Contes et Nouvelles – Tome I

LES DEUX VIEILLARDS

[Note – Récits populaires. 1885.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Lafemme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète.

Nospères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, quele lieu où il faut adorer est à Jérusalem.

Jésus lui dit : Femme, crois-moi, le temps vient que vousn’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem.

Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nousadorons ce que nous connaissons ; car le salut vient desJuifs.

Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateursadoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande detels adorateurs.

(Ev. selon St. Jean, ch. IV, versets 19-29.)

 

 

I

 

Deux vieillards avaient fait vœu d’aller àJérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik : ils’appelait Efim Tarassitch Schevelev ; l’autre, Élysée Bodrov,n’était pas riche.

Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pasde vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas ;il ne jurait jamais : c’était un homme grave et rigide. Ilavait déjà été deux fois staroste [7]. Il avaitune nombreuse famille : deux fils et un petit-fils mariés, ettous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit,barbu : à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine àblanchir.

Élysée était un petit vieillard, ni riche nipauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie ; depuis que l’âgeétait venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de sesfils travaillait au-dehors, l’autre à la maison. C’était unbonhomme jovial : il prenait de la vodka, prisait du tabac,aimait à chanter des chansons ; mais il était débonnaire, etvivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était unpetit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec unebarbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avaittoute la tête chauve.

Voilà bien longtemps que les deux vieillardss’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différaittoujours, ses affaires le retenaient : une terminée, une autreaussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallaitmarier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour del’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train deconstruire.

Un jour de fête, les deux vieillards serencontrèrent ; ils s’assirent sur des poutres.

– Eh ! bien, compère, dit Élysée, àquand l’accomplissement de notre vœu ? Efim se sentitembarrassé.

– Mais il faut attendre encore unpeu : cette année est justement des plus chargées pour moi.J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre unecentaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine estentamée. Et je n’ai pas fini ! – Remettons la chose àl’été ; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sansfaute.

– À mon avis, répondit Élysée, il neconvient pas de tarder davantage : il faut y aller maintenant.C’est le bon moment : voici le printemps.

– C’est le moment, oui, c’est le moment.Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner ?

– N’as-tu donc personne ? Ton filste suppléera.

– Mais comment fera-t-il ? Je n’aipas trop de confiance en mon aîné : je suis sûr qu’il gâteratout.

– Nous mourrons, compère, et ils devrontvivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent.

– Oui, c’est vrai. Mais je voudrais quetout se fît sous mes yeux.

– Eh ! cher ami, tu ne saurais toutfaire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babasnettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt uneautre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, unebaba intelligente, disait : « C’est bien que lafête vienne à jour fixe, sans nous attendre ; car autrement,dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainementjamais fini. »

Efim resta rêveur.

– J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argentà cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas nonplus partir avec les mains vides : ce n’est pas peu que centroubles.

Élysée se mit à rire.

– Ne pèche pas, compère, dit-il. Tonavoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes àla question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi quin’en ai pas, j’en saurai bien trouver.

Efim sourit aussi.

– Voyez-vous ce richard ! dit-il.Mais où en prendras-tu ?

– Je fouillerai à la maison ; jeramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendraiune dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuislongtemps.

– Mais l’essaimage sera bonpourtant ; et tu auras des regrets.

– Des regrets ! mon compère. Je n’airien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plusprécieux que l’âme.

– C’est vrai ; mais ce n’est pasbien, quand il y a du désordre dans la maison.

– C’est pis encore, quand il y a dudésordre dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh ! bien,partons !

 

II

 

Et Élysée persuada son ami. Efim réfléchit,réfléchit, et, le lendemain matin, il vint chez Élysée.

– Eh ! bien, soit, partons !dit-il. Tu as dit la vérité. Dieu est le maître de notre vie et denotre mort. Puisque nous sommes encore vivants, et que nous avonsdes forces, il faut aller.

Dans la semaine qui suivit, les vieillardsfirent leurs préparatifs. Efim avait de l’argent chez lui. Il pritpour lui cent quatre-vingt-dix roubles, et en donna deux cents à sa« vieille ».

Élysée, lui, vendit à son voisin dix ruchesavec la propriété des essaims à naître. Il en tira soixante-dixroubles. Les trente qui manquaient, il se les procura par petitessommes chez tous les siens. Sa « vieille » lui donna sesderniers écus, qu’elle conservait pour l’enterrement. Sa bru luidonna les siens.

Efim Tarassitch a tracé d’avance à son filsaîné tout ce qu’il devra faire : où il faudra semer, où mettrele fumier, comment finir l’isba et la couvrir. Il a songé à tout,il a tout réglé d’avance.

Élysée a dit seulement à sa« vieille » de mettre à part, pour les donner au voisinloyalement, les jeunes abeilles des ruches vendues. Quant auxchoses de la maison, il n’en a pas parlé : « Chaqueaffaire apporte avec elle sa solution. Vous êtes assezgrands ; vous saurez faire pour le mieux. »

Les vieillards étaient prêts. On leur fit desgalettes, on leur cousit des sacs, on leur coupa de nouvellesonoutchi [8] ; ils mirent des chaussuresneuves, prirent avec eux une paire de lapti [9]de rechange, et partirent.

Les leurs les reconduisirent jusqu’à la sortiedu village, leur firent leurs adieux ; et les vieillards semirent en route. Élysée avait gardé sa bonne humeur : à peinehors de son village, il oublia toutes ses affaires.

Il n’a qu’une pensée : être agréable àson compagnon, ne pas aventurer un mot qui le blesse, aller en paixet en bonne union jusqu’au but du voyage et revenir à la maison.Tout en marchant, il murmure quelque prière ou ce qu’il se rappellede la vie des saints. S’il rencontre un passant sur la route, ouquand il arrive quelque part pour la nuit, il tâche toujours d’êtreaimable avec tout le monde, et de dire à chacun un mot qui fasseplaisir. Il marche et se réjouit. Une seule chose n’a pu luiréussir : il voulait cesser de priser du tabac ; il amême laissé chez lui sa tabatière ; mais celal’ennuyait ; chemin faisant, un homme lui en offre. Il lutte,il lutte, mais tout à coup il s’arrête, laisse passer son compagnonpour ne pas lui donner l’exemple du péché, et prise.

Efim Tarassitch marche d’un pas ferme, ne faitpas de mal, ne dit pas de paroles inutiles ; mais il ne sesent pas le cœur dispos ; les affaires de sa maison ne luisortent pas de la tête. Il songe sans cesse à ce qui se passe chezlui : n’a-t-il pas oublié de dire quelque chose à sonfils ? Fera-t-il, son fils, ainsi qu’il lui a étéordonné ?

Il voit sur sa route planter des pommes deterre, ou transporter du fumier, et il pense :

– Fait-il comme je lui ai dit, lefils ?

Il retournerait bien pour lui montrerlui-même.

 

III

 

Les vieillards marchèrent pendant cinqsemaines. Les lapti dont ils s’étaient munis s’étaient usées ;ils commençaient à en acheter d’autres. Ils arrivèrent chez lesKhokhli [10]. Depuis leur départ, ils payaient pourle vivre et le couvert : une fois chez les Khokhli, ce fut àqui les inviterait le premier. On leur donnait à manger et àcoucher, sans vouloir accepter de l’argent, on remplissait leurssacs de pain ou de galettes. Ils firent ainsi sept centsverstes.

Après avoir traversé une autre province, ilsarrivèrent dans un pays infertile. Là, on les couchait encore pourrien, mais on ne leur offrait plus à manger. On ne leur donnait pasmême un morceau de pain partout : parfois ils n’en pouvaienttrouver pour de l’argent.

– L’année d’avant, leur disait-on, rienn’avait poussé : ceux qui étaient riches s’étaient ruinés,avaient tout vendu ; ceux qui avaient assez étaient devenuspauvres, et les pauvres avaient émigré, ou mendiaient, oudépérissaient à la maison. Et pendant l’hiver, ils mangeaient duson et des grains de nielle.

Dans un village où ils passèrent la nuit, lesvieillards achetèrent une quinzaine de livres de pain ; puisils partirent le lendemain à l’aube, pour marcher assez longtempsavant la chaleur. Ils firent une dizaine de verstes, ets’approchèrent d’une petite rivière. Là ils s’assirent, puisèrentde l’eau dans leurs tasses, y trempèrent leur pain, mangèrent etchangèrent de souliers.

Ils restèrent ainsi quelques instants à sereposer. Élysée prit sa tabatière de corne. Efim Tarassitch hochala tête :

– Comment, dit-il, ne te défais-tu pointd’une si vilaine habitude ? Élysée eut un geste derésignation.

– Le péché a eu raison de moi. Qu’ypuis-je faire ? Ils se levèrent et continuèrent leur route.Ils firent encore une dizaine de verstes et dépassèrent un grandbourg. Il faisait chaud ; Élysée se sentit fatigué : ilvoulut se reposer et boire un peu ; mais Efim ne s’arrêta pas.Il était meilleur marcheur que son camarade, qui le suivait avecpeine.

– Je voudrais boire, dit Élysée.

– Eh bien ! fit l’autre, bois ;moi, je n’ai pas soif.

Élysée s’arrêta.

– Ne m’attends pas, dit-il, je vaiscourir à cette petite isba, je boirai un coup et je te rattraperaibientôt.

– C’est bien. Et Efim Tarassitch s’enalla seul sur la route, tandis qu’Élysée se dirigeait vers lamaison. Élysée s’approcha de l’isba. Elle était petite, en argilepeinte, le bas en noir, le haut en blanc. L’argile s’effritait parendroits ; il y avait évidemment longtemps qu’on ne l’avaitrepeinte, et le toit était crevé d’un côté. L’entrée de la maisondonnait sur la cour.

Élysée entra dans la cour : il vit,étendu le long du remblai, un homme sans barbe, maigre, la chemisedans son pantalon, à la manière des Khokhli [11].L’homme s’était certainement couché à l’ombre, mais le soleilvenait maintenant sur lui. Il était étendu, et il ne dormait pas.Élysée l’appela, lui demanda à boire. L’autre ne répondit pas.

– Il doit être malade, ou très peuaffable, pensa Élysée.

Et il se dirigea vers la porte. Il entenditdeux voix d’enfants pleurer dans l’isba. Il frappa avecl’anneau.

– Eh ! chrétiens !

On ne bougea pas.

– Serviteurs de Dieu !

Pas de réponse. Élysée allait se retirer,lorsqu’il entendit derrière la porte un gémissement.

– Il y a peut-être un malheur,là-derrière ; il faut voir. Et Élysée revint vers l’isba.

 

IV

 

Il tourna l’anneau, ouvrit la porte et pénétradans le vestibule. La porte de la chambre était ouverte. À gauchese trouvait le poêle ; en face, le coin principal, où setrouvait l’étagère des icônes, – la table, – derrière la table, unbanc, – sur le banc, une vieille femme vêtue seulement d’unechemise, les cheveux dénoués, la tête appuyée sur la table. Prèsd’elle, un petit garçon maigre, comme en cire, le ventre enflé. Iltirait la vieille par la manche en poussant de grands cris ;il lui demandait quelque chose.

Élysée entra dans la chambre. De mauvaisesodeurs s’en exhalaient. Derrière le poêle, dans la soupente, ilaperçut une femme couchée. Elle était étendue sur le ventre, et neregardait rien, et râlait. Des convulsions écartaient et ramenaientses jambes tour à tour, et la secouaient tout entière. Elle sentaitmauvais ; on voyait qu’elle avait fait sous elle. Et personnepour la nettoyer.

La vieille leva la tête. Elle vit l’homme.

– De quoi as-tu besoin ? Queveux-tu ? Il n’y a rien ici ! dit-elle dans son langagede l’Ukraine. Élysée comprit, et s’approchant d’elle :

– Je suis entré, dit-il, servante deDieu, pour demander à boire.

– Il n’y a personne pour apporter àboire. Et il n’y a rien à prendre ici. Va-t-en.

– Mais quoi ! demanda Élysée, vousn’avez donc personne qui ne soit pas malade chez vous pour nettoyercette femme ?

– Personne. Mon homme se meurt dans lacour, et nous ici.

Le petit garçon s’était tu à la vue d’unétranger. Mais quand la vieille se mit à parler, il la tira denouveau par la manche.

– Du pain, petite grand’mère, donne-moidu pain !

Et il se remit à pleurer.

Élysée avait à peine eu le temps d’interrogerla vieille, lorsque le moujik vint s’affaisser dans la pièce. Il setraîna le long des murs, et voulut s’asseoir sur le banc ;mais il ne réussit pas et tomba par terre. Et, sans se relever, ilessaya de parler. Il articulait ses mots, comme arrachés un par un,en reprenant haleine à chaque fois.

– La faim nous a envahis. Voilà. Il meurtde faim ! dit le moujik en montrant d’un signe de tête lepetit garçon.

Et il pleura.

Élysée secoua son sac derrière l’épaule,l’ôta, le posa par terre, puis le leva sur le banc, et se hâta dele dénouer. Il le dénoua, prit le pain, un couteau, coupa unmorceau et le tendit au moujik. Le moujik ne le prit point, etmontra le petit garçon et la petite fille comme pour dire :« Donne-le-leur à eux. » Élysée le donna au garçon.

Le petit garçon, en sentant le pain, le saisitde ses menottes, et y entra avec son nez. Une petite fillesortit de derrière le poêle, et fixa ses yeux sur le pain. Élyséelui en donna aussi. Il coupa encore un morceau et le tendit à lavieille. La vieille le prit et se mit à mâcher.

– Il faudrait apporter de l’eau, ditÉlysée. Ils ont tous la bouche sèche.

– Je voulais, dit-elle, hier ouaujourd’hui, – je ne m’en souviens plus déjà – je voulais apporterde l’eau. Pour la tirer, je l’ai tirée ; mais je n’ai pas eula force de l’apporter ; je l’ai renversée et je suis tombéemoi-même. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison. Etle seau est resté là-bas, si on ne l’a pas pris.

Élysée demanda où était le puits, et lavieille le lui indiqua. Il sortit, trouva le seau, apporta de l’eauet fit boire tout le monde. Les enfants mangèrent encore du painavec de l’eau, et la vieille mangea aussi ; mais le moujik nemangea pas.

– Je ne le peux pas, disait-il. Quant àla baba, loin de pouvoir se lever, elle ne revenait pas à elle etne faisait que s’agiter dans son lit. Élysée se rendit dans levillage, chez l’épicier, acheta du gruau, du sel, de la farine, dubeurre, et trouva une petite hache. Il coupa du bois et alluma lepoêle. La petite fille l’aidait. Il fit une espèce de potage et unekascha [12], et donna à manger à tout cemonde.

 

V

 

Le moujik put manger un peu, ainsi que lavieille ; le petit garçon et la petite fille léchèrent tout leplat, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Le moujik avec la vieille racontèrent leurhistoire.

– Nous vivions auparavant, dirent-ils,pas très riches non plus. Et voilà que justement rien ne poussa.Vers l’automne, nous avions déjà tout mangé. Après avoir mangétout, nous avons demandé aux voisins, puis aux personnescharitables. D’abord on nous a donné ; puis on nous a refusé.Il y en avait qui auraient bien donné, mais qui ne le pouvaientpas. D’ailleurs nous commencions à avoir honte de demandertoujours. Nous devons à tout le monde et de l’argent, et de lafarine, et du pain.

– J’ai cherché, dit le moujik, dutravail : pas de travail. On ne travaille que pour manger.Pour une journée de travail, deux perdues à en chercher. Alors lavieille et la petite fille sont allées mendier. L’aumône étaitmince, personne n’avait de pain. Pourtant on mangeait tout de même.Nous comptions nous traîner ainsi jusqu’à la moisson prochaine.Mais, depuis le printemps, on n’a plus rien donné ! Et voilàque la maladie s’en est mêlée.

Tout allait de mal en pis. Un jour, nousmangions, et deux non. Nous nous sommes tous mis à manger del’herbe. Mais soit à cause de l’herbe, ou autrement, la maladieprit la baba. La baba s’alita ; et chez moi, dit le moujik,plus de forces. Et je ne sais comment me tirer de là.

– Je suis restée seule, dit la vieille.J’ai fait ce que j’ai pu, mais ne mangeant pas, je me suis épuisée.Et la petite fille dépérit et devint peureuse ; nousl’envoyions chez le voisin, et elle refusait d’y aller. Elle setenait blottie dans un coin et n’en bougeait pas. Avant-hier, lavoisine entra, mais en nous voyant affamés et malades, elle atourné les talons et détalé. Son mari lui-même est parti, n’ayantpas de quoi donner à manger à ses petits enfants. Eh ! bien,c’est dans cet état que nous nous étions couchés en attendant lamort.

Élysée, ayant écouté leurs discours, résolutde ne pas rejoindre son compagnon le même jour, et il coucha dansl’isba. Le lendemain matin il se leva et s’occupa de tout dans lamaison, comme s’il en eût été le patron. Il fit avec la vieille lapâte pour le pain et alluma le poêle. Il alla avec la petite fillechez le voisin chercher ce qu’il fallait. Mais quoi qu’il demandât,pour le ménage, pour le vêtement, il n’y avait rien, tout étaitmangé. Alors Élysée, achetant ceci, fabriquant cela, se procuratout ce qui lui manquait. Il demeura ainsi une journée, une autre,puis une troisième. Le petit garçon se rétablit ; il marchaitsur le banc, et venait avec tendresse se frotter contre Élysée. Lapetite fille, devenue tout à fait gaie, l’aidait en tout, toujoursà courir derrière lui en criant : « Petitgrand-père ! Petit grand-père ! » La vieille seremit aussi et alla chez sa voisine. Le moujik commençait à longerles murs. Seule la baba gardait encore le lit ; mais letroisième jour, elle aussi revint à elle et demanda à manger.

– Eh bien ! pensait Élysée, je necroyais pas rester ici aussi longtemps. Maintenant il est temps departir.

 

VI

 

Le quatrième jour commençaient les fêtes dePâques.

– Je vais leur acheter de quoi serégaler, je festoierai avec eux, et le soir je partirai, pensaÉlysée.

Il retourna au village acheter du lait, de lafarine bien blanche, de la graisse. Il cuisina, pâtissa avec lavieille ; le matin il alla à la messe, et, à son retour, onfit bombance. Ce jour-là, la baba commença à marcher. Le moujik serasa, mit une chemise propre que lui avait lavée la vieille, et serendit dans le village chez un riche propriétaire auquel il avaitengagé sa prairie et son champ. Il allait le prier de lui rendreses terres avant les travaux. Le moujik rentra dans la soirée, bientriste, et se mit à pleurer. Le riche propriétaire avait refusé. Ildemandait l’argent d’abord.

Élysée se prit à réfléchir de nouveau.

– Comment vont-ils vivremaintenant ? Les autres s’en iront faucher, eux, non :leur pré est engagé. Quand le seigle sera mûr, les autres s’eniront moissonner, eux, non : leurs déciatines sont engagées.Si je pars, ils redeviendront ce qu’ils étaient.

Élysée résolut de ne pas s’en aller cesoir-là, et remit son départ au lendemain matin. Il alla se coucherdans la cour ; il fit sa prière, s’étendit, mais ne puts’endormir.

– Il me faut partir, il me reste si peud’argent, si peu de temps ! Et pourtant, c’est pitié, cespauvres gens… Mais peut-on secourir tout le monde ? Je nevoulais que leur apporter de l’eau et leur donner un peu de pain àchacun, et voilà jusqu’où les choses en sont venues ! Il y adéjà le pré et le champ à dégager. Le champ dégagé, il faudraacheter une vache aux enfants, puis un cheval au moujik pourtransporter les gerbes… Tu es allé un peu trop loin, mon ami ÉlyséeBodrov ! Tu as perdu ta boussole et tu ne peux plust’orienter !

Élysée se leva, retira son caftan de derrièresa tête, ouvrit sa tabatière de corne, prisa, et chercha à voirclair dans ses pensées. Mais non, il méditait, méditait sanspouvoir rien trouver. Il lui faut partir ; mais laisser cespauvres gens, quelle pitié ! Et il ne savait à quoi serésoudre. Il ramassa de nouveau son caftan, le mit sous sa tête etse recoucha. Il resta ainsi longtemps : déjà les coqs avaientchanté lorsqu’il commença à s’endormir.

Tout à coup il se sent comme réveillé. Il sevoit déjà habillé, avec son sac et son bâton ; et il a àfranchir la porte d’entrée. Elle est à peine assez entrebâilléepour laisser passer un seul homme. Il marche vers la porte, mais ilest accroché d’un côté par son sac, et, en voulant se décrocher, ilest pris d’un autre côté par son soulier ; le soulier sedéfait. À peine dégagé, voilà qu’il se sent retenu de nouveau, nonpar la haie, mais par la petite fille qui le tient encriant :

– Petit grand-père ! Petitgrand-père ! du pain ! Il regarde son pied, et c’est lepetit garçon qui lui tient l’onoutcha ; et de la fenêtre, lavieille et le moujik le regardent. Élysée se réveilla.

– Je vais acheter, se dit-il, et le champet le pré, plus un cheval pour l’homme et une vache pour lesenfants. Car autrement je m’en irais chercher le Christ par-delàles mers et je le perdrais en moi-même. Il faut êtresecourable.

Il s’endormit jusqu’au matin, se leva de bonneheure, se rendit chez le riche moujik, et racheta les semailles etle pré. Il racheta aussi la faux, car elle avait été aussi vendue,et l’apporta au logis. Il envoya le moujik faucher, et lui-mêmes’en alla chez le cabaretier pour y trouver un cheval avec unecharrette à vendre. Il marchanda, acheta, et partit ensuite acheterune vache. Comme il marchait dans la rue, Élysée vit devant luideux femmes du pays. Les deux babas cheminaient en bavardant entreelles, et Élysée les entendit parler de lui.

– D’abord, disait l’une des femmes, on nesavait quel était cet homme. On le croyait tout simplement unpèlerin… Il entra, dit-on, pour demander à boire, et puis il estresté à vivre là. Il leur a acheté tout, dit-on. Moi-même je l’aivu aujourd’hui acheter chez le cabaretier un cheval avec unecharrette. Il en existe donc de telles gens ! Il faut allervoir.

Élysée entendit cela, et comprit qu’on lelouait. Alors il n’alla pas acheter la vache. Il revint chez lecabaretier, lui paya le cheval, attela et prit le chemin de l’isba.Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta et descendit de lacharrette. Les habitants de l’isba aperçurent le cheval, et s’enétonnèrent. Ils pensaient bien que le cheval avait été acheté poureux, mais ils n’osaient pas le dire. Le patron vint ouvrir laporte.

– Où t’es-tu procuré cette bête, dit-il,mon petit vieillard ?

– Mais je l’ai achetée, répondit Élysée.C’est une occasion. Fauche-lui un peu d’herbe pour la nuit.

Le moujik détela le cheval, lui faucha del’herbe et en remplit la crèche. On se mit au lit. Élysée se couchadans la cour, où il avait, dès le soir, transporté son sac. Quandtous furent endormis, Élysée se leva, fit son paquet, se chaussa,passa son caftan et s’en alla à la recherche d’Efim.

 

VII

 

Élysée fit cinq verstes. Le jour commençait àpoindre. Il s’arrêta sous un arbre, défit son paquet et compta sonargent. Il lui restait dix-sept roubles et vingt kopecks.

– Eh bien ! pensa-t-il, avec cela,impossible de passer la mer ; et mendier pour mon voyage aunom du Christ, serait peut-être un péché de plus. Le compère Efimsaura bien aller tout seul, et sans doute il mettra aussi un ciergepour moi. Et moi, mon vœu sera non avenu jusqu’à ma mort. Le Maîtreest miséricordieux ; il m’en relèvera.

Élysée se leva, secoua son sac derrière sesépaules, et fit volte-face. Seulement il contourna le village pourn’être pas vu. Et bientôt il arriva chez lui. Au départ, il luiavait semblé difficile et même pénible de se traîner derrière Efim.Au retour, Dieu lui donnait de marcher sans fatigue. Il marchaitsans y prendre garde, en jouant avec son bâton, et faisaitsoixante-dix verstes dans une journée.

Quand il arriva chez lui, les travaux deschamps s’étaient heureusement faits. Les siens se réjouirent fortde revoir leur vieillard. On commença par lui demander comment etpourquoi il avait perdu son compagnon, pourquoi il était revenu aulogis au lieu d’aller jusqu’au bout.

– C’est que Dieu ne l’a pas voulu,répondit-il. J’ai dépensé l’argent en route et j’ai laissé moncompagnon me dépasser. Et voilà : je n’y suis pas allé.Pardonnez-moi pour la gloire du Christ.

Et il rendit le reste de l’argent à sa« vieille ». Élysée s’enquit des affaires de la maison.Elles s’étaient arrangées pour le mieux, tout allait bien ; leménage ne manquait de rien, et tout le monde vivait en paix et enbon accord.

Les Éfimov, ayant appris dans la journée leretour d’Élysée, vinrent demander des nouvelles de leur vieillard,et Élysée leur dit la même chose.

– Votre « vieillard », dit-il,allait très bien. Nous nous sommes quittés trois jours avant laSaint-Pierre. J’ai voulu le rattraper, mais il m’est alors survenuforce événements ; et je n’ai plus eu de quoi poursuivre maroute. Et voilà : je m’en suis retourné…

On s’étonna qu’un homme aussi avisé eût faitune telle sottise. « Il est parti, il n’a pas atteint le but,il a pour rien dépensé son argent. » On s’étonnait et onriait.

Et Élysée finit par oublier tout cela. Ilreprit ses occupations, coupa avec ses fils du bois pour l’hiver,battit le blé avec les babas, couvrit le hangar et soigna sesruches. Il se mit en mesure de livrer au voisin les dix essaims dejeunes abeilles. Sa « vieille » eût voulu lui cacher lecompte des nouvelles abeilles ; mais Élysée savait bienlesquelles étaient pleines, lesquelles ne l’étaient pas : etil donna à son voisin dix-sept essaims au lieu de dix.

Élysée régla toutes ses affaires, envoya sesfils travailler au-dehors et se mit lui-même à tresser des lapti età tailler des sabots pour la mauvaise saison.

 

VIII

 

Toute cette première journée qu’Élysée passadans l’isba des gens malades, Efim attendit son compagnon. Il fithalte tout près du village, attendit, attendit, dormit un peu, seréveilla, demeura assis encore un peu et ne vit rien venir. Il sefatiguait les yeux à regarder. Le soleil se couchait déjà derrièrel’arbre, et Élysée ne paraissait pas.

– Peut-être a-t-il passé, pensait-il, etcomme je dormais, il ne m’aura pas remarqué. Mais non, il nepouvait pas ne pas me voir : on voit loin dans la steppe… Jevais revenir sur mes pas, pensait-il ; mais nous pourrionsnous manquer, ce serait pis… Je vais m’en aller en avant, nous nousrencontrerons à la première couchée.

Il arriva dans un village et pria le gardechampêtre, s’il venait un petit vieillard de telle et tellemanière, de l’amener dans l’isba où il était. Élysée ne vint pas àla couchée.

Efim s’en alla plus loin, demandant à chacuns’il n’avait pas vu un petit vieillard tout chauve : personnene l’avait vu. Efim continua seul son chemin.

– Nous nous rencontrerons, pensait-il,quelque part à Odessa ou sur le bateau. Et il n’y songea plus.

En route il rencontra un pèlerin. Ce pèlerin,en robe de bure avec de longs cheveux, était allé au mont Athos, etfaisait déjà pour la seconde fois le voyage de Jérusalem. Ils serencontrèrent dans une auberge, lièrent conversation et firentroute ensemble.

Ils arrivèrent sans encombre à Odessa. Là, ilsattendirent le bateau pendant trois jours, en compagnie d’unemultitude de pèlerins ; il en venait de tous les côtés. Denouveau, Efim s’enquit d’Élysée, mais personne ne l’avait vu.

Le pèlerin apprit à Efim le moyen de faire latraversée sans bourse délier ; mais Efim ne l’écoutapoint.

– Moi, dit-il, je préfère payer ma place.C’est pour cela que j’ai pris de l’argent.

Il donna quarante roubles pour l’aller et leretour, et s’acheta du pain avec des harengs pour la route. Lebateau chargé, les fidèles embarqués, Efim monta à bord avec lepèlerin. On leva l’ancre et on partit. La journée fut bonne ;mais, vers le soir, un grand vent se mit à souffler ; la pluietombait, les vagues balayaient, inondaient le bateau. Les babaspleuraient, les hommes s’affolaient ; quelques passagerscouraient ça et là en quête d’un abri. Efim sentit, lui aussi, quela peur lui venait ; mais il n’en laissa rien voir, et se tintimmobile à sa place, auprès des vieillards de Tanbov, toute la nuitet toute la journée du lendemain. Le troisième jour la mers’apaisa ; le cinquième on arriva devant Constantinople.Quelques-uns débarquèrent, et visitèrent l’église deSainte-Sophie-la-Sage, où sont maintenant les Turcs. Efim nedescendit pas à terre. Après une escale de vingt-quatre heures, lebateau reprit la mer, toucha à Smyrne-la-Ville, puis à Alexandrie,et atteignit sans accident Jaffa-la-Ville. C’est à Jaffa que tousles pèlerins devaient débarquer : il n’y a que soixante-dixverstes pour se rendre à pied de là à Jérusalem. Pendant ledébarquement, les fidèles eurent un moment de peur. Le navire étaithaut ; on jetait les passagers dans des barques, tout en bas,et, les barques oscillant, on risquait de tomber, non dedans, maisà côté. Deux se mouillèrent quelque peu. Mais, au bout du compte,tous débarquèrent sains et saufs.

On se mit en route aussitôt, et le quatrièmejour on atteignit Jérusalem. Efim s’arrêta hors de la ville, àl’auberge russe, fit viser son passeport, dîna et s’en alla avecles pèlerins visiter les Lieux Saints. Au Saint-Sépulcre, on nelaissait pas encore entrer. Il se rendit d’abord à la messe, dansle monastère du Patriarche, pria, brûla des cierges, examina letemple de la Résurrection, où se trouve le Saint-Sépulcre. Tant debâtiments le masquent, qu’on ne le voit presque pas. La premièrejournée, il ne put visiter que la cellule où Marie l’Égyptienneavait fait son salut. Il brûla des cierges et chanta la messe. Ilvoulut voir l’office du soir au Saint-Sépulcre ; mais ilarriva trop tard. Il alla visiter le monastère d’Abraham, y vit lejardin de Savek, où Abraham voulut sacrifier son fils à Dieu. Ilvit ensuite l’endroit où le Christ apparut à Marie-Magdeleine, etl’église de Jacob, le frère du Seigneur. Le pèlerin lui montraittout, et partout lui disait où et combien il fallait donner, où ilfallait brûler des cierges. Ils s’en revinrent de nouveau àl’auberge.

Au moment de se coucher, le pèlerin seplaignit tout à coup en fouillant ses poches.

– On m’a volé, dit-il, mon porte-monnaieavec l’argent ; il y avait vingt-trois roubles, disait-il,deux billets de dix roubles chacun, et trois roubles demonnaie.

Il se plaignait, il se plaignait, le pèlerin,mais que faire ? et il se coucha.

 

IX

 

Une fois au lit, Efim fut tenté d’une mauvaisepensée :

– On n’a point volé son argent aupèlerin, pensait-il ; je crois qu’il n’en avait pas. Il nedonnait nulle part. Il me disait bien de donner, mais lui-même nedonnait rien. Il m’a même emprunté un rouble.

Ainsi pensait Efim. Puis il se fit desreproches :

– Pourquoi porter des jugementstéméraires sur un homme ? C’est un péché que je ne veux pluscommettre.

Mais, dès qu’il s’assoupissait, il serappelait de nouveau que le pèlerin regardait l’argent d’un certainair sournois, et combien il paraissait peu sincère en disant qu’onl’avait volé.

– Il n’avait pas d’argent sur lui :c’est une invention. Le lendemain, levés de bonne heure, ils serendirent à l’office du matin, dans le grand temple de laRésurrection, au Saint-Sépulcre. Le pèlerin ne lâchait pas Efim etle suivait partout.

Il y avait au temple quantité de pèlerins, etdes Russes, et des Grecs, et des Arméniens, et des Turcs, et desSyriens, à ne pouvoir les dénombrer. Efim parvint avec la foulejusqu’à la Sainte-Porte, et passa à travers la garde turque, àl’endroit où le Christ fut descendu de la croix, où on l’oignitd’huile ; là, brûlaient neuf grands chandeliers. Efim y déposason cierge. Puis le pèlerin le mena à droite, en haut, parl’escalier, sur le Golgotha, là où fut la croix. Efim y fit saprière ; puis on lui montra la fissure qui déchira la terrejusqu’à l’enfer. On lui montra ensuite l’endroit où furent cloués àla croix les mains et les pieds du Christ, puis le sépulcre d’Adam,dont les os furent humectés par le sang du Christ. Puis, ce fut lapierre où s’assit le Christ quand on mit sur Lui la couronned’épines, et le poteau auquel on lia le Christ pour Le flageller,et les deux creux laissés dans le roc par les genoux du Christ.Efim eût vu d’autres choses encore, mais il se fit une poussée dansla foule : tous se hâtaient vers la grotte du Saint-Sépulcre.À une messe non orthodoxe un office orthodoxe allait succéder. Efimsuivit la foule à la Grotte.

Il voulait se défaire du pèlerin, contrelequel il péchait toujours en pensée ; mais l’autres’attachait à lui, et le suivit à l’office de la Grotte duSaint-Sépulcre. Il eût voulu se mettre plus près, mais ils étaientvenus trop tard. La presse était si forte qu’on ne pouvait niavancer ni reculer. Efim resta donc sur place, regardant devant luiet faisant ses prières. Par moments, il tâtait s’il avait encoreson porte-monnaie. Et ses pensées se succédaient :

– Le pèlerin me trompe assurément… Sipourtant il ne m’avait pas trompé, si on lui avait en effet voléson porte-monnaie !… Mais alors, pourvu que pareille chose nem’arrive pas aussi !

 

X

 

Efim, ainsi immobile et priant, jette devantlui ses regards vers la chapelle où se trouve le Saint-Sépulcre,devant lequel sont suspendues trente-six lampes. Il regardepar-dessus les têtes, et voici que juste au-dessous des lampes, enavant de la foule, il aperçoit, ô miracle ! un petit vieillarden caftan de bure, dont la tête, entièrement chauve, luisait commecelle d’Élysée Bodrov.

– Il ressemble à Élysée, pense-t-il, maisce ne doit pas être lui. Il n’a pu être ici avant moi :l’autre bateau est parti huit jours avant nous, il est impossiblequ’il ait pu me devancer ; quant à notre bateau, il n’y étaitpoint ; j’ai bien examiné tous les fidèles.

Comme il songeait ainsi, le petit vieillardpriait et faisait trois saluts : le premier, devant lui, àDieu ; les autres, aux fidèles des deux côtés. Quand le petitvieillard tourna la tête à droite, Efim le reconnut aussitôt.

– C’est bien lui, Bodrov ; voilàbien sa barbe noirâtre, frisée, et ses poils blancs sur les joues,et ses sourcils, et ses yeux, et son nez, et tout son visageenfin : c’est lui, c’est bien Élysée Bodrov.

Efim se réjouit fort d’avoir retrouvé soncompagnon, et s’étonna qu’il eût pu arriver avant lui.

– Eh ! eh ! Bodrov, pensa-t-il,comment a-t-il pu se glisser en avant des fidèles ? Il aurasans doute fait la connaissance de quelqu’un qui l’a mené là. Je letrouverai à la sortie, et m’en irai avec lui, après avoir planté làmon pèlerin. Peut-être saura-t-il me conduire, moi aussi, à lapremière place.

Et Efim regardait toujours pour ne pointperdre Élysée de vue. L’office terminé, la foule s’ébranla. On sepoussait pour aller s’agenouiller. La presse refoula Efim dans uncoin.

De nouveau la peur le prit qu’on ne lui volâtsa bourse. Il y porta la main, et chercha à se frayer un cheminpour gagner un endroit libre. Il se dégagea, il marcha, il cherchapartout Élysée, et sortit du temple sans avoir pu le joindre. Aprèsl’office, Efim courut d’auberge en auberge en quête d’Élysée :nulle part il ne le rencontra. Cette soirée-là, le pèlerin ne vintpas non plus ; il avait disparu sans lui rendre son rouble.Efim resta seul.

Le lendemain, il retourna au Saint-Sépulcre,avec un vieillard de Tanbov venu sur le même bateau. Il voulut seporter en avant, mais il fut refoulé de nouveau et il resta prèsd’un pilier à prier. Il regarda devant lui comme la veille, et,comme la veille, sous les lampes, tous près du Saint-Sépulcre, setenait Élysée, les mains étendues comme un prêtre à l’autel ;et sa tête chauve luisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cette foisje saurai bien le joindre. Il se faufila jusqu’au premierrang : pas d’Élysée. Il avait dû sortir sans doute. Letroisième jour, il se rendit encore à la messe, et il regardaencore. Et il aperçut, sur la place sainte, Élysée tout à fait envue, les mains étendues, les yeux en haut, comme s’il contemplaitquelque chose au-dessus de lui ; et sa tête chauveluisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cettefois-ci je ne le manquerai plus. Je me tiendrai à la porte desortie et je le trouverai sûrement.

Il sortit et attendit, attendit. Toute lafoule s’écoula : pas d’Élysée.

Efim passa de la sorte six semaines àJérusalem, visitant les lieux consacrés, et Bethléem, et Béthanieet le Jourdain. Il fit mettre le sceau du Saint-Sépulcre sur unechemise neuve destinée à l’ensevelir ; il prit de l’eau duJourdain dans un petit flacon, et de la terre, et des cierges dansle lieu saint. Quand il eut dépensé tout son argent, qu’il ne luiresta plus que l’argent du retour, Efim se mit en route pourrevenir au logis.

Il gagna Jaffa-la-Ville, prit le bateau,arriva à Odessa et s’en alla à pied chez lui.

 

XI

 

Efim revint par le même chemin. À mesure qu’ilse rapprochait de sa maison, ses soucis le reprenaient :Comment vivait-on chez lui, sans lui ?

– En une année, pensait-il, il passebeaucoup d’eau sous le pont. Une maison, œuvre d’un siècle, un seulmoment peut la détruire… Comment mon fils a-t-il mené lesaffaires ? Comment le printemps a-t-il commencé ? Commentle bétail a-t-il passé l’hiver ? A-t-on terminé heureusementla maison ?

Efim atteignit le lieu où, l’année dernière,il s’était séparé d’Élysée. Impossible de reconnaître les habitantsdu pays. Là où, l’autre an, ils étaient misérables, ils vivaientaujourd’hui à leur aise. Les récoltes avaient été excellentes, etles paysans, oubliant leurs misères, s’étaient relevés. Le soir,Efim arriva au village où Élysée l’avait quitté. Il venait à peined’y entrer, qu’une petite fille en chemise blanche sortit d’unemaison et courut vers lui.

– Petit vieillard ! petitvieillard ! Viens chez nous ! Efim voulut passer outre,mais la fillette revint à la charge, le saisit par la manche etl’entraîna en riant vers l’isba.

La baba et le petit garçon parurent sur leseuil et l’invitèrent de la main.

– Viens, petit vieillard, viens souper etpasser la nuit. Efim se rendit à cette invitation.

– À propos, pensa-t-il, je m’informeraid’Élysée. Je crois que voilà justement l’isba où il est allé, l’anpassé, demander à boire.

Efim entra. La baba le débarrassa de son sac,le mena se débarbouiller et le fit asseoir à table. On lui donna dulait, des vareniki [13], de lakascha. Efim remercia les gens de l’isba, et les loua de leurhospitalité envers les pèlerins.

La baba hocha la tête :

– Comment ne leur ferions-nous pas bonaccueil ? dit-elle : c’est à un pèlerin que nous devonsde vivre encore. Nous buvions, nous avions oublié Dieu, et Dieunous punit, et nous attendions la mort. Oui, au printemps dernier,nous étions tous couchés, sans rien à manger, malades. Et nousserions morts si Dieu ne nous eût envoyé un petit vieillard commetoi. Il entra au milieu de la journée pour boire. En voyant notreétat, il fut pris de pitié et resta avec nous. Il nous donna àboire, il nous donna à manger, nous remit sur pied, et nous achetaun cheval avec une charrette qu’il nous a laissés.

La vieille entra et interrompit le discours dela baba.

– Était-ce un homme ? Était-ce unange de Dieu ? nous l’ignorons nous-mêmes. Il aimait tout lemonde, plaignait tout le monde, et il partit sans le dire àpersonne. Nous ne savons même pas pour qui prier Dieu. Je le voisencore : je suis couchée, attendant la mort ; tout à coupje vois entrer un petit vieillard assez insignifiant, tout chauve,qui demande à boire. Croiriez-vous que j’ai pensé, moi, lapécheresse : « Que nous veut-il, celui-là ? »Mais lui, voici ce qu’il a fait. Aussitôt qu’il nous a vus, il aôté son sac, l’a posé là, à cet endroit, et l’a dénoué.

La petite fille se mêla à la conversation.

– Non, grand-mère, dit-elle. C’est ici,d’abord, au milieu de la chambre, et puis sur le banc, qu’il a poséson sac.

Et elles discutaient, elles se rappelaienttoutes ses paroles, tous ses actes, où il s’asseyait, où ildormait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait à l’une ou àl’autre.

À la tombée de la nuit, survint le moujik àcheval. Il se mit, lui aussi, à parler de la vie d’Élysée chezeux.

– S’il n’était pas venu chez nous, nousmourions avec nos péchés ; nous mourions dans le désespoir, enmaudissant Dieu et le genre humain. Et c’est lui qui nous a remissur pied, c’est grâce à lui que nous avons reconnu Dieu, et quenous avons eu foi en la bonté des hommes. Que le Christ lesauve ! Nous vivions auparavant comme des bêtes ; et il afait de nous des hommes.

On fit manger, boire, coucher Efim, et on secoucha aussi.

Efim ne pouvait dormir. La pensée d’Élysée lehantait, tel qu’à Jérusalem il l’avait vu trois fois au premierrang.

– Voilà comment il m’aura devancé,pensait-il. Mes efforts ont-ils été bénis ? Je ne sais :mais les siens, Dieu les a bénis.

Le lendemain, les gens de l’isba laissèrentpartir Efim, après l’avoir comblé de gâteaux pour la route, et s’enallèrent au travail. Et Efim poursuivit son chemin.

 

XII

 

Efim était absent de chez lui depuis uneannée, lorsqu’il y rentra.

Il arriva à son logis vers la soirée. Son filsne s’y trouvait pas, il était au cabaret. Il en revint gris. Efiml’interrogea ; il eut bien vite vu que son fils n’avait pasfait son devoir. Il avait gaspillé son argent, et envoyé au diabletoutes les affaires. Le père se répandit en reproches, mais le filsrépondit d’un ton grossier :

– Tu aurais mieux fait, dit-il, det’occuper toi-même de ta maison et de ne pas t’en aller enemportant encore avec toi tout l’argent. Et voilà qu’à présent tume réprimandes !

Le vieux se fâcha et battit le fils.

Efim Tarassitch sortit pour aller chez lestaroste faire viser son passeport : il passa devant la maisond’Élysée ; la « vieille » d’Élysée était sur leseuil : elle le salua.

– Bonjour, compère ! dit-elle. As-tufait bon voyage ?

Efim s’arrêta.

– Grâce à Dieu, je suis arrivé à mon but.J’ai perdu ton vieillard, mais j’ai appris qu’il est retourné aulogis. Et la vieille se mit à raconter : elle aimait àbavarder.

– Il est retourné, dit-elle, notrenourricier, il y a longtemps qu’il est retourné : c’était versl’Assomption. Quelle joie quand Dieu nous l’a ramené. Nous nousennuyions tant sans lui ! Son travail n’est pas considérable,il n’est plus dans la force de l’âge ; mais c’est toujours luila tête de la maison, et nous ne nous plaisons qu’avec lui. Et songarçon, qu’il était joyeux ! Sans lui, dit-il, la maison estcomme un œil sans lumière. Nous nous ennuyons quand il n’est paslà. Que nous l’aimons, et que nous le choyons !

– Eh bien ! est-il maintenant aulogis ?

– Oui, compère, il est aux ruches, àsoigner ses abeilles. Le miel, dit-elle, abonde. Dieu a donné tantde forces aux abeilles que mon vieillard ne se rappelle pas enavoir vu autant. La bonté de Dieu ne se mesure pas à nos péchés…Viens, ami, il en sera bien aise.

Efim traversa le corridor et la cour et s’enfut trouver Élysée au rucher. Il y entra et vit Élysée qui, vêtud’un caftan gris, se tenait sous un petit bouleau, sans filet, sansgants, les mains étendues, les yeux en haut, sa tête chauve etluisante, tel qu’il lui était apparu à Jérusalem, auprès duSaint-Sépulcre ; au-dessus de lui, à travers le petit bouleau,le soleil se jouait, comme à Jérusalem la clarté des lampes, etautour de sa tête les abeilles dorées, volant sans le piquer, luifaisaient une couronne. Efim s’arrêta. La « vieille »d’Élysée appela son mari :

– Notre compère, dit-elle, estlà !

Élysée se retourna, poussa un cri de joie, etalla au-devant de son compère, en retirant avec précaution lesabeilles de sa barbe.

– Bonjour, compère ! bonjour, cherami ! as-tu fait bon voyage ?

– Oh ! j’ai usé toutes mes jambes.Je t’ai apporté de l’eau du Jourdain-le-fleuve. Viens chez moi laprendre. Mais je ne sais si Dieu a béni mes efforts…

– Eh bien ! que Dieu soitloué ! que le Christ te sauve !

– J’y ai été de mes jambes, dit Efimaprès un moment de silence, mais je ne sais si j’y ai été de monâme. Peut être est-ce plutôt quelqu’un autre…

– C’est l’affaire de Dieu, compère !C’est l’affaire de Dieu !

– J’ai visité aussi en revenant l’isba oùtu es entré…

Élysée, effrayé, lui coupa laparole :

– C’est l’affaire de Dieu, compère, c’estl’affaire de Dieu !… Viens-tu chez nous boire un peu demiel ? Et Élysée, désireux de détourner la conversation, parlades affaires du ménage.

Efim poussa un soupir. Il s’abstint derappeler à Élysée les gens de l’isba, et ce qu’il avait vu àJérusalem. Et il comprit que Dieu ne nous donne ici-bas qu’uneseule mission : – l’amour et les bonnes œuvres.

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