur le pont-levisvoulut l’arrêter ; mais Gaston, son ordre à la main, l’écartaviolemment et entra sous le guichet.

Des hommes causaient tristement, et, tout en causant, l’un d’euxessuyait des larmes.

Gaston comprit tout.

– Ordre de surseoir ! cria-t-il, ordre de…

La parole s’éteignit dans sa gorge ; mais les hommesavaient entendu mieux que cela, ils avaient vu le geste désespéréde Gaston.

– Allez donc ! allez donc ! crièrent-ils en luimontrant le chemin. Allez ! et peut-être arriverez-vous encoreà temps.

Aussitôt eux-mêmes se dispersèrent dans toutes lesdirections.

Gaston poursuivit sa route. Il traversa un corridor, puis desappartements vides, puis la grande salle, puis un autrecorridor.

De loin, à travers les barreaux, à la lueur des torches, ildécouvrait cette grande réunion d’hommes qu’il avait déjàentrevue.

Il venait de traverser le château tout entier ; il étaitarrivé sur une terrasse. Delà il découvrait l’esplanade, unéchafaud, des hommes ; tout autour, de la foule.

Gaston veut crier, on ne l’entend pas ; il agite sonmouchoir, on ne le voit pas. Un homme de plus monte surl’échafaud : Gaston jette un cri et se précipite.

Il a sauté du haut en bas du rempart ; une sentinelle veutl’arrêter, il la renverse ; une espèce d’escalier conduisait àla place, il prend cet escalier.

Au bas est une espèce de barricade en charrettes : Gastonse courbe, se glisse et passe entre les roues.

Au delà de la barricade, tous les grenadiers de Saint-Simon sontdisposés en haie. Gaston fait un effort désespéré, il enfonce lahaie, et se trouve dans l’enceinte.

Les soldats qui voient un homme, pâle, haletant, un papier à lamain, le laissent passer.

Tout à coup, il s’arrête comme frappé de la foudre.

Talhouët, il l’a reconnu, Talhouët vient de s’agenouiller surl’échafaud.

– Arrêtez ! arrêtez ! crie Gaston avec l’énergiedu désespoir.

Mais, en même temps, l’épée de l’exécuteur en chef flamboiecomme un éclair, puis on entend un coup sourd et mat, et un grandfrissonnement court par toute la foule.

Le cri du jeune homme s’est perdu dans le cri général, sorti devingt mille poitrines à la fois.

Gaston est arrivé une seconde trop tard. Talhouët est mort, et,lorsqu’il lève les yeux, il voit la tête de son ami à la main dubourreau.

Alors, noble cœur qu’il est, il comprend que, puisqu’un seul estmort, tous doivent mourir ; que nul n’acceptera une grâcearrivée trop tard d’une tête. Il regarde autour de lui : duCouëdic monte à son tour ; du Couëdic est vêtu d’un manteaunoir, il a la tête nue et le cou nu.

Gaston songe que lui aussi a un manteau noir, le cou nu et latête nue ; il se met à rire convulsivement.

Il voit ce qu’il lui reste à faire, comme on voit un paysagesinistre à la lueur de la foudre qui tombe.

C’est affreux, mais c’est grand.

Du Couëdic s’incline, mais, avant de s’incliner, ilcrie :

– Voilà comment on récompense les services des soldatsfidèles ; voilà comment vous tenez vos promesses, ô lâchesBretons !

Deux aides le font plier sur ses genoux. L’épée du bourreautournoie et étincelle une seconde fois, et du Couëdic roule près deTalhouët.

Le bourreau ramasse la tête, la montre au peuple, puis la placeà l’un des angles de l’échafaud en face de celle de Talhouët.

– À qui, maintenant ? demanda maître Lamer.

– Peu importe ! répondit une voix, pourvu queM. de Pontcalec passe le dernier ; c’est porté dansson arrêt.

– À moi alors, dit Mont-Louis, à moi !

Et Mont-Louis s’élance sur l’échafaud.

Mais, arrivé là, il s’arrête, ses cheveux se hérissent : enface de lui, à une fenêtre, il a vu sa femme et ses deuxenfants.

– Mont-Louis ! Mont-Louis ! crie sa femme aveccet accent déchirant d’un cœur qui se brise ; Mont-Louis, nousvoilà, regarde-nous !

Au même instant, tous les yeux se concentrent vers cettefenêtre. Soldats, bourgeois, prêtres, bourreaux, regardent du mêmecôté. Gaston profite de cette liberté de la mort qui règne autourde lui, s’élance vers l’échafaud et se cramponne à l’échelle, dontil monte les premiers degrés.

– Ma femme ! mes enfants ! crie Mont-Louis en setordant les bras de désespoir ; oh ! retirez-vous, ayezpitié de moi !

– Mont-Louis ! crie sa femme en lui présentant de loinle plus jeune de ses fils ; Mont-Louis, bénis tes enfants, etpeut-être que l’un deux te vengera un jour.

– Adieu, mes enfants, je vous bénis ! crie Mont-Louisen étendant les mains vers la fenêtre.

Ces, adieux funèbres percent la nuit, et retentissent comme uneffroyable écho dans le cœur des assistants.

– Assez, dit Lamer au patient, assez !

Puis, se retournant vers ses aides :

– Hâtez-vous, dit-il, ou le peuple ne nous laissera pasachever.

– Soyez tranquille, dit Mont-Louis ; le peuple mesauvât-il, je ne leur survivrais pas !

Et, du doigt, il montrait les têtes de ses compagnons.

– Ah ! je les avais donc bien jugés ! s’écriaGaston qui avait entendu ces paroles. Mont-Louis, martyr, prie pourmoi !

Mont-Louis se retourna : il lui semblait avoir entendu unevoix connue ; mais, au moment même, les bourreaux s’emparèrentde lui, et presque aussitôt un grand cri apprit à Gaston qu’il enétait de Mont-Louis comme des autres, et que son tour étaitarrivé.

Gaston s’élança : en un instant, il fut au sommet del’échelle, et plana à son tour, du haut de la plate-forme infâme,sur toute cette foule. Aux trois angles de l’échafaud étaient lestrois têtes de Talhouët, de du Couëdic et de Mont-Louis.

Il y avait alors dans le peuple une émotion étrange. L’exécutionde Mont-Louis, accompagnée des circonstances que nous avonsrapportées, avait bouleversé la foule. Toute cette place mouvante,et de laquelle s’élevaient des murmures et des imprécations, semblaà Gaston une vaste mer dont chaque vague était vivante. À cemoment, l’idée lui vint qu’il pouvait être reconnu, et que son nom,poussé par une seule bouche, pouvait l’empêcher d’exécuter sondessein. Aussitôt il tomba à genoux, et, saisissant lui-même lebillot, il y posa sa tête.

– Adieu, murmura-t-il, adieu, ma pauvre amie ! adieu,ma douce et chère Hélène ! Mon baiser nuptial va me coûter lavie, mais il ne me coûtera pas l’honneur. Hélas ! ce quartd’heure perdu dans tes bras aura fait tomber cinq têtes. Adieu,Hélène ! adieu !

L’épée du bourreau étincela.

– Et vous, mes amis, pardonnez-moi ! ajouta le jeunehomme.

Le fer s’abattit ; la tête roula d’un côté et le corps del’autre.

Alors Lamer prit la tête et la montra au peuple.

Mais aussitôt un grand murmure monta de la foule : personnen’avait reconnu Pontcalec.

Le bourreau se trompa à ce murmure. Il posa la tête de Gaston àl’angle qui était demeuré vide ; et, poussant du pied le corpsdans le tombereau où l’attendaient ceux de ses trois compagnons, ils’appuya sur sa longue épée en criant à haute voix :

– Justice est faite !

– Et moi donc ! s’écria une voix tonnante, et moidonc, est-ce qu’on m’oublie ?

Et Pontcalec s’élança à son tour sur l’échafaud.

– Vous ! s’écria Lamer en se reculant comme s’il eûtvu apparaître un fantôme ! Vous ! qui, vous !

– Moi, Pontcalec ; allons, me voilà, je suis prêt.

– Mais, dit le bourreau tout tremblant, en regardant l’unaprès l’autre les quatre angles de son échafaud ; mais j’aimes quatre têtes !

– Je suis le baron de Pontcalec, entends-tu ? c’estmoi qui dois mourir le dernier, et me voilà.

– Comptez, dit Lamer, aussi pâle que le baron, en luimontrant du bout de son épée les quatre angles de l’échafaud.

– Quatre têtes ! s’écria Pontcalec ;impossible !

En ce moment, dans l’une des quatre têtes, il reconnut la nobleet pâle figure de Gaston, qui semblait lui sourire jusque dans lamort. Et, à son tour, il recula d’effroi.

– Oh ! tuez-moi donc bien vite ! s’écria-t-ilavec des gémissements d’impatience. Voulez-vous donc me fairemourir mille fois !

Pendant ce temps, un des commissaires avait monté l’échelle àson tour, appelé par l’exécuteur en chef. Il jeta un coup d’œil surle patient.

– Monsieur est bien le baron de Pontcalec, dit lecommissaire ; faites votre besogne.

– Mais, s’écria le bourreau, vous le voyez bien, les quatretêtes sont là.

– Eh bien, cela en fera cinq ; ce qui abonde ne nuitpas.

Et le commissaire descendit les degrés en faisant signe auxtambours de battre.

Lamer chancelait sur les planches de son échafaud ; larumeur grossissait. C’était plus d’horreur que n’en pouvaitsupporter cette foule. Un long murmure courut sur la place ;des lumières s’éteignirent ; les soldats, repoussés, crièrentaux armes ; il y eut un instant de bruit et de confusion,pendant lequel plusieurs voix retentirent.

– À mort les commissaires ! à mort lesbourreaux ! criaient-elles.

Alors les canons du fort, chargés à mitraille, inclinèrent leursgueules vers le peuple.

– Que ferai-je ? dit Lamer.

– Frappez ! répondit la même voix qui avait toujourspris la parole.

Pontcalec se jeta à genoux. Les aides fixèrent sa tête sur lebillot. Alors les prêtres s’enfuirent avec horreur, les soldatstremblèrent dans les ténèbres, et Lamer frappa en détournant lesyeux pour ne pas voir la victime.

Dix minutes après, la place était vide, et les fenêtres ferméeset éteintes. L’artillerie et les fusiliers campaient autour del’échafaud démoli, et regardaient en silence les larges taches desang qui rougissaient le pavé.

Les religieux, auxquels on rapporta les corps, reconnurent aveceffroi qu’il y avait effectivement, comme l’avait dit Lamer, cinqcadavres au lieu de quatre. Un de ces cadavres tenait encore danssa main un papier froissé.

Ce papier était la grâce des quatre autres ! Alorsseulement tout fut expliqué, et le dévouement de Gaston, quin’avait pas eu de confidents, fut deviné.

Les religieux voulurent célébrer une messe ; mais leprésident Châteauneuf, qui craignait quelques troubles à Nantes,leur ordonna de la célébrer sans ornement et sans pompe.

Ce fut le jour du mercredi saint que les corps des suppliciésfurent ensevelis. Le peuple fut écarté de la chapelle où reposentleurs corps mutilés, dont la chaux, assure-t-on, conserva lamajeure partie.

Ainsi finit le drame de Nantes.

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