Une Fille du Régent

Chapitre 20L’ARTISTE ET LE POLITIQUE.

– Ah ! c’est toi, Dubois, dit le régent en apercevantson ministre.

– Oui, monseigneur, répondit Dubois en tirant des papiersde son portefeuille. Eh bien, nos Bretons sont-ils toujoursgentils ?

– Qu’est-ce que ces papiers ? dit le régent, qui,malgré sa conversation de la veille, et peut-être à cause de cetteconversation, se sentait une sympathie secrète pour Chanlay.

– Oh ! rien du tout, dit Dubois. D’abord, un petitprocès-verbal de ce qui s’est passé hier soir entre M. lechevalier de Chanlay et Son Excellence monseigneur le ducd’Olivarès.

– Tu as donc écouté ?…, demanda le régent.

– Pardieu ! monseigneur, et que vouliez-vous donc queje fisse ?

– Et tu as entendu…

– Tout. Eh bien, monseigneur, que pensez-vous desprétentions de Sa Majesté Catholique ?

– Je pense qu’on dispose d’elle sans sa participation,peut-être.

– Et le cardinal Alberoni ! Tudieu ! monseigneur,comme ce gaillard-là vous manipule l’Europe ! Le prétendant enAngleterre ; la Prusse, la Suède et la Russie déchirant laHollande à belles dents ; l’empire reprenant Naples et laSicile ; le grand-duché de Toscane au fils dePhilippe V ; la Sardaigne au duc de Savoie ;Commachio au pape ; la France à l’Espagne. Eh bien ! maisvoilà un plan qui ne manque pas d’un certain grandiose pour êtresorti du cerveau d’un sonneur de cloches.

– Fumée que tous ces projets, reprit le duc, rêveries quetous ces plans !

– Et notre comité breton, demanda Dubois, est-ce aussi unefumée ?

– Je suis forcé de l’avouer, il existe réellement.

– Et le poignard de notre conspirateur est-ce aussi unerêverie ?

– Non. Je dois même dire qu’il m’a paru assezvigoureusement emmanché.

– Peste ! monseigneur, vous vous plaigniez, dansl’autre conspiration, de ne trouver que des conspirateurs à l’eaude rose ; eh bien ! mais il me semble que, pour cettefois, vous êtes servi à votre guise : ceux-ci n’y vont pas demain morte.

– Sais-tu, dit le régent tout pensif, que c’est unevigoureuse nature que celle de ce chevalier de Chanlay ?

– Ah ! bon ! il ne vous manquerait plus que devous prendre d’une belle admiration pour ce gaillard-là !Ah ! je vous connais, monseigneur, vous en êtes capable.

– Pourquoi donc est-ce toujours parmi ses ennemis, etjamais parmi ses serviteurs, qu’un prince rencontre des âmes decette trempe ?

– Ah ! monseigneur, parce que la haine est une passionet que le dévouement n’est souvent qu’une bassesse ; mais, simonseigneur veut quitter maintenant les hauteurs de la philosophie,pour redescendre à un simple travail matériel qui consiste à medonner deux signatures…

– Lesquelles ? demanda le régent.

– D’abord, un capitaine qu’il faut faire major.

– Le capitaine la Jonquière ?

– Oh ! non ; celui-là est un drôle que nousferons pendre en effigie aussitôt que nous n’en aurons plusbesoin ; mais, en attendant, monseigneur, il faut leménager.

– Et qui est ce capitaine ?

– Un brave officier que monseigneur a rencontré, il y ahuit jours, ou plutôt il y a huit nuits, dans une honnête maison dela rue Saint-Honoré.

– Que veux-tu dire ?

– Je vois bien qu’il faut que j’aide aux souvenirs demonseigneur ; monseigneur a si peu de mémoire !

– Voyons, parle, drôle ; avec toi on ne peut jamaisarriver au fait.

– Le voici en deux mots : Monseigneur est sorti il y ahuit nuits, comme nous disions, déguisé en mousquetaire, par lapetite porte de la rue de Richelieu, accompagné de Nocé et deSimiane.

– Oui, c’est vrai. Et que s’est-il passé rueSaint-Honoré ? Voyons !

– Vous voulez le savoir, monseigneur ?

– Oui, cela me ferait plaisir.

– Je n’ai rien à refuser à Votre Altesse.

– Parle donc, alors.

– Monseigneur le régent soupait dans cette maison de la rueSaint-Honoré.

– Toujours avec Nocé et Simiane ?

– Non, en tête-à-tête, monseigneur. Nocé et Simianesoupaient aussi, mais chacun de son côté.

– Continue.

– Monseigneur le régent soupait donc, et l’on en était audessert, lorsqu’un brave officier, qui se trompait de porteprobablement, frappa si obstinément à la sienne, que monseigneur,impatienté, sortit et rudoya quelque peu l’importun qui venait siintempestivement le déranger ; l’importun, qui était peuendurant de sa nature, à ce qu’il paraît, met l’épée à lamain ; sur quoi monseigneur, qui n’y regarde jamais à deuxfois pour faire une folie, tira galamment sa rapière et prêta lecollet à l’officier.

– Et le résultat de ce duel ? demanda le régent.

– Fut que monseigneur attrapa à l’épaule une égratignure,en échange de laquelle il fournit à son adversaire un fort jolicoup d’épée qui lui traversa la poitrine.

– Mais ce coup d’épée n’est pas dangereux, jel’espère ?… demanda avec intérêt le régent.

– Non, heureusement, le fer a glissé le long des côtes.

– Oh ! tant mieux !

– Mais ce n’est pas le tout.

– Comment ?

– Il paraît que monseigneur en voulait particulièrement àcet officier.

– Moi ! je ne l’avais jamais vu.

– Or, comme les princes ont besoin de voir les gens pourleur faire du mal, ils frappent à distance, eux.

– Que veux-tu dire ? voyons, achève.

– Je veux dire que je me suis informé, et que cet officierétait déjà capitaine depuis huit ans, lorsqu’à l’avènement aupouvoir de Votre Altesse il a été destitué.

– S’il a été destitué, c’est qu’il méritait de l’être.

– Ah ! tenez, monseigneur, voilà une idée : c’estde nous faire reconnaître comme infaillibles par le pape.

– Il aura commis quelque lâcheté.

– C’était un des plus braves soldats de l’armée.

– Quelque action indigne alors.

– C’était le plus honnête homme de la terre.

– Alors c’est une injustice à réparer.

– À merveille ! et voilà pourquoi j’avais préparé cebrevet de major.

– Donne, Dubois, donne ; tu as du bon parfois.

Un sourire diabolique rida la face de Dubois, qui justement ence moment tirait de son portefeuille un second papier.

Le régent le suivit des yeux avec inquiétude.

– Qu’est-ce que ce second papier ? demanda-t-il.

– Monseigneur, répondit Dubois, après une injusticeréparée, c’est une justice à faire.

– L’ordre d’arrêter le chevalier Gaston de Chanlay et de leconduire à la Bastille ! s’écria le régent. Ah drôle ! jecomprends maintenant, pourquoi tu m’alléchais avec une bonneaction. Mais un instant, dit le duc, ceci demande réflexion.

– Monseigneur pense-t-il que je lui propose un abus depouvoir ? demanda en riant Dubois.

– Non ; mais cependant…

– Monseigneur, continua Dubois en s’animant, quand on aentre les mains le gouvernement d’un royaume, il faut, avant touteschoses, gouverner.

– Mais il me semble cependant, monsieur le cuistre, que jesuis bien le maître !

– De récompenser, oui, mais à la condition de punir ;l’équilibre de la justice est faussé, monseigneur, quand uneéternelle et aveugle miséricorde pèse dans un des bassins de labalance. Agir comme vous voulez toujours le faire, et comme souventvous le faites, ce n’est pas être bon, c’est être faible. Voyons,dites, monseigneur, quelle sera la récompense de ceux qui ontmérité, si vous ne punissez pas ceux qui ont failli ?

– Alors, dit le régent avec d’autant plus d’impatiencequ’il se sentait défendre une noble, mais mauvaise cause, si tuvoulais que je fusse sévère, il ne fallait pas provoquer uneentrevue entre moi et ce jeune homme ; il ne fallait pas memettre à même de l’apprécier à sa valeur ; il fallait melaisser croire que c’était un conspirateur vulgaire.

– Oui ; et maintenant, parce qu’il s’est présenté àVotre Altesse sous une enveloppe romanesque, voilà votreimagination d’artiste qui bat la campagne. Que diable !monseigneur, il y a temps pour tout. Faites de la chimie avecHumbert, faites de la gravure avec Audran, faites de la musiqueavec la Fare, faites l’amour avec le monde entier ; mais, avecmoi, faites de la politique.

– Eh ! mon Dieu ! s’écria le régent, ma vieespionnée, torturée, calomniée comme elle l’est, vaut-elle donc lapeine que je la défende ?

– Mais ce n’est pas votre vie que vous défendez,monseigneur. Au milieu de toutes les calomnies qui vouspoursuivent, et contre lesquelles, Dieu merci ! vous devriezêtre cuirassé maintenant, l’accusation de lâcheté est la seule quevos plus cruels ennemis n’ont pas même tenté de jeter sur vous.Votre vie !… À Steinkerque, à Nerwinde et à Lérida, vous avezprouvé le cas que vous en faisiez ; votre vie !pardieu ! si vous étiez un simple particulier, un ministre oumême un prince du sang, et qu’un assassinat vous la reprît, ceserait le cœur d’un homme qui cesserait de battre, et voilàtout ; mais, à tort ou à raison, vous avez voulu occuper votreplace parmi les puissants du monde. À cet effet, vous avez brisé letestament de Louis XIV, vous avez chassé les bâtards du trône,où déjà ils avaient mis le pied ; vous vous êtes fait régentde France, c’est-à-dire la clef de voûte du monde. Vous tué, cen’est pas un homme qui tombe, c’est le pilier qui soutenaitl’édifice qui s’écroule ; alors l’œuvre laborieuse de nosquatre années de veilles et de luttes est détruite ! touts’ébranle autour de nous ! Jetez les yeux surl’Angleterre : le chevalier de Saint-George y va renouvelerles folles entreprises du prétendant ; jetez les yeux sur laHollande : la Prusse, la Suède et la Russie en font une vastecurée ; jetez les yeux sur l’Autriche : son aigle à deuxtêtes tire à elle Venise et Milan pour s’indemniser de la perte del’Espagne ; jetez les yeux sur la France, et la France n’estplus la France, mais la vassale de Philippe V ; enfin,jetez les yeux sur Louis XV, c’est-à-dire sur le dernierrejeton, ou plutôt sur le dernier débris du plus grand règne quiait illuminé le monde, et l’enfant, qu’à force de surveillance etde soins nous avons arraché au sort de son père, de sa mère et deses oncles, pour le faire asseoir sain et sauf sur le trône de sesancêtres ; cet enfant retombe aux mains de ceux qu’une loiadultère appelle effrontément à lui succéder. Ainsi, de tous côtés,meurtre, désolation, ruine et incendie, guerre civile et guerreétrangère. Et pourquoi cela ? Parce qu’il plaît à monseigneurPhilippe d’Orléans de se croire toujours major de la maison du roiou commandant de l’armée d’Espagne, et d’oublier qu’il a cesséd’être tout cela le jour où il est devenu régent deFrance !

– Tu le veux donc ! s’écria le régent en prenant uneplume.

– Un instant, monseigneur, dit Dubois. Il ne sera pas ditque, dans une affaire de cette importance, vous aurez cédé à mesobsessions ; j’ai dit ce que j’avais à dire. Maintenant jevous laisse seul ; faites ce que vous voudrez. Je vous laissece papier. J’ai quelques ordres à donner de mon côté ; dans unquart d’heure je reviendrai le prendre.

Et Dubois, à la hauteur cette fois de la situation où il setrouvait, salua le régent et sortit.

Resté seul, le duc tomba dans une profonde rêverie. Toute cetteaffaire, si sombre et si tenace, ce tronçon effrayant du serpentterrassé déjà dans la conspiration précédente, se dressait dansl’esprit du duc avec une foule de noires visions. Il avait bravé lefeu dans les batailles, il avait ri des enlèvements médités par lesEspagnols et les bâtards de Louis XIV ; mais, cette fois,une secrète horreur l’étreignait sans qu’il pût s’en rendrecompte.

Il se sentait épris d’une admiration involontaire pour ce jeunehomme dont le poignard était levé sur sa poitrine ; il lehaïssait dans certains moments, il l’excusait, il l’aimait presquedans d’autres.

Dubois, accroupi sur cette conspiration comme un singe infernalsur une proie agonisante, et fouillant de ses ongles actifsjusqu’au cœur du complot, lui paraissait armé d’une volonté etd’une intelligence sublimes. Lui, si courageux d’ordinaire, ilsentait qu’en cette circonstance il eût mal défendu sa vie. Iltenait la plume à la main ; l’ordre était là, sous ses yeux,et l’attirait.

– Oui, murmura-t-il, Dubois a raison ; il a dit vrai,et ma vie, qu’à chaque heure je joue sur un coup de dé, a cessé dem’appartenir. Hier encore, ma mère me disait ce qu’il vient de medire aujourd’hui. Qui sait ce qui arriverait du monde entier sij’allais mourir ? Ce qui est arrivé à la mort de mon aïeulHenri IV, pardieu ! Après avoir reconquis pied à pied sonroyaume, il allait, grâce à dix ans de paix, d’économie et depopularité, ajouter à la France l’Alsace, la Lorraine et lesFlandres peut-être ; tandis que, descendant les Alpes, le ducde Savoie, devenu son gendre, allait se tailler un royaume dans leMilanais, et, des rognures de ce royaume, enrichir la république deVenise et fortifier les ducs de Modène, de Florence et de Mantoue.Dès lors, la France se trouvait à la tête du mouvement européen.Tout était prêt pour cet immense résultat, couvé pendant toute lavie d’un roi législateur et soldat. Ce fut alors que le 13 maiarriva, qu’une voiture à la livrée royale passa rue de laFéronnerie, et que trois heures sonnèrent à l’horloge desInnocents !… En une seconde, tout fut détruit :prospérité passée, espérances à venir ! Il fallut un siècletout entier, un ministre qui s’appelât Richelieu et un roi quis’appelât Louis XIV, pour cicatriser au flanc de la France lablessure qu’y avait faite le couteau de Ravaillac… Oui, oui, Duboisa raison, s’écria le duc en s’animant, je dois abandonner ce jeunehomme à la justice humaine. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui lecondamne, les juges sont là, ils décideront. Et puis, ajouta-t-ilen souriant, n’ai-je pas toujours mon droit de grâce ?

Et, rassuré intérieurement par cette prérogative royale, qu’ilexerçait au nom de Louis XV, il signa vivement, et, sonnantson valet de chambre, il passa dans un autre appartement pourachever sa toilette.

Dix minutes après qu’il fut sorti de la chambre où cette scènevenait de se passer, la porte se rouvrit doucement. Dubois y passalentement et avec précaution sa tête de fouine, s’assura que lachambre était déserte, s’approcha doucement de la table devantlaquelle était assis le prince, jeta un coup d’œil rapide surl’ordre, sourit d’un sourire de triomphe en voyant que le régentavait signé, le plia lentement en quatre, le mit dans sa poche, etsortit à son tour avec un air de profonde satisfaction.

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