Contes et Nouvelles en vers – Livre II

L’Abbesse

 

L’exemple sert, l’exemplenuit aussi :

Lequel des deux doit l’emporter ici,

Ce n’est mon fait ; l’un dira quel’abbesse

En usa bien, l’autre au contraire mal,

Selon les gens : bien ou mal je nelaisse

D’avoir mon compte, et montre en général,

Par ce que fit tout un troupeau de nonnes,

Qu’ouailles sont la plupart despersonnes ;

Qu’il en passe une, il en passeracent ;

Tant sur les gens est l’exemple puissant.

Je le répète, et dis, vaille que vaille,

Le monde n’est que franche moutonnaille.

Du premier coup ne croyez que l’on aille

À ses périls le passage sonder ;

On est longtemps à s’entre-regarder ;

Les plus hardis ont-ils tenté l’affaire,

Le reste suit, et fait ce qu’il voitfaire.

Qu’un seul mouton se jette en la rivière,

Vous ne verrez nulle âme moutonnière

Rester au bord, tous se noieront à tas.

 

Maître François en conte unplaisant cas.

Ami lecteur, ne te déplaira pas,

Si sursoyant ma principale histoire

Je te remets cette chose en mémoire.

Panurge allait l’oracle consulter.

Il naviguait, ayant dans la cervelle,

Je ne sais quoi qui vint l’inquiéter.

Dindenaut passe ; et médaillel’appelle

De vrai cocu. Dindenaut dans sa nef

Menait moutons. « Vendez-m’en un, » ditl’autre.

« Voire, reprit Dindenaut, l’aminotre,

Penseriez-vous qu’on put venir à chef

D’assez priser ni vendre telleaumaille ? »

Panurge dit : « Notre ami, coûte etvaille,

Vendez-m’en un pour or ou pourargent. »

Un fut vendu. Panurge incontinent

Le jette en mer ; et les autres desuivre.

Au diable l’un, à ce que dit le livre,

Qui demeura. Dindenaut au collet

Prend un bélier, et le bélier l’entraîne.

Adieu mon homme : il va boire augodet.

Or revenons : ce prologue me mène

Un peu bien loin. J’ai posé dès l’abord

Que tout exemple est de force trèsgrande :

Et ne me suis écarté par trop fort

En rapportant la moutonnière bande

Car notre histoire est d’ouailles encor.

Une passa, puis une autre, et puisune :

Tant qu’à passer s’entre-pressant chacune

On vit enfin celle qui les gardait

Passer aussi : c’est en gros tout leconte :

Voici comment en détail on le conte.

 

Certaine abbesse un certainmal avait

Pâles couleurs nommé parmi lesfilles :

Mal dangereux, et qui des plus gentilles

Détruit l’éclat, fait languir lesattraits.

Notre malade avait la face blême

Tout justement comme un saint de carême,

Bonne d’ailleurs, et gente à cela près.

La Faculté sur ce point consultée,

Après avoir la chose examinée,

Dit que bientôt Madame tomberait

En fièvre lente, et puis qu’elle mourrait.

Force sera que cette humeur lamange ;

À moins que de… l’à moins est bien étrange

À moins enfin qu’elle n’ait à souhait

Compagnie d’homme. Hippocrate ne fait

Choix de ses mots, et tant tourner nesait.

« Jésus, reprit toute scandalisée

Madame abbesse : hé que dites-vouslà ?

Fi. – Nous disons, repartit à cela

La Faculté, que pour chose assurée

Vous en mourrez, à moins d’un bon galant

Bon le faut-il, c’est un pointimportant :

Autre que bon n’est ici suffisant

Et si bon n’est deux en prendrezMadame. »

Ce fut bien pis ; non pas que dans sonâme

Ce bon ne fût par elle souhaité

Mais le moyen que sa communauté

Lui vît sans peine approuver tellechose ?

Honte souvent est de dommage cause.

Sœur Agnès dit : « Madamecroyez-les.

Un tel remède est chose bien mauvaise,

S’il a le goût méchant à beaucoup près

Comme la mort. Vous faites cent secrets

Faut-il qu’un seul vous choque et vousdéplaise ?

– Vous en parlez, Agnès, bien à votreaise,

Reprit l’abbesse : or, ca, par votreDieu,

Le feriez-vous ? mettez-vous en monlieu.

– Oui da, Madame ; et dis biendavantage :

Votre santé m’est chère jusque-là

Que s’il fallait pour vous souffrir cela,

Je ne voudrais que dans ce témoignage

D’affection pas une de céans

Me devançât. Mille remerciements

À Sœur Agnès donnés par son abbesse

La Faculté dit adieu là-dessus

Et protesta de ne revenir plus.

 

Tout le couvent se trouvaiten tristesse,

Quand sœur Agnès qui n’était de ce lieu

La moins sensée, au reste bonne lame,

Dit a ses sœurs : « Tout ce quitient Madame

Est seulement belle honte de Dieu.

Par charité n’en est-il point quelqu’une

Pour lui montrer l’exemple et lechemin ?

Cet avis fut approuvé de chacune :

On l’applaudit, il court de main en main.

Pas une n’est qui montre en ce dessein

De la froideur, soit nonne, soit nonnette,

Mère prieure, ancienne, ou discrète,

Le billet trotte : on fait venir desgens

De toute guise, et des noirs, et desblancs,

Et des tannés L’escadron, dit l’histoire,

Ne fut petit, ni comme l’on peut croire

Lent à montrer de sa part le chemin.

Ils ne cédaient à pas une nonnain

Dans le désir de faire que Madame

Ne fut honteuse, ou bien n’eut dans sonâme

Tel récipe possible à contrecœur

De ses brebis à peine la première

A fait le saut, qu’il suit une autre sœur.

Une troisième entre dans la carrière.

Nulle ne veut demeurer en arrière.

Presse se met pour n’être la dernière

Qui ferait voir son zèle et sa ferveur

À mère abbesse. Il n’est aucune ouaille

Qui ne s’y jette ; ainsi que lesmoutons

De Dindenaut dont tantôt nous parlions

S’allaient jeter chez la gentporte-écaille.

Que dirai plus ? enfin l’impression

Qu’avait l’abbesse encontre ce remède,

Sage rendue à tant d’exemples cède.

Un jouvenceau fait l’opération

Sur la malade. Elle redevient rose,

Œillet, aurore, et si quelque autre chose

De plus riant se peut imaginer.

 

Ô doux remède, ô remède àdonner,

Remède ami de mainte créature,

Ami des gens, ami de la nature,

Ami de tout, point d’honneur excepté.

Point d’honneur est une autremaladie :

Dans ses écrits Madame Faculté

N’en parle point. Que de maux en lavie !

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