Le Diable en enfer
Qui craint d’aimer, a tortselon mon sens
S’il ne fuit pas dès qu’il voit une belle.
Je vous connais objets doux etpuissants :
Plus ne m’irai brûler à la chandelle.
Une vertu sort de vous ne sais quelle,
Qui dans le cœur s’introduit par les yeux.
Ce qu’elle y fait, besoin n’est de ledire :
On meurt d’amour, on languit, on soupire.
Pas ne tiendrait aux gens qu’on ne fitmieux.
À tels périls ne faut qu’on s’abandonne.
J’en vais donner pour preuve une personne
Dont la beauté fit trébucher Rustic.
Il en avint un fort plaisant trafic :
Plaisant fut-il, au pêché près, sansfaute :
Car pour ce point, je l’excepte et jel’ôte :
Et ne suis pas du goût de celle-là !
Qui buvant frais (ce fut je pense à Rome)
Disait : « Que n’est-ce un pêché quecela ! »
Je la condamne ; et veux prouver ensomme
Qu’il fait bon craindre encor que l’on soitsaint.
Rien n’est plus vrai. Si Rustic avaitcraint,
Il n’aurait pas retenu cette fille,
Qui jeune et simple et pourtant trèsgentille
Jusques au vif vous l’eut bientôt atteint.
Alibech fut son nom, si j’aimémoire
Fille un peu neuve, à ce que ditl’histoire.
Lisant un jour comme quoi certains saints,
Pour mieux vaquer à leurs pieux desseins
Se séquestraient ; vivaient comme desanges,
Qui ça et là, portant toujours leurs pas
En lieux cachés ; choses qui bienqu’étranges
Pour Alibech avaient quelques appas :
« Mon Dieu, dit-elle, il me prend uneenvie
D’aller mener une semblable vie. »
Alibech donc s’en va sans dire adieu.
Mère ni sœur, nourrice ni compagne
N’est avertie. Alibech en campagne
Marche toujours, n’arrête en pas un lieu.
Tant court enfin qu’elle entre en un boissombre
Et dans ce bois elle trouve unvieillard ;
Homme possible autrefois plus gaillard,
Mais n’étant lors qu’un squelette et qu’uneombre
« Père, dit-elle, un mouvement m’apris ;
C’est d’être sainte, et mériter pour prix
Qu’on me révère, et qu’on chomme ma fête.
Ô quel plaisir j’aurais si tous les ans,
La palme en main, les rayons sur la tête,
Je recevais des fleurs et desprésents !
Votre métier est-il si difficile ?
Je sais déjà jeûner plus qu’à demi.
– Abandonnez ce penser inutile,
Dit le vieillard, je vous parle en ami.
La sainteté n’est chose si commune
Que le jeûner suffise pour l’avoir.
Dieu gard de mal fille et femme qui jeûne
Sans pour cela guère mieux en valoir.
Il faut encor pratiquer d’autres choses,
D’autres vertus qui me sont lettrescloses,
Et qu’un ermite habitant de ces bois
Vous apprendra mieux que moi mille fois.
Allez le voir, ne tardez davantage :
Je ne retiens tels oiseaux dans macage. »
Disant ces mots le vieillard la quitta,
Ferma sa porte, et se barricada.
Très sage fut d’agir ainsi sans doute,
Ne se fiant à vieillesse ni goutte,
Jeune ni haire, enfin à rien qui soit.
Non loin de là notre sainteaperçoit
Celui de qui ce bon vieillardparloit ;
Homme ayant l’âme en Dieu tout occupée,
Et se faisant tout blanc de sonépée ».
C’était Rustic, jeune saint trèsfervent :
Ces jeunes-là s’y trompent bien souvent.
En peu de mots l’appétit d’être sainte
Lui fut d’abord par la belleexplique ;
Appétit tel qu’Alibech avait crainte
Que quelque jour son fruit n’en futmarqué.
Rustic sourit d’une telle innocence.
« Je n’ai, dit-il, que peu deconnaissance
En ce métier ; mais ce peu-là quej’ai
Bien volontiers vous sera partagé.
Nous vous rendrons la chosefamilière. »
Maître Rustic eût dû donner congé
Tout dès l’abord à semblable écolière.
Il ne le fit ; en voici les effets.
Comme il voulait être des plus parfaits,
Il dit en soi : « Rustic, quesais-tu faire ?
Veiller, prier, jeûner, porter lahaire ?
Qu’est-ce cela ? moins que rien ;tous le font :
Mais d’être seul auprès de quelque belle
Sans la toucher, il n’est victoiretelle ;
Triomphes grands chez les anges en sont
Méritons-les ; retenons cette fille.
Si je résiste à chose si gentille,
J’atteins le comble, et me tire dupair. »
Il la retint- et fut si téméraire,
Qu’outre Satan il défia la chair,
Deux ennemis toujours prêts à malfaire ;
Or sont nos saints logés sousmême toit
Rustic apprête en un petit endroit
Un petit lit de jonc pour la novice.
Car de coucher sur la dure d’abord,
Quelle apparence ? elle n’était encor
Accoutumée à si rude exercice.
Quant au souper, elle eut pour toutservice
Un peu de fruit, du pain non pas tropbeau.
Faites état que la magnificence
De ce repas ne consista qu’en l’eau,
Claire, d’argent, belle par excellence.
Rustic jeûna ; la fille eut appétit.
Couchés à part, Alibech s’endormit :
L’ermite non. Une certaine bête
Diable nommée, un vrai serpent maudit,
N’eut point de paix qu’il ne fût de lafête.
On l’y reçoit ; Rustic roule en satête,
Tantôt les traits de la jeune beauté,
Tantôt sa grâce, et sa naïveté,
Et ses façons, et sa manière douce,
L’âge, la taille, et surtout l’embonpoint,
Et certain sein ne se reposantpoint ;
Allant, venant ; sein qui pousse etrepousse
Certain corset en dépit d’Alibech,
Qui tâche en vain de lui clore lebec :
Car toujours parle : il va, vient, etrespire :
C’est son patois ; Dieu sait ce qu’ilveut dire.
Le pauvre ermite ému de passion
Fit de ce point sa méditation.
Adieu la haire, adieu la discipline ;
Et puis voilà de ma dévotion ;
Voilà mes saints. Celui-ci s’achemine
Vers Alibech ; et l’éveille ensursaut.
« Ce n’est bien fait que de dormitsitôt
Dit le frater ; il faut au préalable
Qu’on fasse une œuvre à Dieu fortagréable.
Emprisonnant en enfer le Malin.
Crée ne fut pour aucune autre fin.
Procédons-y. » Tout à l’heure il seglisse
Dedans le lit. Alibech sans malice,
N’entendait rien à ce mystère-là :
Et ne sachant ni ceci ni cela,
Moitié forcée et moitié consentante,
Moitié voulant combattre ce désir,
Moitié n’osant, moitié peine et plaisir,
Elle crut faire acte de repentante ;
Bien humblement rendit grâce au frater,
Sut ce que c’est que le diable en enfer.
Désormais faut qu’Alibech se contente
D’être martyre, en cas que saintesoit :
Frère Rustic peu de vierges faisoit.
Cette leçon ne fut la plus aisée.
Dont Alibech non encor déniaisée
Dit : « Il faut bien que le diableen effet
Soit une chose étrange et bienmauvaise :
Il brise tout ; voyez le mal qu’ilfait
À sa prison : non pas qu’il m’endéplaise :
Mais il mérite en bonne vérité
D’y retourner. – Soit fait », ce dit lefrère.
Tant s’appliqua Rustic à ce mystère,
Tant prit de soin, tant eut de charité
Qu’enfin l’enfer s’accoutumant au diable
Eût eu toujours sa présence agréable
Si l’autre eût pu toujours en faire essai.
Sur quoi la belle : « On dit encorbien vrai
Qu’il n’est prison si douce que son hôte
En peu de temps ne s’y lasse sansfaute. »
Bientôt nos gens ont noise sur ce point.
En vain l’enfer son prisonnier rappelle
Le diable est sourd, le diable n’entendpoint.
L’enfer s’ennuie ; autant en fait labelle.
Ce grand désir d’être sainte s’en va.
Rustic voudrait être dépêtré d’elle.
Elle pourvoit d’elle-même à cela.
Furtivement elle quitte le sire :
Par le plus court s’en retourne chez soi.
Je suis en soin de ce qu’elleput dire
À ses parents : c’est ce qu’en bonnefoi
Jusqu’à présent je n’ai bien sucomprendre.
Apparemment elle leur fit entendre
Que son cœur mû d’un appétit d’enfant
L’avait portée à tacher d’être sainte.
Ou l’on la crut, ou l’on en fit semblant.
Sa parenté prit pour argent comptant
Un tel motif : non que de quelqueatteinte
À son enfer on n’eût quelquesoupçon :
Mais cette chartre est faite de façon
Qu’on n’y voit goutte ; et maint geôliers’y trompe.
Alibech fut festinée en grand’pompe.
L’histoire dit que par simplicité
Elle conta la chose à ses compagnes.
« Besoin n’était que Votre Sainteté,
Ce lui dit-on, traversât ces campagnes.
On vous aurait, sans bouger du logis,
Même leçon même secret appris.
– Je vous aurais, dit l’une, offert monfrère.
– Vous auriez eu, dit l’autre, moncousin :
– Et Néherbal notre prochain voisin
N’est pas non plus novice en ce mystère.
Il vous recherche ; acceptez ceparti,
Devant qu’on soit d’un tel casaverti. »
Elle le fit : Néherbal n’était homme
À cela près. On donna telle somme,
Qu’avec les traits de la jeune Alibech
Il prit pour bon un enfer trèssuspect ;
Usant des biens que l’Hymen nous envoie.
À tous époux Dieu doint pareillejoie ;
Ne plus ne moins qu’employait au désert
Rustic son diable, Alibech son enfer.