Contes et Nouvelles en vers – Livre II

Belphégor

 

À Mademoiselle de Champmeslé

 

De votre nom j’orne lefrontispice

Des derniers vers que ma Muse a polis.

Puisse le tout ô charmante Philis,

Aller si loin que notre los franchisse

La nuit des temps : nous la sauronsdompter

Moi par écrire, et vous par réciter.

Nos noms unis perceront l’ombre noire

Vous régnerez longtemps dans la mémoire,

Après avoir régné jusques ici

Dans les esprits, dans les cœurs mêmeaussi.

Qui ne connaît l’inimitable actrice

Représentant ou Phèdre, ou Bérénice

Chimène en pleurs, ou Camille enfureur ?

Est-il quelqu’un que votre voixn’enchante ?

S’en trouve-t-il une autre aussitouchante ?

Une autre enfin allant si droit aucœur ?

N’attendez pas que je fasse l’éloge

De ce qu’en vous on trouve de parfait

Comme il n’est point de grâce qui n’y loge

Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.

De mes Philis vous seriez la première.

Vous auriez eu mon âme toute entière

Si de mes vœux j’eusse plus présumé,

Mais en aimant qui ne veut êtreaimé ?

Par des transports n’espérant pas vousplaire,

Je me suis dit seulement votre ami ;

De ceux qui sont amants plus d’àdemi :

Et plût au sort que j’eusse pu mieuxfaire.

Ceci soit dit : venons à notreaffaire.

 

Un jour Satan, monarque desenfers,

Faisait passer ses sujets en revue.

Là confondus tous les états divers,

Princes et rois, et la tourbe menue,

Jetaient maint pleur, poussaient maint etmaint cri,

Tant que Satan en était étourdi.

Il demandait en passant à chaqueâme :

« Qui t’a jetée en l’éternelleflamme ? »

L’une disait : « Hélas c’est monmari » ;

L’autre aussitôt répondait : « C’estma femme. »

Tant et tant fut ce discours répété,

Qu’enfin Satan dit en pleinconsistoire :

« Si ces gens-ci disent la vérité

Il est aisé d’augmenter notre gloire.

Nous n’avons donc qu’à le vérifier.

Pour cet effet il nous faut envoyer

Quelque démon plein d’art et deprudence ;

Qui non content d’observer avec soin

Tous les hymens dont il sera témoin,

Y joigne aussi sa propreexpérience. »

Le prince ayant proposé sa sentence,

Le noir sénat suivit tout d’une voix.

De Belphégor aussitôt on fit choix.

Ce diable était tout yeux et toutoreilles,

Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,

Capable enfin de pénétrer dans tout,

Et de pousser l’examen jusqu’au bout.

Pour subvenir aux frais de l’entreprise,

On lui donna mainte et mainte remise,

Toutes à vue, et qu’en lieux différents

Il pût toucher par des correspondants.

Quant au surplus, les fortunes humaines,

Les biens, les maux, les plaisirs et lespeines,

Bref ce qui suit notre condition,

Fut une annexe à sa légation.

Il se pouvait tirer d’affliction,

Par ses bons tours, et par son industrie,

Mais non mourir, ni revoir sa patrie,

Qu’il n’eût ici consumé certaintemps :

Sa mission devait durer dix ans.

 

Le voilà donc qui traverse etqui passe

Ce que le Ciel voulut mettre d’espace

Entre ce monde et l’éternelle nuit ;

Il n’en mit guère, un moment y conduit.

Notre démon s’établit à Florence,

Ville pour lors de luxe et de dépense.

Même il la crut propre pour le trafic.

Là sous le nom du seigneur Roderic,

Il se logea, meubla, comme un richehomme ;

Grosse maison, grand train, nombre degens,

Anticipant tous les jours sur la somme

Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans

On s’étonnait d’une telle bombance.

II tenait table, avait de tous côtés

Gens à ses frais, soit pour ses voluptés

Soit pour le faste et la magnificence.

L’un des plaisirs où plus il dépensa

Fut la louange : Apollon l’encensa

Car il est maître en l’art de flatterie

Diable n’eut onc tant d’honneurs en savie.

Son cœur devint le but de tous les traits

Qu’Amour lançait : il n’était point debelle

Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits

Pour le gagner, tant sauvagefut-elle :

Car de trouver une seule rebelle,

Ce n’est la mode à gens de qui la main

Par les présents s’aplanit tout chemin.

C est un ressort en tous desseins utile.

Je l’ai jà dit, et le redis encor

Je ne connais d’autre premier mobile

Dans l’univers, que l’argent et que l’or.

Notre envoyé cependant tenait compte

De chaque hymen, en journauxdifférents ;

L’un, des époux satisfaits et contents,

Si peu rempli que le diable en eut honte.

L’autre journal incontinent fut plein.

À Belphégor il ne restait enfin

Que d’éprouver la chose par lui-même.

Certaine fille à Florence étaitlors ;

Belle, et bien faite, et peu d’autrestrésors ;

Noble d’ailleurs, mais d’un orgueilextrême ;

Et d’autant plus que de quelque vertu

Un tel orgueil paraissait revêtu.

Pour Roderic on en fit la demande.

Le père dit que Madame Honnesta,

C’était son nom, avait eu jusque-là

Force partis ; mais que parmi labande

Il pourrait bien Roderic préférer,

Et demandait temps pour délibérer.

On en convient. Le poursuivant s’applique

À gagner celle ou ses vœux s’adressaient.

Fêtes et bals, sérénades, musique,

Cadeaux, festins, bien fort appétissaient

Altéraient fort le fonds de l’ambassade.

Il n’y plaint rien, en use en grandseigneur,

S’épuise en dons : l’autre sepersuade

Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.

Conclusion, qu’après force prières,

Et des façons de toutes les manières,

Il eut un oui de Madame Honnesta.

Auparavant le notaire y passa :

Dont Belphégor se moquant en sonâme :

« Hé quoi ! dit-il, on acquiert unefemme

Comme un château ! ces gens ont toutgâté. »

Il eut raison : ôtez d’entre leshommes

La simple foi, le meilleur est ôté.

Nous nous jetons, pauvres gens que noussommes

Dans les procès en prenant le revers.

Les si, les cas, les contrats sont laporte

Par où la noise entra dansl’univers :

N’espérons pas que jamais elle en sorte.

Solennités et lois n’empêchent pas

Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats

C’est le cœur seul qui peut rendretranquille.

Le cœur fait tout, le reste est inutile.

Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.

Chez les amis tout s’excuse, toutpasse, ;

Chez les amants tout plaît, tout est.

Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.

Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.

« Mais, dira-t-on, n’est-il en nullesguises

D’heureux ménage ? » Après mûrexamen,

J’appelle un bon, voire un parfait hymen,

Quand les conjoints se souffrent leurssottises.

Sur ce point-là c’est assez raisonné.

 

Dès que chez lui le diableeut amené

Son épousée, il jugea par lui-même

Ce qu’est l’hymen avec un tel démon :

Toujours débats, toujours quelque sermon

Plein de sottise en un degré suprême.

Le bruit fut tel que Madame Honnesta

Plus d’une fois les voisins éveilla :

Plus d’une fois on courut à la noise

« Il lui fallait quelque simplebourgeoise,

Ce disait-elle, un petit trafiquant

Traiter ainsi les filles de monrang !

Méritait-il femme si vertueuse ?

Sur mon devoir je suis tropscrupuleuse :

J’en ai regret, et si je faisaisbien… »

Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fitrien :

Ces prudes-là nous en font bien accroire.

 

Nos deux époux, à ce que ditl’histoire,

Sans disputer n’étaient pas un moment.

Souvent leur guerre avait pour fondement

Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,

D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref unmonde

D inventions propres à tout gâter.

Le pauvre diable eut lieu de regretter

De l autre enfer la demeure profonde.

Pour comble enfin Roderic épousa

La parente de Madame Honnesta,

Ayant sans cesse et le père, et la mère,

Et la grand’sœur, avec le petit frère,

De ses deniers mariant la grand’sœur,

Et du petit payant le précepteur.

 

Je n’ai pas dit la principalecause

De sa ruine infaillible accident ;

Et j’oubliais qu’il eût un intendant.

Un intendant ? qu’est-ce que cettechose ?

Je définis cet être, un animal

Qui comme on dit sait pécher en eautrouble,

Et plus le bien de son maître va mal,

Plus le sien croît, plus son profitredouble ;

Tant qu’aisément lui-même achèterait

Ce qui de net au seigneur resterait :

Dont par raison bien et dûment déduite

On pourrait voir chaque chose réduite

En son état, s’il arrivait qu’un jour

L’autre devînt l’intendant à son tour,

Car regagnant ce qu’il eut étant maître,

Ils reprendraient tous deux leur premierêtre.

 

Le seul recours du pauvreRoderic,

Son seul espoir, était certain trafic

Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,

Espoir douteux, incertaine ressource.

Il était dit que tout serait fatal

À notre époux, ainsi tout alla mal.

Ses agents tels que la plupart des nôtres,

En abusaient : il perdit un vaisseau,

Et vit aller le commerce à vau-l’eau,

Trompe des uns, mal servi par les autres.

II emprunta. Quand ce vint à payer,

Et qu’à sa porte il vit le créancier,

Force lui fut d’esquiver par la fuite,

Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite

Il se sauva chez un certain fermier,

En certain coin remparé de fumier.

À Matheo, c’était le nom du sire,

Sans tant tourner il dit ce qu’ilétait ;

Qu’un double mal chez lui le tourmentait,

Ses créanciers et sa femme encorpire :

Qu’il n’y savait remède que d’entrer

Au corps des gens, et de s’y remparer,

D’y tenir bon : irait-on là leprendre ?

Dame Honnesta viendrait-elle y prôner

Qu’elle a regret de se biengouverner ?

Chose ennuyeuse et qu’il est lasd’entendre.

Que de ces corps trois fois il sortirait,

Sitôt que lui Matheo l’en prierait ;

Trois fois sans plus, et ce pourrécompense

De l’avoir mis à couvert des sergents.

 

Tout aussitôt l’ambassadeurcommence

Avec grand bruit d’entrer au corps desgens.

Ce que le sien, ouvrage fantastique,

Devint alors, l’histoire n’en dit rien.

Son coup d’essai fut une fille unique

Où le galant se trouvait assez bien ;

Mais Matheo moyennant grosse somme

L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.

C’était à Naples, il se transporte àRome ;

Saisit un corps : Matheo l’en bannit,

Le chasse encore : autre sommenouvelle.

Trois fois enfin, toujours d’un corpsfemelle,

Remarquez bien, notre diable sortit.

Le roi de Naples avait lors une fille,

Honneur du sexe, espoir de safamille ;

Maint jeune prince était son poursuivant.

Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,

On ne le put tirer de cet asile.

II n’était bruit aux champs comme à laville

Que d’un manant qui chassait les esprits.

Cent mille écus d’abord lui sont promis.

Bien affligé de manquer cette somme

(Car les trois fois l’empêchaientd’espérer

Que Belphégor se laissât conjurer)

Il la refuse : il se dit un pauvrehomme,

Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,

Sans dons du Ciel, par hasard seulement,

De quelques corps a chassé quelque diable,

Apparemment chétif, et misérable,

Et ne connaît celui-ci nullement.

Il beau dire ; on le force, onl’amène,

On le menace, on lui dit que sous peine

D’être pendu, d’être mis haut et court

En un gibet, il faut que sa puissance

Se manifeste avant la fin du jour.

Dès l’heure même on vous met en présence

Notre démon et son conjurateur.

D’un tel combat le prince est spectateur.

Chacun y court ; n’est fils de bonnemère

Qui pour le voir ne quitte toute affaire.

D’un côté sont le gibet et la hart,

Cent mille écus bien comptés d’autre part.

Matheo tremble, et lorgne la finance.

L’esprit malin voyant sa contenance

Riait sous cape, alléguait les troisfois ;

Dont Matheo suait en son harnois,

Pressait, priait, conjurait avec larmes.

Le tout en vain : plus il est enalarmes,

Plus l’autre rit. Enfin le manant dit

Que sur ce diable il n’avait nul crédit.

On vous le happe, et mène à la potence.

Comme il allait haranguer l’assistance,

Nécessite lui suggéra ce tour :

Il dit tout bas qu’on battît le tambour,

Ce qui fut fait ; de quoi l’espritimmonde

Un peu surpris au manant demanda :

« Pourquoi ce bruit ? coquin,qu’entends-je là ? »

L’autre répond : « C’est MadameHonnesta

Qui vous réclame, et va par tout le monde

Cherchant l’époux que le Ciel luidonna. »

Incontinent le diable décampa,

S’enfuit au fond des enfers, et conta

Tout le succès qu’avait eu sonvoyage :

« Sire, dit-il, le nœud du mariage

Damne aussi dru qu’aucuns autres états.

Votre Grandeur voit tomber ici-bas

Non par flocons, mais menu comme pluie

Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie

J’ai par moi-même examiné le cas.

Non que de soi la chose ne soit bonne

Elle eut jadis un plus heureux destin

Mais comme tout se corrompt à la fin

Plus beau fleuron n’est en votrecouronne. »

 

Satan le crut : il futrécompensé

Encor qu’il eût son retour avancé

Car qu’eut-il fait ? ce n’était pasmerveilles

Qu’ayant sans cesse un diable à sesoreilles,

Toujours le même, et toujours sur un ton,

Il fut contraint d’enfiler lavenelle ;

Dans les enfers encore enchange-t-on ;

L’autre peine est à mon sens plus cruelle.

Je voudrais voir quelque saint y durer

Elle eut à Job fait tourner la cervelle.

 

De tout ceci que prétends-jeinférer ?

Premièrement je ne sais pire chose

Que de changer son logis en prison :

En second lieu si par quelque raison

Votre ascendant à l’hymen vous expose

N’épousez point d’Honnesta s’il se peut

N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.

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