La Matrone d’Éphèse
S’il est un conte usé,commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à maguise.
« Et pourquoi donc lechoisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assezd’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nosesprits ? »
Sans répondre aux censeurs, car c’est choseinfinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurairajeunie.
Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sachasteté :
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe : heureuse sapatrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pourpatron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De direcomment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraientconsolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte enpleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout enalarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous lescœurs ;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soitatteinte,
La douleur est toujours moins forte que laplainte,
Toujours un peu de faste entre parmi lespleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de telsregrets
Pourraient pêcher par leur excès :
Chacun rendit par là sa douleur rengregée.
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre aux enfersdescendue.
Et voyez ce que peutl’excessive amitié ;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit parpitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien ; c’est-à-direen un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cettepassion
Était crue avec l’âge au cœur des deuxfemelles :
Le monde entier à peine eût fourni deuxmodèles
D’une telle inclination.
Comme l’esclave avait plus de sens que ladame,
Elle laissa passer les premiersmouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cetteâme
Dans l’ordinaire train des communssentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyenpossible
De suivre le défunt aux noirs et tristeslieux :
Le fer aurait été le plus court et lemieux,
Mais la dame voulait paître encore sesyeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autrenourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquentshélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute lanature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien.
Encore un autre mort faisaitsa résidence
Non loin de ce tombeau, mais biendifféremment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait làlaissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant,endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité ;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucunegrâce.
Pendant la nuit il vit auxfentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle asseznouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cettefemme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire etmélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
« Nous avons fait serment, ajouta lasuivante,
De nous laisser mourir de faim et dedouleur. »
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que lavie.
La dame cette fois eut del’attention ;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. « Si la foi duserment,
Poursuivit le soldat, vous défendl’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. » Un teltempérament
Ne déplut pas aux deux femelles :
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé :
Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœurfort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
« Madame, ce dit-elle, un penser m’estvenu :
Qu’importe à votre époux que vous cessiez desvivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à voussuivre
Si par votre trépas vous l’aviezprévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sacarrière.
La nôtre sera longue encor si nousvoulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans labière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter cesmaisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nouspresse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir queridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez lesmorts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votrevisage,
Je disais : hélas ! c’estdommage
Nous-mêmes nous allons enterrer toutcela. »
À ce discours flatteur ladame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, iltira
Deux traits de son carquois ; de l’un ilentama
Le soldat jusqu’au vif ; L’autre effleurala dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs del’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leurfemme.
Le garde en fut épris : les pleurs et lapitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu’elle esten larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant lalouange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tantqu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend eneffet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieuxfait.
II fait tant enfin qu’elle change ;
Et toujours par degré, comme l’on peutpenser :
De l’un à l’autre il fait cette femmepasser
Je ne le trouve pas étrange :
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tantchéri.
Pendant cet hyménée un voleurse hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins dugarde
Il en entend le bruit ; il y court àgrands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyantéperdu :
« L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nullegrâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien. »
La dame y consentit. Ô volagesfemelles !
La femme est toujours femme ; il en estqui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas.
Prudes vous vous devez défierde vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi ; maisl’exécution
Nous trompe également ; témoin cetteMatrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellementmerveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nosneveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on luivit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, malformé ;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grandeaffaire.
Cela lui sauvait l’autre ; et toutconsidéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereurenterré.