Contes et Nouvelles en vers – Livre II

Les Troqueurs

 

 

Le changement de mets réjouitl’homme :

Quand je dis l’homme, entendez qu’en ceci

La femme doit être comprise aussi :

Et ne sais pas comme il ne vient de Rome

Permission de troquer en hymen ;

Non si souvent qu’on en aurait envie,

Mais tout au moins une fois en savie :

Peut-être un jour nous l’obtiendrons.Amen,

Ainsi soit-il ; semblable indult enFrance

Viendrait fort bien, j’en réponds, car nosgens

Sont grands troqueurs, Dieu nous créachangeants.

Près de Rouen, pays de sapience,

Deux villageois avaient chacun chez soi

Forte femelle, et d’assez bon aloi,

Pour telles gens qui n’y raffinentguère ;

Chacun sait bien qu’il n’est pasnécessaire

Qu’amour les traite ainsi que des prélats.

 

Avint pourtant que tous deuxétant las

De leurs moitiés, leur voisin le notaire

Un jour de fête avec eux chopinait.

Un des manants lui dit : « SireOudinet,

J’ai dans l’esprit une plaisante affaire.

Vous avez fait sans doute en votre temps

Plusieurs contrats de diverse nature,

Ne peut-on point en faire un ou les gens

Troquent de femme ainsi que demonture ?

Notre pasteur a bien changé de cure :

La femme est-elle un cas sidifférent ?

Et pargué non ; car messire Grégoire

Disait toujours, si j’ai bonnemémoire :

« Mes brebis sont ma femme » :cependant

Il a changé : changeons aussicompère.

– Très volontiers, reprit l’autremanant ;

Mais tu sais bien que notre ménagère

Est la plus belle : or ça, SireOudinet,

Sera-ce trop s’il donne son mulet

Pour le retour ? – Mon mulet ? etparguenne

Dit le premier des villageois susdits,

Chacune vaut en ce monde son prix ;

La mienne ira but à but pour latienne ;

On ne regarde aux femmes de si près :

Point de retour, vois-tu, compère Étienne,

Mon mulet, c’est… c’est le roi des mulets.

Tu ne devrais me demander mon âne

Tant seulement : troc pour troc, touchelà. »

Sire Oudinet raisonnant sur cela

Dit : « Il est vrai que Tiennette asur Jeanne

De l’avantage, à ce qu’il semble auxgens ;

Mais le meilleur de la bête à mon sens

N’est ce qu’on voit ; femmes ont mainteschoses

Que je préfère, et qui sont lettrescloses ;

Femmes aussi trompent assez souvent

Jà ne les faut éplucher trop avant.

Or sus voisins, faisons les choses nettes

Vous ne voulez chat en poche donner

Ni l’un ni l’autre, allons donc confronter

Vos deux moitiés comme Dieu les afaites. »

 

L’expédient ne fut goûté detous :

Trop bien voilà messieurs les deux époux

Qui sur ce point triomphent de s’étendre

« Tiennette n’a ni suros ni malandre,»

Dit le second. « Jeanne, dit lepremier,

A le corps net comme un petitdenier ;

Ma foi c’est basme. – Et Tiennette estambroise,

Dit son époux ; telle je lamaintien. »

L’autre reprit : « Compère tiens-toibien ;

Tu ne connais Jeanne ma villageoise ;

Je t’avertis qu’à ce jeu…m’entends-tu ? »

L’autre manant jura : « Par lavertu,

Tiennette et moi nous n’avons qu’unenoise,

C’est qui des deux y sait de meilleurstours ;

Tu m’en diras quelques mots dans deuxjours :

À toi Compère. » Et de prendre latasse,

Et de trinquer ; « Allons, SireOudinet,

À Jeanne ; top ; puis àTiennette ; masse. »

Somme qu’enfin la soulte du mulet

Fut accordée, et voilà marché fait.

Notre notaire assura l’un et l’autre

Que tels traités allaient leur grandchemins :

Sire Oudinet était un bon apôtre

Qui se fit bien payer son parchemin.

Par qui, payer ? par Jeanne et parTiennette.

II ne voulut rien prendre des maris.

 

Les villageois furent tousdeux d’avis

Que pour un temps la chose futsécrète ;

Mais il en vint au curé quelque vent.

Il prit aussi son droit ; je n’enassure,

Et n’y étais ; mais la vérité pure

Est que curés y manquent peu souvent.

Le clerc non plus ne fit du sienremise ;

Rien ne se perd entre les gens d’Église.

Les permuteurs ne pouvaient bonnement

Exécuter un pareil changement

Dans ce village, à moins que descandale :

Ainsi bientôt l’un et l’autre détale,

Et va planter le piquet en un lieu

Où tout fut bien d’abord moyennant Dieu.

C’était plaisir que de les voir ensemble.

Les femmes même, a l’envi des maris

S’entre-disaient en leurs menusdevis :

« Bon fait troquer, Commère, à tonavis ?

Si nous troquions de valet ? que t’ensemble ? »

Ce dernier troc, s’il se fit, fut secret.

L’autre d’abord eut un très bon effet.

Le premier mois très bien ils s’entrouvèrent ;

Mais à la fin nos gens se dégoûtèrent.

Compère Étienne, ainsi qu’on peut penser,

Fut le premier des deux à se lasser,

Pleurant Tiennette, il y perdait sansdoute

Compère Gille eut regret à sa soulte.

Il ne voulut retroquer toutefois.

 

Qu’en advint-il ? unjour parmi les bois

Étienne vit toute fine seulette

Près d’un ruisseau sa défunte Tiennette,

Qui par hasard dormait sous la coudrette.

Il s’approcha l’éveillant en sursaut.

Elle du troc ne se souvint pourl’heure ;

Donc le galant sans plus longue demeure

En vint au point. Bref ils firent le saut.

Le conte dit qu’il la trouva meilleure

Qu’au premier jour : pourquoi cela ?pourquoi ?

Belle demande ; en l’amoureuse loi

Pain qu’on dérobe et qu’on mange encachette

Vaut mieux que pain qu’on cuit ou qu’onachète.

Je m’en rapporte aux plus savants que moi.

Il faut pourtant que la chose soit vraie

Et qu’après tout Hyménée et l’Amour

Ne soient pas gens à cuire en mêmefour ;

Témoin l’ébat qu’on prit sous la coudraie.

On y fit chère ; il ne s’y servitplat

Où maître Amour cuisinier délicat

Et plus friand que n’est maître Hyménée

N’eût mis la main. Tiennette retournée,

Compère Étienne homme neuf en ce fait

Dit à part soi : Gille a quelquesecret,

J’ai retrouvé Tiennette plus jolie

Qu’elle ne fut onc en jour de sa vie.

Reprenons-la, faisons tour deNormand ;

Dédisons-nous, usons du privilège.

 

Voilà l’exploit qui trotteincontinent,

Aux fins de voir le troc et changement

Déclaré nul, et cassé nettement.

Gille assigné de son mieux se défend.

Un promoteur intervient pour le siège

Épiscopal, et vendique le cas.

Grand bruit partout ainsi qued’ordinaire :

Le parlement évoque à soi l’affaire.

Sire Oudinet le faiseur de contrats

Est amené ; l’on l’entend sur lachose.

Voilà l’état où l’on dit qu’est lacause ;

Car c’est un fait arrivé depuis peu.

 

Pauvre ignorant que lecompère Étienne !

Contre ses fins cet homme en premier lieu

Va de droit fil ; car s’il prit à cejeu

Quelque plaisir, c’est qu’alors lachrétienne

N’était à lui : le bons sens voulaitdonc

Que pour toujours il la laissât àGille ;

Sauf la coudraie, où Tiennette, dit-on,

Allait souvent en chantant sachanson ;

L’y rencontrer était chose facile.

Et suppose que facile ne fut,

Fallait qu’alors son plaisir d’autantcrut.

Mais allez-moi prêcher cette doctrine

À des manants : ceux-ci pourtantavaient

Fait un bon tour, et très bien s’entrouvaient

Sans le dédit ; c’était pièce assezfine

Pour en devoir l’exemple à d’autresgens :

J’ai grand regret de n’en avoir les gants.

Et dis parfois, alors que j’yrumine :

Aurait-on pris des croquants pourtroquants

En fait de femme ? il faut être honnêtehomme

Pour s’aviser d’un pareil changement.

 

Or n’est l’affaire allée encour de Rome,

Trop bien est-elle au Sénat de Rouen.

Là le notaire aura du moins sa gamme

En plein barreau. Dieu gard’ sire Oudinet

D’un rapporteur barbon et bien en femme

Qui fasse aller cette affaire au bonnet.

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