Contes et Nouvelles en vers – Livre II

La Matrone d’Éphèse

 

S’il est un conte usé,commun, et rebattu,

C’est celui qu’en ces vers j’accommode à maguise.

« Et pourquoi donc lechoisis-tu ?

Qui t’engage à cette entreprise ?

N’a-t-elle point déjà produit assezd’écrits ?

Quelle grâce aura ta Matrone

Au prix de celle de Pétrone ?

Comment la rendras-tu nouvelle à nosesprits ? »

Sans répondre aux censeurs, car c’est choseinfinie,

Voyons si dans mes vers je l’aurairajeunie.

Dans Ephèse il fut autrefois

Une dame en sagesse et vertus sans égale

Et selon la commune voix

Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.

Il n’était bruit que d’elle et de sachasteté :

On l’allait voir par rareté :

C’était l’honneur du sexe : heureuse sapatrie !

Chaque mère à sa bru l’alléguait pourpatron ;

Chaque époux la prônait à sa femme chérie

D’elle descendent ceux de la Prudoterie,

Antique et célèbre maison.

Son mari l’aimait d’amour folle.

 

Il mourut. De direcomment,

Ce serait un détail frivole

Il mourut, et son testament

N’était plein que de legs qui l’auraientconsolée,

Si les biens réparaient la perte d’un mari

Amoureux autant que chéri.

Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,

Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,

Et du bien qu’elle aura fait le compte enpleurant.

Celle-ci par ses cris mettait tout enalarme ;

Celle-ci faisait un vacarme,

Un bruit, et des regrets à percer tous lescœurs ;

Bien qu’on sache qu’en ces malheurs

De quelque désespoir qu’une âme soitatteinte,

La douleur est toujours moins forte que laplainte,

Toujours un peu de faste entre parmi lespleurs.

Chacun fit son devoir de dire à l’affligée

Que tout à sa mesure, et que de telsregrets

Pourraient pêcher par leur excès :

Chacun rendit par là sa douleur rengregée.

Enfin ne voulant plus jouir de la clarté

Que son époux avait perdue,

Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté

D’accompagner cette ombre aux enfersdescendue.

 

Et voyez ce que peutl’excessive amitié ;

(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)

Une esclave en ce lieu la suivit parpitié,

Prête à mourir de compagnie.

Prête, je m’entends bien ; c’est-à-direen un mot

N’ayant examiné qu’à demi ce complot,

Et jusques à l’effet courageuse et hardie.

L’esclave avec la dame avait été nourrie.

Toutes deux s’entr’aimaient, et cettepassion

Était crue avec l’âge au cœur des deuxfemelles :

Le monde entier à peine eût fourni deuxmodèles

D’une telle inclination.

Comme l’esclave avait plus de sens que ladame,

Elle laissa passer les premiersmouvements,

Puis tâcha, mais en vain, de remettre cetteâme

Dans l’ordinaire train des communssentiments.

Aux consolations la veuve inaccessible

S’appliquait seulement à tout moyenpossible

De suivre le défunt aux noirs et tristeslieux :

Le fer aurait été le plus court et lemieux,

Mais la dame voulait paître encore sesyeux

Du trésor qu’enfermait la bière,

Froide dépouille et pourtant chère.

C’était là le seul aliment

Qu’elle prît en ce monument.

La faim donc fut celle des portes

Qu’entre d’autres de tant de sortes,

Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.

Un jour se passe, et deux sans autrenourriture

Que ses profonds soupirs, que ses fréquentshélas

Qu’un inutile et long murmure

Contre les dieux, le sort, et toute lanature.

Enfin sa douleur n’omit rien,

Si la douleur doit s’exprimer si bien.

 

Encore un autre mort faisaitsa résidence

Non loin de ce tombeau, mais biendifféremment

Car il n’avait pour monument

Que le dessous d’une potence.

Pour exemple aux voleurs on l’avait làlaissé.

Un soldat bien récompensé

Le gardait avec vigilance.

Il était dit par ordonnance

Que si d’autres voleurs, un parent, un ami

L’enlevaient, le soldat nonchalant,endormi

Remplirait aussitôt sa place,

C’était trop de sévérité ;

Mais la publique utilité

Défendait que l’on fit au garde aucunegrâce.

 

Pendant la nuit il vit auxfentes du tombeau

Briller quelque clarté, spectacle asseznouveau.

Curieux il y court, entend de loin la dame

Remplissant l’air de ses clameurs.

Il entre, est étonné, demande à cettefemme,

Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,

Pourquoi cette triste musique,

Pourquoi cette maison noire etmélancolique.

Occupée à ses pleurs à peine elle entendit

Toutes ces demandes frivoles,

Le mort pour elle y répondit ;

Cet objet sans autres paroles

Disait assez par quel malheur

La dame s’enterrait ainsi toute vivante.

« Nous avons fait serment, ajouta lasuivante,

De nous laisser mourir de faim et dedouleur. »

Encor que le soldat fût mauvais orateur,

II leur fit concevoir ce que c’est que lavie.

La dame cette fois eut del’attention ;

Et déjà l’autre passion

Se trouvait un peu ralentie.

Le temps avait agi. « Si la foi duserment,

Poursuivit le soldat, vous défendl’aliment,

Voyez-moi manger seulement,

Vous n’en mourrez pas moins. » Un teltempérament

Ne déplut pas aux deux femelles :

Conclusion qu’il obtint d’elles

Une permission d’apporter son soupé :

Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœurfort tenté

De renoncer dès lors à la cruelle envie

De tenir au mort compagnie.

« Madame, ce dit-elle, un penser m’estvenu :

Qu’importe à votre époux que vous cessiez desvivre ?

Croyez-vous que lui-même il fût homme à voussuivre

Si par votre trépas vous l’aviezprévenu ?

Non Madame, il voudrait achever sacarrière.

La nôtre sera longue encor si nousvoulons.

Se faut-il à vingt ans enfermer dans labière ?

Nous aurons tout loisir d’habiter cesmaisons.

On ne meurt que trop tôt ; qui nouspresse ? attendons ;

Quant à moi je voudrais ne mourir queridée.

Voulez-vous emporter vos appas chez lesmorts.

Que vous servira-t-il d’en être regardée.

Tantôt en voyant les trésors

Dont le Ciel prit plaisir d’orner votrevisage,

Je disais : hélas ! c’estdommage

Nous-mêmes nous allons enterrer toutcela. »

 

À ce discours flatteur ladame s’éveilla

Le Dieu qui fait aimer prit son temps, iltira

Deux traits de son carquois ; de l’un ilentama

Le soldat jusqu’au vif ; L’autre effleurala dame

Jeune et belle elle avait sous ses pleurs del’éclat,

Et des gens de goût délicat

Auraient bien pu l’aimer, et même étant leurfemme.

Le garde en fut épris : les pleurs et lapitié,

Sorte d’amour ayant ses charmes,

Tout y fit : une belle, alors qu’elle esten larmes

En est plus belle de moitié.

Voilà donc notre veuve écoutant lalouange,.

Poison qui de l’amour est le premier degré

La voilà qui trouve à son gré

Celui qui le lui donne ; il fait tantqu’elle mange,

Il fait tant que de plaire, et se rend eneffet

Plus digne d’être aimé que le mort le mieuxfait.

II fait tant enfin qu’elle change ;

Et toujours par degré, comme l’on peutpenser :

De l’un à l’autre il fait cette femmepasser

Je ne le trouve pas étrange :

Elle écoute un amant, elle en fait un mari

Le tout au nez du mort qu’elle avait tantchéri.

 

Pendant cet hyménée un voleurse hasarde

D’enlever le dépôt commis aux soins dugarde

Il en entend le bruit ; il y court àgrands pas

Mais en vain, la chose était faite.

Il revient au tombeau conter son embarras

Ne sachant où trouver retraite.

L’esclave alors lui dit le voyantéperdu :

« L’on vous a pris votre pendu ?

Les lois ne vous feront, dites-vous, nullegrâce ?

Si Madame y consent j’y remédierai bien.

Mettons notre mort en la place,

Les passants n’y connaîtront rien. »

La dame y consentit. Ô volagesfemelles !

La femme est toujours femme ; il en estqui sont belles,

Il en est qui ne le sont pas.

S’il en était d’assez fidèles,

Elles auraient assez d’appas.

 

Prudes vous vous devez défierde vos forces.

Ne vous vantez de rien. Si votre intention

Est de résister aux amorces,

La nôtre est bonne aussi ; maisl’exécution

Nous trompe également ; témoin cetteMatrone.

Et n’en déplaise au bon Pétrone,

Ce n’était pas un fait tellementmerveilleux

Qu’il en dût proposer l’exemple à nosneveux.

Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on luivit faire,

Qu’au dessein de mourir, mal conçu, malformé ;

Car de mettre au patibulaire

Le corps d’un mari tant aimé,

Ce n’était pas peut-être une si grandeaffaire.

Cela lui sauvait l’autre ; et toutconsidéré,

Mieux vaut goujat debout qu’empereurenterré.

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