Le Fleuve Scamandre
Me voilà prêt à conter deplus belle ;
Amour le veut, et rit de monserment ;
Hommes et dieux, tout est sous satutelle ;
Tout obéit, tout cède à cet enfant :
J’ai désormais besoin en le chantant
De traits moins forts, et déguisant lachose.
Car après tout, je ne veux être cause
D’aucun abus : que plutôt mes écrits
Manquent de sel, et ne soient d’aucunprix !
Si dans ces vers j’introduis et je chante
Certain trompeur et certaine innocente,
C’est dans la vue et dans l’intention
Qu’on se méfie en telle occasion :
J’ouvre l’esprit, et rends le sexe habile
À se garder de ces pièges divers.
Sotte ignorance en fait trébucher mille,
Contre une seule à qui nuiraient mes vers.
J’ai lu qu’un orateur estimédans la Grèce,
Des beaux-arts autrefois souverainemaîtresse,
Banni de son pays, voulut voir le séjour
Où subsistaient encor les ruines deTroie ;
Cimon, son camarade, eut sa part de lajoie.
Du débris d’Ilion s’était construit unbourg
Noble par ces malheurs ; la Priam et sacour
N’étaient plus que des noms, dont le Tempsfait sa proie.
Ilion, ton nom seul a des charmes pourmoi ;
Lieu fécond en sujets propres à notreemploi.
Ne verrai-je jamais rien de toi, ni laplace
De ces murs élevés et détruits par desdieux,
Ni ces champs où couraient la fureur etl’audace,
Ni des temps fabuleux enfin la moindretrace,
Qui pût me présenter l’image de ceslieux ?
Pour revenir au fait, et nepoint trop m’étendre,
Cimon le héros de ces vers
Se promenait près du Scamandre.
Une jeune ingénue en ce lieu se vientrendre,
Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujoursverts.
Son voile au gré des vents va flottant dansles airs ;
Sa parure est sans art ; elle a l’air debergère,
Une beauté naïve, une taille légère.
Cimon en est surpris, et croit que sur cesbords
Vénus vient étaler ses plus rares trésors.
Un antre était auprès :l’innocente pucelle
Sans soupçon y descend, aussi simple quebelle.
Le chaud, la solitude, et quelque dieumalin
L’invitèrent d’abord à prendre undemi-bain.
Notre banni se cache : il contemple, iladmire,
II ne sait quels charmes élire ;
Il dévore des yeux et du cœur centbeautés.
Comme on était rempli de ces divinités
Que la Fable a dans son empire,
II songe à profiter de l’erreur de cestemps,
Prend l’air d’un dieu des eaux, mouille sesvêtements
Se couronne de joncs, et d’herbedégouttante,
Puis invoque Mercure, et le dieu desamants :
Contre tant de trompeurs qu’eût fait uneinnocente ?
La belle enfin découvre un pied dont lablancheur
Aurait fait honte à Galatée,
Puis le plonge en l’onde argentée,
Et regarde ses lis, non sans quelquepudeur.
Pendant qu’à cet objet sa vue est arrêtée,
Cimon approche d’elle : elle court secacher
Dans le plus profond du rocher.
« Je suis, dit-il, le dieu qui commande àcette onde ;
Soyez-en la déesse, et régnez avec moi.
Peu de Fleuves pourraient dans leur grotteprofonde
Partager avec vous un aussi digneemploi :
Mon cristal est très pur, mon cœur l’estdavantage :
Je couvrirai pour vous de fleurs tout cerivage
Trop heureux si vos pas le daignenthonorer,
Et qu’au fond de mes eaux vous daigniez vousmirer.
Je rendrai toutes vos compagnes
Nymphes aussi, soit aux montagnes,
Soit aux eaux, soit aux bois, car j’étends monpouvoir
Sur tout ce que votre œil à la ronde peutvoir. »
L’éloquence du dieu, la peur de luidéplaire,
Malgré quelque pudeur qui gâtait lemystère,
Conclurent tout en peu de temps.
La superstition cause mille accidents.
On dit même qu’Amour intervint àl’affaire.
Tout fier de ce succès le banni dit adieu.
« Revenez, dit-il, en ce lieu :
Vous garderez que l’on ne sache
Un hymen qu’il faut que je cache :
Nous le déclarerons quand j’en aurai parle
Au conseil qui sera dans l’Olympeassemblé. »
La nouvelle déesse à ces mots seretire ;
Contente ? Amour le sait. Un mois sepasse et deux,
Sans que pas un du bourg s’aperçut de leursjeux.
Ô mortels ! est-il dit qu’à force d’êtreheureux
Vous ne le soyez plus ! le banni, sansrien dire,
Ne va plus visiter cet antre si souvent.
Une noce enfin arrivant,
Tous pour la voir passer sous l’orme se vontrendre
La belle aperçoit l’homme, et crie en cemoment :
« Ah ! voilà le fleuveScamandre. »
On s’étonne, on la presse, elle ditbonnement
Que son hymen se va conclure aufirmament ;
On en rit ; car que faire ? aucuns àcoups de pierre
Poursuivirent le dieu qui s’enfuit àgrand’erre
D’autres rirent sans plus. Je crois qu’en cetemps-ci
L’on ferait au Scamandre un très méchantparti
En ce temps-là semblables crimes
S’excusaient aisément : tous temps,toutes maximes.
L’épouse du Scamandre en futquitte à la fin,
Pour quelques traits de raillerie ;
Même un de ses amants l’en trouva plusjolie :
C’est un goût : il s’offrit à lui donnerla main :
Les dieux ne gâtent rien : puis quand ilsseraient cause
Qu’une fille en valût un peu moins,dotez-la,
Vous trouverez qui la prendra :
L’argent répare toute chose.