Une Fille du Régent

Chapitre 33COMMENT IL NE FAUT PAS TOUJOURS JUGER LES AUTRES D’APRÈS SOI-MÊME,SURTOUT LORSQU’ON S’APPELLE DUBOIS.

Le régent, selon son habitude, passait la soirée chez Hélène.Depuis quatre ou cinq jours, il n’y avait jamais manqué, et lesheures qu’il donnait à la jeune fille étaient ses heures heureuses.Mais, cette fois, la pauvre Hélène, que cette visite à son amantavait violemment émue, était revenue de la Bastille mortellementtriste.

– Mais, disait le régent, rassurez-vous, Hélène, c’estdemain que vous l’épouserez.

– Demain est loin, répondait la jeune fille.

– Hélène, reprenait le régent, croyez-en ma parole qui nevous a jamais manqué. Je vous réponds que demain arrivera fortheureusement pour vous et pour lui.

Hélène poussa un profond soupir.

En ce moment un domestique entra et parla bas au régent.

– Qu’y a-t-il ? demanda Hélène que le moindre incidentépouvantait.

– Rien, mon enfant, dit le duc ; c’est mon secrétairequi demande à me parler pour affaires pressées.

– Voulez-vous que je vous laisse ?

– Oui ; faites-moi ce plaisir pour un instant.

Hélène se retira dans sa chambre.

En même temps, la porte du salon s’ouvrit et Dubois entra toutessoufflé.

– D’où viens-tu encore, dit le régent, et dans cetéquipage ?

– Parbleu ! d’où je viens, dit Dubois, de laBastille.

– Et notre prisonnier ?

– Eh bien !

– A-t-on tout commandé pour son mariage ?

– Oui, monseigneur, tout absolument, excepté l’heure quevous n’avez pas dite.

– Eh bien, mettons cela à demain huit heures du matin.

– À huit heures du matin, reprit Dubois en calculant.

– Oui. Que calcules-tu ?

– Je calcule où il sera.

– Qui ?

– Le prisonnier.

– Comment ! le prisonnier ?

– Oui, demain à huit heures du matin, il sera à quarantelieues de Paris.

– Comment, à quarante lieues de Paris ?

– Au moins, s’il court toujours du train dont je l’ai vupartir.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, monseigneur, qu’il ne manque plus qu’unechose au mariage, c’est le mari.

– Gaston !…

– S’est enfui de la Bastille, il y a une demi-heure.

– Tu mens, l’abbé ; on ne se sauve pas de laBastille.

– Je vous demande pardon, monseigneur ; quand on estcondamné à mort on se sauve de partout.

– Il s’est sauvé sachant qu’il devait épouser demain cellequ’il aimait !

– Écoutez donc, monseigneur ; la vie est une chosefriande, et on y tient ; puis M. votre gendre a une têtefort agréable, et désire la garder sur ses épaules. Quoi de plusnaturel ?

– Et où est-il ?

– Où il est ? Peut-être vous apprendrai-je cela demainsoir ; mais, à cette heure, tout ce que je puis vous dire,c’est qu’il est bien loin ; et tout ce que je puis vousrépondre, c’est qu’il ne reviendra pas.

Le régent tomba dans une rêverie profonde.

– Mais, monseigneur, reprit Dubois, en vérité, votrenaïveté cause mon éternel étonnement ; il faudrait ne pasconnaître le cœur humain pour supposer qu’un homme condamné à mortrestera en prison quand il peut se sauver.

– Oh ! monsieur de Chanlay ! s’écria lerégent.

– Eh ! mon Dieu ! ce chevalier, ce héros, a faitcomme eût fait le dernier goujat ; et, en vérité, il a bienfait.

– Dubois, et ma fille ?

– Eh bien, votre fille, monseigneur ?…

– Elle en mourra, dit le régent.

– Eh non ! monseigneur. En apprenant à connaître lepersonnage, elle s’en consolera ; et vous la marierez àquelque petit prince d’Allemagne ou d’Italie… au duc de Modène, parexemple, dont mademoiselle de Valois ne veut pas.

– Dubois, et moi qui voulais lui faire grâce.

– Il se l’est faite à lui-même, il a trouvé la chose plussûre ; et, ma foi, j’avoue que j’en aurais fait autant.

– Oh ! toi, tu n’es pas gentilhomme ; toi, tun’avais pas fait de serment.

– Vous vous trompez, monseigneur, j’avais fait celuid’empêcher Votre Altesse de faire une sottise, et j’y airéussi.

– Allons, c’est bien, n’en parlons plus ; pas un motde tout cela devant Hélène. Je me charge de lui apprendre lanouvelle.

– Et moi de rattraper votre gendre.

– Non pas ! il est sauvé, qu’il en profite !

Au moment où le régent prononçait ces paroles, un bruit étrangeretentit dans la pièce voisine, et un huissier, entrantprécipitamment, annonça :

– M. le chevalier Gaston de Chanlay.

Cette annonce produisit un effet bien différent sur les deuxpersonnes qui l’entendirent. Dubois devint plus pâle qu’un mort, etson visage se crispa sous une expression de colère menaçante. Lerégent se leva dans un transport de joie qui couvrit, au contraire,sa figure d’une vive rougeur. Il y avait autant d’allégresse sur cevisage, rendu sublime par la confiance, que de fureur comprimée surla fine et astucieuse figure de Dubois.

– Faites entrer, dit le régent.

– Attendez au moins que je sorte, dit Dubois.

– Ah ! oui, c’est juste, il te reconnaîtrait.

Dubois se retira à pas lents et avec un grognement sourd, pareilà une hyène que l’on dérange de son festin et de ses amours. Ilentra dans la pièce voisine. Là il tomba plutôt qu’il ne s’assitsur un fauteuil placé devant une table éclairée de deux bougies etsur laquelle était tout ce qu’il fallait pour écrire. Cette vueparut faire naître en lui une idée nouvelle et terrible, car saphysionomie s’éclaira, et il sourit.

Il sonna, un huissier entra.

– Allez me chercher le portefeuille qui est dans mavoiture, dit-il.

Cet ordre fut exécuté à l’instant même. Dubois saisit à la hâtequelques papiers, les remplit précipitamment avec une expression dejoie sinistre, remit le tout au fond du portefeuille, puis, ayantfait avancer son carrosse, il ordonna de toucher auPalais-Royal.

Pendant ce temps, l’ordre donné par le régent s’exécutait, etles portes étaient ouvertes devant le chevalier.

Gaston entra vivement, et marcha droit au duc qui lui tendit lamain.

– Comment ! vous voilà, monsieur ? dit le ducessayant de donner à sa physionomie l’expression del’étonnement.

– Oui, monseigneur, dit Gaston, un miracle s’est opéré enma faveur par l’entremise du brave capitaine la Jonquière : ilavait tout préparé pour sa fuite ; il m’a fait demander sousprétexte de s’entendre avec moi sur nos aveux ; puis, quandnous avons été seuls, il m’a tout dit et nous nous sommes évadésensemble et heureusement.

– Et, au lieu de fuir, monsieur, de gagner lafrontière ; de vous mettre en sûreté, vous êtes revenu ici, aupéril de votre tête !

– Monseigneur, dit Gaston en rougissant, je dois l’avouer,la liberté m’a d’abord paru la plus belle et la plus précieusechose de la terre. Les premières gorgées d’air que j’ai respiréesm’ont enivré ; mais presque aussitôt, monseigneur, j’airéfléchi.

– À une chose, n’est-ce pas ?

– À deux, monseigneur.

– À Hélène que vous abandonniez ?

– Et à mes compagnons que je laissais sous le couteau.

– Et vous avez décidé alors…

– Que j’étais lié à leur cause jusqu’à ce que nos projetsfussent accomplis.

– Nos projets !

– Oui ! ne sont-ce pas les vôtres comme lesmiens ?

– Écoutez, monsieur, dit le régent, je crois que l’hommedoit demeurer dans la mesure de sa force. Il y a des choses queDieu semble lui défendre d’exécuter, des avertissements qui luidisent de renoncer à certains projets. Eh bien, je crois que c’estun sacrilége à lui que de méconnaître ces avertissements, que derester sourd à cette voix. Nos projets sont avortés,monsieur ; n’y pensons plus.

– Au contraire, monseigneur, dit Gaston d’un air sombre eten secouant la tête ; au contraire, pensons-y plus quejamais.

– Mais vous êtes donc furieux, monsieur ! dit lerégent en souriant ; à quoi songez-vous de vouloir persisterainsi dans une entreprise devenue si difficile maintenant, qu’elleest presque insensée ?

– Je songe, monseigneur, dit Gaston, je songe à nos amisarrêtés, jugés, condamnés, M. d’Argenson me l’a dit ; ànos amis qui attendent l’échafaud, et que la mort seule du régentpeut sauver ; à nos amis qui diraient, si je quittais laFrance, que j’ai acheté mon salut au prix de leur perte, et que lesportes de la Bastille se sont ouvertes devant mes délations.

– Ainsi, monsieur, vous sacrifiez tout à ce pointd’honneur, tout, même Hélène ?

– Monseigneur, s’ils vivent encore, il faut que je lessauve.

– Mais s’ils sont morts ? dit le régent.

– Alors c’est autre chose… répondit Gaston ; alors ilfaut que je les venge.

– Mais, que diable ! monsieur, reprit le duc, voilà,ce me semble, une idée un peu exagérée d’héroïsme. Il me semble quevous avez, pour votre compte, assez payé de votre personne.Croyez-moi, croyez-en un homme qui est reconnu pour assez bon jugeen matière d’honneur : vous êtes absous aux yeux du mondeentier, mon cher Brutus.

– Je ne le suis pas aux miens, monseigneur.

– Ainsi vous persistez ?

– Plus que jamais. Il faut que le régent meure ; et,ajouta-t-il d’une voix sourde, le régent mourra !

– Mais, auparavant, ne voulez-vous pas voir mademoiselle deChaverny ? dit le duc d’une voix légèrement altérée.

– Oui, monseigneur. Mais auparavant il faut que j’aie votreparole de m’aider dans mon projet. Songez donc, monseigneur, qu’iln’y a pas un instant à perdre ; que mes compagnons sontlà-bas, jugés et condamnés comme je l’étais. Monseigneur, dites-moitout de suite, avant que je voie Hélène, que vous ne m’abandonnezpas. Laissez-moi reprendre, en quelque sorte, un nouvel engagementavec vous. Je suis homme, j’aime, et par conséquent je suisfaible ; je vais avoir à lutter contre les larmes et contre mafaiblesse. Monseigneur, je ne verrai Hélène qu’à la condition quevous me promettrez de me faire voir le régent.

– Et si je refusais de prendre cet engagement ?

– Monseigneur, je ne reverrais pas Hélène. Je suis mortpour elle ; il est inutile qu’elle revienne à l’espoir pour lereperdre ; c’est bien assez qu’elle me pleure une fois.

– Et vous persistez toujours ?

– Oui ; avec moins de chances seulement.

– Mais alors que feriez-vous ?

– J’irais attendre le régent partout où il devrait aller,et je le frapperais partout où je le rencontrerais.

– Encore une fois, réfléchissez, dit le duc.

– Sur l’honneur de mon nom, reprit Gaston, je vous somme deme prêter votre appui, ou je vous déclare que je saurai m’enpasser.

– C’est bien, monsieur ; entrez chez Hélène, et voustrouverez ma réponse à votre retour.

– Où cela ?

– Dans cette chambre même.

– Et cette réponse sera selon mes désirs ?

– Oui.

Gaston passa chez Hélène ; la jeune fille était agenouilléedevant un crucifix, priant Dieu de lui rendre son amant. Au bruitque fit Gaston en ouvrant la porte, elle se retourna.

Elle crut que Dieu avait fait un miracle, et jeta un grand crien étendant les bras vers le chevalier, mais sans avoir la force dese relever.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, est-ce lui ?est-ce son ombre ?

– C’est moi, Hélène, c’est bien moi ! s’écria le jeunehomme en s’élançant vers Hélène et en lui saisissant les deuxmains.

– Mais comment, toi… toi prisonnier ce matin… toi libre cesoir…

– Je me suis sauvé, Hélène.

– Et alors tu as pensé à moi, tu es accouru à moi, tu n’aspas voulu fuir sans moi… Oh ! que je reconnais bien là monGaston ! Eh bien, me voilà, mon ami, je suis prête ;emmène-moi où tu voudras, je suis à toi… je te suis…

– Hélène, dit Gaston, tu n’es pas la fiancée d’un hommeordinaire. Si je n’eusse rien eu de plus que les autres hommes, tune m’eusses pas aimé.

– Oh ! non, certes.

– Eh bien, Hélène ! aux âmes d’élite des devoirs plusgrands, et, par conséquent, des épreuves plus grandes sontimposées. J’ai à accomplir encore, avant d’être à toi, la missionpour laquelle je suis venu à Paris. Nous avons tous deux unedestinée fatale à subir… Que veux-tu, Hélène ? mais il en estainsi : notre vie ou notre mort ne tient plus qu’à un seulévénement, et, cet événement s’accomplira cette nuit même.

– Que dites-vous ?… s’écria la jeune fille.

– Écoutez, Hélène, répondit Gaston, si dans quatre heures,c’est-à-dire à la pointe du jour, vous n’avez pas de nouvelles demoi, Hélène, ne m’attendez plus. Croyez que ce qui vient de sepasser entre nous est un rêve. Et, si vous pouvez en obtenir lapermission, venez me revoir à la Bastille.

Hélène pâlit, ses bras retombèrent sans force à ses côtés.Gaston la prit par la main et la reconduisit devant son prie-Dieu,où elle s’agenouilla.

Puis l’embrassant au front comme eût fait un frère :

– Continuez de prier, Hélène, dit-il, car, en priant pourmoi, vous priez encore pour la Bretagne et pour laFrance !

Et il s’élança hors de la chambre.

– Hélas ! hélas ! murmura Hélène, sauvez-le, monDieu ! sauvez-le ! que m’importe le reste dumonde !

En rentrant au salon, Gaston trouva un huissier qui lui annonçaque le duc était parti, mais qui lui remit un billet de sapart.

Ce billet était conçu en ces termes :

« Il y a cette nuit bal masqué à Monceaux ; le régenty assistera. Il a l’habitude, de se retirer seul, vers une heure dumatin, dans une serre qu’il affectionne, et qui est située au boutde la galerie dorée. Là, d’ordinaire, personne n’entre que lui,parce qu’on connaît son habitude et qu’on la respecte. Le régentsera vêtu d’un domino de velours noir, sur le bras gauche duquelsera brodée une abeille d’or. Il cache ce signe dans un pli quandil désire rester inconnu. La carte que je joins à ce billet est unecarte d’ambassadeur ; avec cette carte vous serez admis,non-seulement au bal, mais encore dans cette serre, où vous aurezl’air d’aller chercher une entrevue secrète. Usez-en pour votrerencontre avec le régent. Ma voiture est en bas ; vous ytrouverez mon propre domino et le cocher est à vosordres. »

En lisant ce billet, qui lui ouvrait toutes les portes, et quile conduisait, pour ainsi dire, face à face avec celui qu’il devaitassassiner, une sueur froide passa sur le front de Gaston, et ils’appuya au dossier d’une chaise ; puis, comme s’il eût prisune résolution violente, il s’élança hors du salon, descenditrapidement l’escalier, et sauta dans la voiture en criant aucocher :

– À Monceaux !

Mais à peine eut-il quitté le salon, qu’une porte cachée dans laboiserie se rouvrit, et que le duc parut : il s’avançalentement vers la porte en face, qui était celle qui conduisaitchez Hélène, qui jeta un grand cri de joie en l’apercevant.

– Eh bien, lui dit le régent avec un triste sourire,êtes-vous contente, Hélène ?

– Oh ! c’est vous, monseigneur ! dit Hélène.

– Vous voyez, mon enfant, continua le régent, que mesprédictions se sont accomplies. Croyez-en ma parole,espérez !…

– Ah ! monseigneur, vous êtes donc un ange envoyé surla terre pour me tenir lieu du père que j’ai perdu ?

– Hélas ! dit le régent en souriant, je ne suis pas unange, ma chère Hélène ; mais, tel que je suis, je voustiendrai lieu, en effet, de père, et d’un père bien tendre.

Et, sur ces paroles, le duc prit la main de la jeune fille, etvoulut la baiser respectueusement mais elle leva la tête, et leslèvres du régent effleurèrent son front.

– Je vois que vous l’aimez beaucoup, dit-il.

– Monseigneur, soyez béni.

– Puisse votre souhait me porter bonheur ! dit lerégent.

Et, toujours souriant, il la quitta.

Puis, remontant en voiture :

– Touche au Palais-Royal, dit-il au cocher ; mais faisattention que tu n’as qu’un quart d’heure pour aller àMonceaux.

Le cocher brûla le pavé.

Au moment où la voiture entrait au grand galop sous lepéristyle, un courrier à cheval partait lui-même à fond detrain.

Dubois, l’ayant vu partir, ferma sa fenêtre et rentra dans lesappartements.

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