Contes et Nouvelles en vers – Livre II

Les Lunettes

 

 

J’avais juré de laisser làles nonnes :

Car que toujours on voie en mes écrits

Même sujet, et semblables personnes,

Cela pourrait fatiguer les esprits.

Ma muse met guimpe sur le tapis :

Et puis quoi ? guimpe ; et puisguimpe sans cesse ;

Bref toujours guimpe, et guimpe sous lapresse.

C’est un peu trop. Je veux que lesnonnains

Fassent les tours en amour les plusfins ;

Si ne faut-il pour cela qu’on épuise

Tout le sujet ; le moyen ? c’est unfait

Par trop fréquent, je n’aurais jamaisfait :

II n’est greffier dont la plume y suffise.

Si j y tâchais on pourrait soupçonner

Que quelque cas m’y feraitretourner ;

Tant sur ce point mes vers font derechutes ;

Toujours souvient à Robin de ses flûtes.

Or apportons à cela quelque fin.

Je le prétends, cette tâche ici faite.

 

Jadis s’était introduit unblondin

Chez des nonnains à titre de fillette.

II n’avait pas quinze ans que tout nefût :

Dont le galant passa pour sœur Colette

Auparavant que la barbe lui crût.

Cet entre-temps ne fut sans fruit ; lesire

L’employa bien : Agnès en profita.

Las quel profit ! j eusse mieux fait dedire

Qu’à sœur Agnès malheur en arriva

Il lui fallut élargir sa ceinture

Puis mettre au jour petite créature

Qui ressemblait comme deux gouttes d’eau,

Ce dit l’histoire, à la sœur jouvenceau.

Voilà scandale et bruit dans l’abbaye.

« D’où cet enfant est-il plu ? commea-t-on

Disaient les sœurs en riant, je vous prie

Trouve céans ce petit champignon ?

Si ne s’est-il après tout faitlui-même. »

La prieure est en un courroux extrême.

« Avoir ainsi souillé cettemaison ! »

Bientôt on mit l’accouchée en prison.

Puis il fallut faire enquête du père.

« Comment est-il entré ? commentsorti ?

Les murs sont hauts, antique la tourière,

Double la grille, et le tour très petit.

– Serait-ce point quelque garçon enfille ?

Dit la prieure, et parmi nos brebis

N’aurions-nous point sous de trompeurshabits

Un jeune loup ? sus qu’on sedéshabille :

Je veux savoir la vérité du cas. »

 

Qui fut bien pris, ce fut lafeinte ouaille.

Plus son esprit à songer se travaille,

Moins il espère échapper d’un tel pas.

Nécessite mère de stratagème

Lui fit… « eh bien ? » lui fiten ce moment

Lier… : « eh quoi ? »Foin ! je suis court moi-même :

Ou prendre un mot qui dise honnêtement

Ce que lia le père de l’enfant ?

Comment trouver un détour suffisant

Pour cet endroit ?

 

vous avez ouï dire

Qu’au temps jadis le genre humain avait

Fenêtre au corps ; de sorte qu’onpouvait

Dans le dedans tout à son aise lire ;

Chose commode aux médecins d’alors.

Mais si d’avoir une fenêtre au corps

Était utile, une au cœur au contraire

Ne l’était pas ; dans les femmessurtout :

Car le moyen qu’on pût venir à bout

De rien cacher ? notre commune mère

Dame Nature y pourvut sagement

Par deux lacets de pareille mesure.

L’homme et la femme eurent également

De quoi fermer une telle ouverture.

La femme fut lacée un peu trop dru.

Ce fut sa faute, elle-même en futcause ;

N’étant jamais à son gré trop bien close.

L’homme au rebours ; et le bout dutissu

Rendit en lui la Nature perplexe.

Bref le lacet à l’un et l’autre sexe

Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,

Aux femmes court, aux hommes un peu long.

Il est facile à présent qu’ondevine

Ce que lia notre jeune imprudent ;

C’est ce surplus, ce reste de machine,

Bout de lacet aux hommes excédant.

D’un brin de fil il l’attacha de sorte

Que tout semblait aussi plat qu’auxnonnains :

Mais fil ou soie, il n’est bride assezforte

Pour contenir ce que bientôt je crains

Qui ne s’échappe ; amenez-moi dessaints ;

Amenez-moi si vous voulez des anges ;

Je les tiendrai créatures étranges,

Si vingt nonnains telles qu’on les vitlors

Ne font trouver à leur esprit un corps.

J’entends nonnains ayant tous les trésors

De ces trois sœurs dont la fille de l’onde

Se fait servir ; chiches et fiersappas,

Que le soleil ne voit qu’au nouveau monde,

Car celui-ci ne les lui montre pas.

 

La prieure a sur son nez deslunettes,

Pour ne juger du cas légèrement.

Tout à l’entour sont debout vingtnonnettes,

En un habit que vraisemblablement

N’avaient pas fait les tailleurs ducouvent.

Figurez-vous la question qu’au sire

On donna lors ; besoin n’est de ledire.

Touffes de lis, proportion du corps,

Secrets appas, embonpoint, et peau fine,

Fermes tétons, et semblables ressorts

Eurent bientôt fait jouer la machine.

Elle échappa, rompit le fil d’un coup,

Comme un coursier qui romprait son licou,

Et sauta droit au nez de la prieure,

Faisant voler lunettes tout à l’heure

Jusqu’au plancher. II s’en fallut bien peu

Que l’on ne vît tomber la lunetière.

Elle ne prit cet accident en jeu.

L’on tint chapitre, et sur cette matière

Fut raisonné longtemps dans le logis.

Le jeune loup fut aux vieilles brebis

Livre d’abord. Elles vous l’empoignèrent

À certain arbre en leur cour l’attachèrent

Ayant le nez devers l’arbre tourne,

Le dos à l’air avec toute la suite :

Et cependant que la troupe maudite

Songe comment il sera guerdonné,

Que l’une va prendre dans les cuisines

Tous les balais, et que l’autre s’en court

À l’arsenal ou sont les disciplines,

Qu’une troisième enferme à double tour

Les sœurs qui sont jeunes et pitoyables,

Bref que le sort ami du marjolet

Écarte ainsi toutes les détestables,

Vient un meunier monté sur son mulet

Garçon carré, garçon couru des filles,

Bon compagnon, et beau joueur de quille

« Oh ! oh ! dit-il, qu’est-celà que je voi ?

Le plaisant saint ! jeune homme, je teprie,

Qui t’a mis là ? sont-ce ces sœurs,dis-moi.

Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?

Te plaisait-elle ? était-ellejolie ?

Car à te voir tu me portes ma foi

(Plus je regarde et mire ta personne)

Tout le minois d’un vrai croqueur denonne. »

L’autre répond : « Hélas !c’est le rebours :

Ces nonnes m’ont en vain prié d’amours.

Voilà mon mal ; Dieu me dointpatience ;

Car de commettre une si grande offense,

J’en fais scrupule, et fut-ce pour leRoi ;

Me donnât-on aussi gros d’or quemoi. »

Le meunier rit ; et sans autremystère

Vous le délie, et lui dit :« Idiot,

Scrupule toi, qui n’es qu’un pauvrehère !

C’est bien à nous qu’il appartient d’enfaire !

Notre curé ne serait pas si sot.

Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en taplace :

Car aussi bien tu n’es pas, comme moi,

Franc du collier, et bon pour cetemploi ;

Je n’y veux point de quartier ni degrâce :

Viennent ces sœurs ; toutes je terépond,

Verront beau jeu si la corde nerompt. »

L’autre deux fois ne se le fait redire.

Il vous l’attache, et puis lui dit adieu.

Large d’épaule on aurait vu le sire

Attendre nu les nonnains en ce lieu.

L’escadron vient, porte en guise decierges

Gaules et fouets : procession deverges,

Qui fit la ronde à l’entour du meunier,

Sans lui donner le temps de se montrer,

Sans l’avertir. « Tout beau, dit-il,Mesdames :

Vous vous trompez ; considérez-moibien :

Je ne suis pas cet ennemi des femmes,

Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.

Employez-moi, vous verrez des merveilles.

Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.

D’un certain jeu je viendrai bien àbout ;

Mais quant au fouet je n’y vaux rien dutout.

– Qu’entend ce rustre, et que nous veut-ildire.

S’écria lors une de nos sans-dents.

Quoi tu n’es pas notre faiseurd’enfants ?

Tant pis pour toi, tu payras pour le sire.

Nous n’avons pas telles armes en main,

Pour demeurer en un si beau chemin.

Tiens tiens, voilà l’ébat que l’ondésire. »

À ce discours fouets de rentrer en jeu,

Verges d’aller, et non pas pour unpeu ;

Meunier de dire en langue intelligible,

Crainte de n’être assez bienentendu :

« Mesdames je… ferai tout monpossible

Pour m’acquitter de ce qui vous estdû. »

Plus il leur tient des discours de lasorte,

Plus la fureur de l’antique cohorte

Se fait sentir. Longtemps il s’en souvint.

Pendant qu’on donne au maîtrel’anguillade,

Le mulet fait sur l’herbette gambade.

Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,

Je ne le sais, ni ne m’en mets en peine.

Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.

Pendant un temps les lecteurs pourdouzaine

De ces nonnains au corps gent et si beau

N’auraient voulu, je gage, être en sapeau.

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