Féronde ou le Purgatoire
Vers le Levant, le Vieil dela Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau.
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent ; mais parce qu’aucerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaientcauses.
Il choisissait entre eux les plushardis ;
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sensperceptible ;
Du paradis de son législateur ;
Rien n’en a dit ce prophète menteur
Qui ne devînt très croyable et sensible
À ces gens-là : comment s’yprenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens etraison.
En cet état, privés de connaissance,
On les portait en d’agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance
Plus que mailles, et beaux parexcellence :
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens qui leur boisson cuvée
S’émerveillaient de voir cette couvée
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu’assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance,
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer endanse’
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son de luths accompagnant les voix
Des rossignols : il n’est plaisir aumonde
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis :
Les gens trouvaient en son charmantpourpris
Les meilleurs vins de la machineronde ;
Dont ne manquaient encor de s’enivrer,
Et de leur sens perdre l’entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu de tout ce tripotage
Qu’arrivait-il ? ils croyaientfermement
Que quelque jour de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment,
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu’il avait gens à sa dévotion
Déterminés, et qu’il n’était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.
Or ai-je été prolixe sur cecas,
Pour confirmer l’histoire de Féronde.
Féronde était un sot de par le monde
Riche manant, ayant soin du tracas,
Dîmes, et cens, revenus, et ménage
D’un abbé blanc. J’en sais de ce plumage
Qui valent bien les noirs à mon avis,
En fait que d’être aux maris secourables,
Quand forte tâche ils ont en leur logis
Si qu’il y faut moines et gens capables.
Au lendemain celui-ci ne songeait
Et tout son fait dès la veille mangeait,
Sans rien garder, non plus qu’un droitapôtre,
N’ayant autre œuvre, autre emploi, penserautre
Que de chercher ou gisaient les bons vins.
Les bons morceaux, et les bonnes commères,
Sans oublier les gaillardes nonnains,
Dont il faisait peu de part à ses frères.
Féronde avait un jolichaperon
Dans son logis, femme sienne, et dit-on
Que parentèle était entre la dame
Et notre abbé ; car son prédécesseur,
Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoirl’âme,
En était père, et la donna pour femme
À ce manant, qui tint à grand honneur
De l’épouser. Chacun sait que de race
Communément fille bâtarde chasse :
Celle-ci donc ne fit mentir le mot.
Si n’était pas l’époux homme si sot
Qu’il n’en eût doute, et ne vît enl’affaire
Un peu plus clair qu’il n’étaitnécessaire.
Sa femme allait toujours chez leprélat ;
Et prétextait ses allées et venues
Des soins divers de cet économat.
Elle alléguait mille affaires menues.
C’était un compte, ou c’était unachat ;
C’était un rien ; tant peu plaignait sapeine.
Bref il n’était nul jour en la semaine,
Nulle heure au jour, qu’on ne vît en celieu
La receveuse. Alors le père en Dieu
Ne manquait pas d’écarter tout son monde
Mais le mari, qui se doutait du tour
Rompait les chiens, ne manquant au retour
D’imposer mains sur madame Féronde.
Onc il ne fut un moins commode époux.
Esprits ruraux volontiers sont jaloux,
Et sur ce point à chausser difficiles,
N’étant pas faits aux coutumes des villes.
Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur
Comme prélat qu’il était, partant homme
Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,
Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome.
Ce n’est mon goût ; je ne veux de pleinsaut
Prendre la ville, aimant mieuxl’escalade ;
En amour da, non en guerre ; il nefaut
Prendre ceci pour guerrière bravade,
Ni m’enrôler là-dessus malgré moi.
Que l’autre usage ait la raison pour soi,
Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire
Du receveur qu’on mit en purgatoire
Pour le guérir, et voici comme quoi.
Par le moyen d’une poudreendormante
L’abbé le plonge en un très long sommeil.
On le croit mort, on l’enterre, l’onchante :
Il est surpris de voir à son réveil
Autour de lui gens d’étrangemanière ;
Car il était au large dans sa bière,
Et se pouvait lever de ce tombeau
Qui conduisait en un profond caveau.
D’abord la peur se saisit de notre homme
Qu’est-ce cela ? songe-t-il ? est-ilmort ?
Serait-ce point quelque espèce desort ?
Puis il demande aux gens comme on lesnomme,
Ce qu’ils font là, d’où vient que dans celieu
L’on le retient, et qu’a-t-il fait àDieu ?
L’un d’eux lui dit : « Console-toi,Féronde
Tu te verras citoyen du haut monde
Dans mille ans d’hui complets et biencomptés
Auparavant il faut d’aucuns pêchés
Te nettoyer en ce saint purgatoire.
Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire
En sortira. » L’ange consolateur
Donne à ces mots au pauvre receveur
Huit ou dix coups de forte discipline,
En lui disant : « C’est ton humeurmutine,
Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu
Qui te retient pour mille ans en celieu. »
Le receveur s’étant frotté l’épaule
Fait un soupir : » Mille ans,c’est bien du temps ! »
Vous noterez que l’ange était un drôle,
Un frère Jean novice de Léans.
Ses compagnons jouaient chacun un rôle
Pareil au sien dessous un feint habit.
Le receveur requiert pardon, et dit :
« Las ! si jamais je rentre dans lavie,
Jamais soupçon ombrage et jalousie,
Ne rentreront dans mon maudit esprit.
Pourrais-je point obtenir cettegrâce ? »
On la lui fait espérer ; nonsitôt :
Force est qu’un an dans ce séjour sepasse,
Là cependant il aura ce qu’il faut
Pour sustenter son corps, rien davantage
Quelque grabat, du pain pour tout potage,
Vingt coups de fouet chaque jour, sil’abbé
Comme prélat rempli de charité
N’obtient du Ciel qu’au moins on luiremette
Non le total des coups, mais quelquequart,
Voire moitié, voire la plus grand’part.
Douter ne faut qu’il ne s’en entremette,
À ce sujet disant mainte oraison.
L’ange en après lui fait un long sermon.
« À tort, dit-il, tu conçus dusoupçon.
Les gens d’église ont-ils de cespensées ?
Un abbé blanc ! c’est trop d’ombrageavoir ;
Il n’écherrait que dix coups pour un noir.
Défais-toi donc de tes erreurspassées. »
Il s’y résout. Qu’eût-il fait ?cependant
Sire prélat et Madame Féronde
Ne laissent perdre un seul petit moment.
Le mari dit : « Que fait ma femme aumonde ?
– Ce qu’elle y fait ? tout bien ;notre prélat
L’a consolée, et ton économat
S’en va son train, toujours à l’ordinaire.
– Dans le couvent toujours a-t-elleaffaire ?
– Où donc ? il faut qu’ayant seule àprésent
Le faix entier sur soi la pauvre femme
Bon gré mal gré léans aille souvent,
Et plus encor que pendant tonvivant. »
Un tel discours ne plaisait point à l’âme.
Âme j’ai cru le devoir appeler,
Ses pourvoyeurs ne le faisant manger
Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve
Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé
Multipliant œuvres de charité,
Et mettant peine à consoler la veuve.
Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux.
Son soin ne fut longtempsinfructueux :
Pas ne semait en une terre ingrate.
Pater abbas avec juste sujet
Appréhenda d’être père en effet.
Comme il n’est bon que telle chose éclate,
Et que le fait ne puisse être nié,
Tant et tant fut par sa Paternité
Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire
L’âme sortir, légère, et n’ayant pas
Once de chair. Un si merveilleux cas
Surprit les gens. Beaucoup ne voulaientcroire
Ce qu’ils voyaient. L’abbé passa poursaint.
L’époux pour sien le fruit posthume tint
Sans autrement de calcul oser faire.
Double miracle était en cetteaffaire
Et la grossesse, et le retour du mort.
On en chanta Te deum à renfort
Stérilité régnait en mariage
Pendant cet an, et même au voisinage
De l’abbaye, encor bien que léans
On se vouât pour obtenir enfants.
À tant laissons l’économe et safemme ;
Et ne soit dit que nous autres époux
Nous méritions ce qu’on fit à cette âme
Pour la guérir de ses soupçons jaloux.