Le Magnifique
Un peu d’esprit, beaucoup debonne mine,
Et plus encor de libéralité,
C’est en amour une triple machine
Par qui maint fort est bientôtemporté ;
Rocher fut-il ; rochers aussi seprennent.
Qu’on soit bien fait, qu’on ait quelquetalent,
Que les cordons de la bourse netiennent ;
Je vous le dis, la place est au galant.
On la prend bien quelquefois sans ceschoses.
Bon fait avoir néanmoins quelques doses
D’entendement et n’être pas un sot :
Quant à l’avare on le hait : le magot
A grand besoin de bonne rhétorique :
La meilleure est celle du libéral.
Un Florentin nommé leMagnifique
La possédait en propre original.
Le Magnifique était un nom de guerre
Qu’on lui donna ; bien l’avaitmérité :
Son train de vivre, et son honnêteté,
Ses dons surtout, l’avaient par touteterre
Déclaré tel ; propre, bien fait, bienmis,
L’esprit galant, et l’air des plus polis.
Il se piqua pour certaine femelle
De haut état. La conquête étaitbelle :
Elle excitait doublement le désir :
Rien n’y manquait, la gloire et leplaisir.
Aldobrandin était de cette dame
Bail et mari : pourquoi bail ? cemot-là
Ne me plaît point ; c’est mal dit quecela ;
Car un mari ne baille point sa femme.
Aldobrandin la sienne ne baillait ;
Trop bien cet homme à la garder veillait
De tous ses yeux ; s’il en eut eu dixmille,
Il les eût tous à ce soin occupés :
Amour le rend, quand il veut,inutile ;
Ces Argus-là sont fort souvent trompés.
Aldobrandin ne croyait pas possible
Qu’il le fut onc ; il défiait lesgens.
Au demeurant il était fort sensible
À l’intérêt, aimait fort les présents.
Son concurrent n’avait encor su dire
Le moindre mot à l’objet de sesvœux :
On ignorait, ce lui semblait, ses feux,
Et le surplus de l’amoureux martyre ;
(Car c’est toujours une même chanson)
Si l’on l’eût su, qu’eût-on fait ? quefait-on ?
Jà n’est besoin qu’au lecteur je le die.
Pour revenir à notre pauvre amant,
II n’avait su dire un mot seulement
Au médecin touchant sa maladie.
Or le voilà qui tourmente sa vie,
Qui va, qui vient, qui court, qui perd sespas :
Point de fenêtre et point de jalousie
Ne lui permet d’entrevoir les appas
Ni d’entr’ouïr la voix de sa maîtresse.
Il ne fut onc semblable forteresse.
Si faudra-t-il qu’elle y vienne pourtant
Voici comment s’y prit notre assiégeant.
Je pense avoir déjà dit, ceme semble,
Qu’Aldobrandin homme à présentsétait ;
Non qu’il en fît, mais il en recevait.
Le Magnifique avait un cheval d’amble,
Beau, bien taillé, dont il faisait grandcas :
Il l’appelait à cause de son pas
La haquenée. Aldobrandin le loue :
Ce fut assez ; notre amant proposa
De le troquer ; l’époux s’enexcusa :
« Non pas, dit-il, que je ne vousavoue
Qu’il me plaît fort ; mais à de telsmarchés
Je perds toujours. » Alors leMagnifique,
Qui voit le but de cette politique,
Reprit : « Eh bien ! faisonsmieux ; ne troquez ;
Mais pour le prix du cheval permettez
Que vous présent j’entretienne Madame.
C’est un désir curieux qui m’a pris.
Encor faut-il que vos meilleurs amis
Sachent un peu ce qu’elle a dedans l’âme.
Je vous demande un quart d’heure sansplus. »
Aldobrandin l’arrêtant là-dessus :
« J’en suis d’avis ; je livrerai mafemme ?
Ma foi mon cher gardez votre cheval.
– Quoi, vous présent ? – Moi présent. –Et quel mal
Encore un coup peut-il en la présence
D’un mari fin comme vousarriver ? »
Aldobrandin commence d’y rêver :
Et raisonnant en soi : » Quelleapparence
Qu’il en mévienne en effet moiprésent ?
C’est marché sûr ; il est fol ; àson dam ;
Que prétend-il ? pour plus grandeassurance,
Sans qu’il le sache, il faut faire défense
À ma moitié de répondre au galant.
Sus, dit l’époux, j’y consens. – Ladistance
De vous à nous, poursuivit notre amant,
Sera réglée, afin qu’aucunement
Vous n’entendiez. » II y consentencore :
Puis va quérir sa femme en ce moment.
Quand l’autre voit celle-làqu’il adore,
Il se croit être en un enchantement.
Les saluts faits, en un coin de la salle
Ils se vont seoir. Notre galant n’étale
Un long narré ; mais vient d’abord aufait.
« Je n’ai le lieu ni le temps àsouhait,
Commença-t-il ; puis je tiens inutile
De tant tourner, il n’est que d’allerdroit.
Partant, Madame, en un mot comme en mille,
Votre beauté jusqu’au vif m’a touché.
Penseriez-vous que ce fût un péché
Que d’y répondre ? ah je vous crois,Madame
De trop bon sens. Si j’avais le loisir,
Je ferais voir par les formes ma flamme,
Et vous dirais de cet ardent désir
Tout le menu : mais que je brûle,meure,
Et m’en tourmente, et me dise aux abois,
Tout ce chemin que l’on fait en six mois
Il me convient le faire en un quartd’heure :
Et plus encor ; car ce n’est pas làtout.
Froid est l’amant qui ne va jusqu’au bout,
Et par sottise en si beau train demeure.
Vous vous taisez ? pas un mot !qu’est-ce là ?
Renvoyrez-vous de la sorte un pauvre homme
Le Ciel vous fit, il est vrai, ce qu’onnomme.
Divinité ; mais faut-il pour cela
Ne point répondre alors que l’on vousprie ?
Je vois, je vois, c’est une tricherie
De votre époux : il m’a joué cetrait ;
Et ne prétend qu’aucune repartie
Soit du marché : mais j’y sais unsecret.
Rien n’y fera pour le sûr sa défense.
Je saurai bien me répondre pourvous :
Puis ce coin d’œil par son langage doux
Rompt à mon sens quelque peu le silence.
J’y lis ceci : « Ne croyez pas,Monsieur,
Que la nature ait composé mon cœur
De marbre dur. Vos fréquentes passades,
Joutes, tournois, devises, sérénades,
M’ont avant vous déclare votre amour.
Bien loin qu’il m’ait en nul pointoffensée,
Je vous dirai que des le premier jour
J’y répondis, et me sentis blessée
Du même trait ; mais que nous sertceci ?
– Ce qu’il nous sert ? je m’en vais vousle dire :
Étant d’accord, il faut cette nuit-ci
Goûter le fruit de ce communmartyre ;
De votre époux nous venger et nousrire ;
Bref le payer du soin qu’il prendici ;
De ces fruits-là le dernier n’est le pire.
Votre jardin viendra comme de cire :
Descendez-y, ne doutez du succès :
Votre mari ne se tiendra jamais
Qu’à sa maison des champs, je vousl’assure,
Tantôt il n’aille éprouver sa monture
Vos douagnas en leur premier sommeil,
Vous descendrez, sans nul autre appareil
Que de jeter une robe fourrée
Sur votre dos, et viendrez au jardin.
De mon côté l’échelle est préparée.
Je monterai par la cour du voisin :
Je l’ai gagné : la rue est troppublique.
Ne craignez rien. – Ah mon cher Magnifique
Que je vous aime ! et que je vous saisgré
De ce dessein ! venez, je descendrai.
C’est vous qui parle ; et plût au Ciel,Madame
Qu’on vous osât embrasser lesgenoux !
– Mon Magnifique, à tantôt ; votreflamme
Ne craindra point les regards d’un jaloux.
L’amant la quitte ; etfeint d’être en courroux ;
Puis tout grondant : « Vous me ladonnez bonne
Aldobrandin ; je n’entendais cela.
Autant vaudrait n’être avecque personne
Que d’être avec Madame que voilà.
Si vous trouvez chevaux à ce prix-là,
Vous les devez prendre sur ma parole
Le mien hannit du moins ; mais cetteidole
Est proprement un fort joli poisson.
Or sus, j’en tiens ; ce m’est uneleçon.
Quiconque veut le reste du quart d’heure
N’a qu’à parler ; j’en ferai justeprix. »
Aldobrandin rit si fort qu’il en pleure.
« Ces jeunes gens, dit-il, en leursesprits
Mettent toujours quelque haute entreprise.
Notre féal vous lâchez trop tôtprise ;
Avec le temps on en viendrait à bout
J’y tiendrai œil ; car ce n’est pas làtout
Nous y savons encor quelquerubrique :
Et cependant, Monsieur le Magnifique,
La haquenée est nettement à nous :
Plus ne fera de dépense chez vous.
Dès aujourd’hui, qu’il ne vous endéplaise,
Vous me verrez dessus fort à mon aise
Dans le chemin de ma maison deschamps. »
Il n’y manqua, sur lesoir ; et nos gens
Au rendez-vous tout aussi peu manquèrent.
Dire comment les choses s’y passèrent
C’est un détail trop long ; lecteurprudent
Je m’en remets à ton bon jugement.
La dame était jeune, fringante, et belle,
L’amant bien fait, et tous deux fortépris.
Trois rendez-vous coup sur coup furentpris ;
Moins n’en valait si gentille femelle.
Aucun péril, nul mauvais accident
Bons dormitifs en or comme en argent
Aux douagnas, et bonne sentinelle.
Un pavillon vers le bout du jardin
Vint à propos ; Messire Aldobrandin
Ne l’avait fait bâtir pour cet usage.
Conclusion qu’il prit en cocuage
Tous ses degrés ; un seul ne luimanqua ;
Tant sut jouer son jeu la haquenée :
Content ne fut d’une seule journée
Pour l’éprouver ; aux champs ildemeura
Trois jours entiers, sans doute niscrupule.
J’en connais bien qui ne sont si chanceux
Car ils ont femme, et n’ont cheval ni mule
Sachant de plus tout ce qu’on fait chezeux.