Contes et Nouvelles – Tome I

LÀ OÙ EST L’AMOUR, LÀ EST DIEU

[Note – Traduit du russe par E.Halperine-Kaminsky.]

 

Il y avait dans une ville un savetier appeléMartin Avdiéitch. Il occupait dans un sous-sol une pièce éclairéed’une fenêtre. La fenêtre donnait sur la rue ; on voyaitpasser le monde, et, bien qu’il n’aperçût que leurs pieds, Martinreconnaissait les gens à leurs bottes. Il vivait là depuislongtemps, et connaissait beaucoup de monde. Il était rare qu’unepaire de bottes ne lui passât pas une fois ou deux entre les mains.Il ressemelait les unes, rapiéçait les autres ; parfois ilrenouvelait les empeignes. Et souvent il voyait à travers lafenêtre l’œuvre de ses doigts.

Avdiéitch avait beaucoup d’ouvrage, car iltravaillait proprement, fournissait de bonne marchandise, nesurfaisait personne et livrait au jour dit. Et tous l’appréciaientet la besogne ne chômait jamais.

De tout temps, Avdiéitch s’était montré unbrave garçon. Mais, en prenant de l’âge, il se mit à songerdavantage à son âme et à se rapprocher de Dieu. Alors qu’iltravaillait encore chez son patron, sa femme était morte, luilaissant un petit garçon de trois ans.

Ses enfants ne vivaient pas. Les aînés, il lesavait tous perdus. Il voulut d’abord envoyer son fils à lacampagne, chez sa sœur ; puis il eut pitié et pensa :

– Il lui serait trop dur, à monKapitochka, de vivre dans une famille étrangère. Je veux le garderavec moi.

Et Avdiéitch quitta son patron et s’établit àson compte avec son fils. Mais Dieu ne bénit pas Martin dans sesenfants. Comme il commençait à grandir et à aider son père,Kapitochka tomba malade : il dépérit pendant une semaine etmourut.

Avdiéitch ensevelit son enfant et désespéra detout.

Il était si désolé qu’il se prit à murmurercontre Dieu.

Il se sentait si malheureux, Martin, qu’ildemandait souvent la mort au Seigneur, lui reprochant de ne pasl’avoir pris, lui, un vieillard, à la place de son fils unique etadoré. Il cessa même de fréquenter l’église.

Voici qu’un jour, vers la Pentecôte, arrivachez Avdiéitch un de ses pays, un pèlerin toujours en marche depuishuit ans. Ils causèrent, et Martin se plaignit amèrement de sesmalheurs.

– Je n’ai plus même envie de vivre, hommede Dieu, disait-il. Je ne demande qu’à mourir. C’est tout ce quej’implore de Dieu. Je n’ai maintenant plus d’espérance.

Et le petit vieux lui répondit :

– Ce n’est pas bien de parler ainsi,Martin. Il ne nous appartient pas de juger ce que Dieu a fait,c’est au-dessus de notre intelligence. Dieu seul est juge de cequ’il fait. Il a décidé que ton fils mourrait, et que toi tuvivrais : c’est que cela vaut mieux ainsi. Et ton désespoirvient de ce que tu veux vivre pour toi, pour ton proprebonheur.

– Et pourquoi vit-on ? demandaAvdiéitch.

Et le vieux dit :

– C’est pour Dieu qu’il faut vivre. C’estlui qui te donne la vie, c’est pour lui que tu dois vivre. Quand tucommenceras à vivre pour lui, tu n’auras plus de chagrin, et tusupporteras tout facilement.

Martin garda un moment le silence. Puis ilreprit :

– Et comment vivre pour Dieu ?

Et le vieux répondit :

– Comment vivre pour Dieu ? C’est ceque le Christ a révélé. Sais-tu lire ? Achète l’Évangile etlis. Là, tu apprendras comment il faut vivre pour Dieu. Là, tutrouveras réponse à tout ce que tu demandes.

Ces paroles allèrent au cœur d’Avdiéitch. Ils’en alla le jour même acheter un Nouveau Testament en groscaractères et se mit à lire.

Il voulait lire seulement pendant lesfêtes ; mais, une fois qu’il eut commencé, il se sentit dansl’âme un tel apaisement qu’il prit l’habitude de parcourir tous lesjours quelques pages. Parfois, il s’oubliait si bien dans salecture, que tout le pétrole de sa lampe était consumé, sans qu’ilpût s’arracher au livre saint. Il lisait ainsi chaque soir. Et plusil lisait, plus il comprenait clairement ce que Dieu lui voulait,et comment il faut vivre pour Dieu ; de plus en plus la joiepénétrait dans son cœur.

Naguère, avant de se coucher, il lui arrivaitde soupirer, de gémir en évoquant le souvenir de Kapitochka.Maintenant, il se contentait de dire :

– Gloire à Toi ! Gloire à Toi !Seigneur. C’est Ta volonté.

Depuis ce temps, la vie d’Avdiéitch changea dutout au tout. Il lui arrivait auparavant, les jours de fêtes,d’entrer au traktir[41] boire duthé ; et il ne se refusait pas non plus un verre de vodka. Ilse laissait aller à boire avec un ami, parfois, et sorti dutraktir, non pas ivre, mais un peu gai, à dire des folies, à héleret injurier les passants.

Mais tout cela était loin. Sa vie s’écoulaitmaintenant paisible et heureuse. Il se mettait à l’ouvrage dèsl’aube, accomplissait sa tâche, décrochait sa lampe, la posait surla table, retirait son livre du rayon, l’ouvrait et lisait. Et plusil lisait, plus il comprenait, et plus sereine était son âme.

Il lui arriva une fois de lire plus tard quede coutume. Il en était alors à l’Évangile selon saint Luc. Il lut,au chapitre VI, les versets suivants :

« À celui qui te frappe à une joue,présente-lui aussitôt l’autre ; et si quelqu’un t’ôte tonmanteau, ne l’empêche point de prendre aussi l’habit dedessous.

« Donne à tout homme qui te demande, etsi quelqu’un t’ôte ce qui est à toi, ne le redemande pas.

« Et ce que vous voulez que les hommesvous fassent, faites-le-leur aussi de même. »

Il lut ensuite les autres versets où leSeigneur dit :

« Mais pourquoi m’appelez-vous :Seigneur, Seigneur, tandis que vous ne faites pas ce que jedis ?

« Je vous montrerai à qui ressemble touthomme qui vient à moi, et qui écoute mes paroles, et qui les met enpratique.

« Il est semblable à un homme qui bâtitune maison, et qui, ayant enfoui et creusé profondément, en a poséle fondement sur le roc ; et quand il est survenu undébordement d’eaux, le torrent a donné avec violence contre cettemaison, mais il ne l’a pu ébranler parce qu’elle était fondée surle roc.

« Mais celui qui écoute mes paroles, etqui ne les met pas en pratique, est semblable à un homme qui a bâtisa maison sur la terre sans fondement, contre laquelle le torrent adonné avec violence, et aussitôt elle est tombée, et la ruine decette maison-là a été grande. »

Avdiéitch lut ces paroles, et son cœur futpénétré de joie. Il ôta ses lunettes, les posa sur le livre,s’accouda sur la table et demeura pensif. Et il compara ses propresactes avec ces paroles, et il se dit :

– Ma maison est-elle fondée sur le roc ousur le sable ? C’est bien si c’est sur le roc. On se sent siléger, lorsqu’on se trouve seul et que l’on a agi comme Dieul’ordonne ! Tandis que si l’on se laisse distraire de Dieu, onpeut retomber dans le péché. Je vais tout de même poursuivre ;ceci est très bon. Que Dieu m’assiste !

Après avoir ainsi pensé, il voulut se coucher.Mais cela le peinait trop de s’arracher à son livre. Et il se mitencore à lire le septième chapitre. Il lut l’histoire du centenieret du fils de la veuve ; il lut la réponse de Jésus auxdisciples de saint Jean. Il arriva au passage où le riche Pharisienconvia chez lui le Seigneur ; il lut comment la pécheresse luioignit les pieds et les lava avec ses larmes, et comment il luiremit ses péchés. Puis il en vint au verset 44, et illut :

« Alors, se tournant vers la femme, ildit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans tamaison, et tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds ; maiselle a arrosé mes pieds de ses larmes, et les a essuyés avec sescheveux.

« Tu ne m’as point donné de baiser ;mais elle, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé de me baiser lespieds.

« Tu n’as point oint ma têted’huile ; mais elle a oint mes pieds d’huileodoriférante. »

Il lut ce verset et pensa :

« Tu ne m’as point donné d’eau pour lespieds, tu ne m’as point donné de baiser, tu n’as point oint ma têted’huile. »

Et Avdiéitch ôta de nouveau ses lunettes, posason livre et se reprit à réfléchir.

« Sans doute il était comme moi, cePharisien. Moi aussi, j’ai songé uniquement à moi : pourvu queje busse du thé, que j’eusse chaud, que je ne manquasse de rien, jene pensais guère au convié. C’est à moi seul que je songeais, et duconvié nul souci. Et le convié, quel est-il ? Le Seigneurlui-même !… S’il était venu chez moi, aurais-je donc agi de lasorte ? »

Et Avdiéitch, s’accoudant sur ses deux mains,s’endormit sans s’en apercevoir.

– Martin ! fit tout à coup une voixà son oreille.

Martin se réveilla en sursaut de sonassoupissement.

– Qui est là ?

Il se retourna, regarda vers la porte :personne.

Il se rendormit.

Soudain, il entendit bien distinctement cesparoles :

– Martin ! Eh ! Martin !Regarde demain dans la rue. Je viendrai te voir.

– Avdiéitch revint à lui, se leva de sachaise et se frotta les yeux. Et il ne savait pas lui-même sic’était en rêve ou en réalité qu’il avait ouï ces paroles.

Il éteignit sa lampe et se coucha.

Le lendemain, avant l’aurore, il se leva, fitsa prière à Dieu, alluma son poêle, y mit à cuire du stchi[42], de lachoucroute, du kacha, fit bouillir son samovar, passa son tablieret s’assit près de la fenêtre pour travailler.

Et tout en travaillant, il songeait à ce quilui était arrivé la veille ; et il ne savait que penser. Illui semblait, tantôt qu’il avait été le jouet d’une illusion,tantôt qu’on avait réellement parlé.

– Ce sont des choses qui arrivent, sedit-il.

Martin restait ainsi à travailler et àregarder par la fenêtre, et, quand passait quelqu’un dans desbottes qu’il ne connaissait pas, il se courbait pour voir, àtravers la fenêtre, non seulement les pieds, mais encore levisage.

Un dvornik[43] passa, dansdes valenkis [44] neuves, puisle porteur d’eau, puis un vieux soldat du temps de Nikolaï, chausséde vieilles valenkis déjà ressemelées et armé d’une longuepelle.

Il s’appelait Stépanitch, et il vivait chez unmarchand du voisinage qui l’avait recueilli par charité. Il étaitchargé d’aider les dvorniks.

Le vieux soldat se mit à déblayer la neigedevant la fenêtre d’Avdiéitch. Celui-ci le regarda et reprit sabesogne.

– Je suis, sans doute, bien sot deguetter ainsi, pensait Avdiéitch en se raillant lui-même… C’estStépanitch qui déblaye la neige, et moi je crois que c’est leChrist qui vient me voir. Je divague, vieille cruche que jesuis.

Pourtant, après dix autres aiguillées, ilregarda de nouveau par la fenêtre ; et il vit Stépanitch qui,ayant appuyé sa pelle contre le mur, se reposait et seréchauffait.

– Il est vieux, ce bonhomme-là, se disaitAvdiéitch. On voit qu’il n’a même plus la force de déblayer laneige ; il faudrait peut-être lui donner du thé, j’aijustement mon samovar qui va s’éteindre.

Il piqua son alène dans l’établi, se leva,posa le samovar sur la table, versa de l’eau dans la théière etfrappa à la fenêtre. Stépanitch se retourna et s’approcha. Lesavetier lui fit signe et alla ouvrir la porte.

– Viens donc te réchauffer, dit-il, tudois avoir froid.

– Que le Christ nous sauve ! Oui,c’est vrai, les os me font mal, répondit Stépanitch.

Le vieux entra, secoua la neige de ses pieds,les essuya de peur de salir le parquet et vacilla sur sesjambes.

– Ne te donne pas la peine d’essuyer tespieds, je nettoierai cela ; cela ne fait rien, viens donct’asseoir, dit Avdiéitch, prends donc un peu de thé.

Il remplit deux verres, et en poussa un versson hôte ; lui-même il versa le sien dans sa soucoupe et semit à souffler dessus.

Stépanitch but, retourna son verre, posadessus le restant de sucre et remercia. Mais on voyait qu’il endésirait encore.

– Prends-en encore, dit Martin.

Et de nouveau il emplit les deux verres.

Tout en buvant, Avdiéitch regardait à toutmoment dans la rue.

– Attends-tu quelqu’un ? interrogeal’hôte.

– Si j’attends quelqu’un ? J’aihonte de dire qui j’attends. Je ne sais si j’ai ou non raisond’attendre, mais il y a une parole qui m’est allée au cœur…Était-ce rêve, ou je ne sais quoi ?… Vois-tu, mon frère, jelisais hier l’Évangile de notre petit Père le Christ, combien Ilsouffrit, comment Il marchait sur la terre. Tu en as entenduparler, n’est-ce pas ?

– Oui, j’en ai entendu parler, réponditStépanitch. Mais nous autres, gens ignorants, nous ne savons paslire.

– Eh bien ! je lisais donc commentIl marchait sur terre… J’ai lu, sais-tu, comment Il est venu chezle Pharisien et comment l’autre n’est point allé au-devant de Lui…Je lisais donc, mon frère, hier, justement cela, je pensais :« Comment pouvait-on ne pas honorer de son mieux notre petitPère le Christ ? Si, par exemple, disais-je, pareille chosem’arrivait, à moi, comme à un autre, je ne saurais même pas commentL’honorer assez. Et lui, le Pharisien, il ne L’a pas bienaccueilli ! » Voilà ce que je pensais. Et je m’assoupis.Et quand je fus assoupi, mon frère, je m’entendis appeler par monnom. Je me lève, et la voix me semble murmurer :« Attends-moi, qu’on dit, je viendrai demain. » Et ainsideux fois de suite… Eh bien ! me croiras-tu ? cela m’estresté à la tête. J’ai beau me gronder moi-même, je L’attendstoujours, Lui, notre petit Père !

Stépanitch hocha la tête sans répondre. Ilacheva son verre, le coucha sur la soucoupe ; mais Avdiéitchle releva de nouveau et reversa du thé :

– Prends donc pour ta santé ! Jesonge que Lui, notre petit Père, quand Il marchait sur la terre, Ilne rebutait personne, et Il recherchait surtout les humbles. Ilvenait toujours chez les humbles ; ses disciples, Il lesprenait parmi nous autres, des pêcheurs, des artisans comme nous.« Celui qui s’élève sera abaissé, disait-il ; celui quis’abaisse sera élevé… » Vous m’appelez Seigneur, qu’il dit, etmoi, je vous lave les pieds ; celui qui veut être le premierdoit être le serviteur des autres… Car, disait-il, « heureuxles pauvres d’esprit ; le royaume des cieux leur estouvert ».

Stépanitch avait oublié son thé. C’était unhomme vieux et sensible. Il écoutait, et les larmes coulaient lelong de ses joues.

– Eh bien ! prends-en encore, luidit Avdiéitch.

Mais Stépanitch fit le signe de croix,remercia, repoussa le verre et se leva.

– Je te remercie, dit-il, MartinAvdiéitch, de m’avoir traité de la sorte, et de m’avoir satisfaitl’âme avec le corps.

– À ton service. À une autre fois. Jesuis toujours content qu’on vienne me voir, dit Avdiéitch.

Stépanitch partit. Martin se versa ce quirestait de thé, le but, enleva la vaisselle et vint se rasseoirauprès de la fenêtre à travailler.

Il coud, et, tout en cousant, il regarde parla fenêtre et attend le Christ. Et il ne fait que penser à Lui, etil repasse dans son esprit ce qu’Il a fait, ce qu’Il a dit.

Deux soldats passèrent, l’un dans des bottesd’ordonnance, l’autre dans des bottes à lui, puis un barine engaloches vernies, puis un boulanger avec sa corbeille.

Voici qu’en face de la fenêtre apparut unefemme en bas de laine, en souliers de paysanne. Elle dépassa lafenêtre et s’arrêta tout contre le mur. Avdiéitch, se penchant,regarde à travers la vitre. Il voit une femme étrangère, avec unenfant dans les bras, appuyée au mur, et tournant le dos au vent.Elle essayait d’abriter son nourrisson, mais sans y parvenir, carelle n’avait rien pour l’envelopper. Cette femme portait desvêtements d’été en fort mauvais état.

Et Avdiéitch, de derrière sa fenêtre, entenditl’enfant crier et sa mère le consoler, mais sans succès.

Il se leva, ouvrit sa porte, sortit et criadans l’escalier :

– Bonne femme ! Eh ! bonnefemme !

L’étrangère l’entendit et se tourna verslui.

– Pourquoi donc rester au froid avec tonenfant ? Viens donc dans ma chambre, tu seras mieux pour lesoigner… Par ici ! Par ici !

La femme, toute surprise, voit un vieillard entablier et en lunettes qui lui fait signe de venir. Elle lesuit.

Elle descend l’escalier et pénètre dans lachambre.

– Ici, viens donc ici, lui dit levieillard. Assieds-toi plus près du poêle. Chauffe-toi et faittéter le petit.

– C’est que je n’ai plus de lait,répondit-elle. Depuis ce matin, je n’ai moi-même rien mangé.

Et elle donna cependant le sein à sonnourrisson.

Avdiéitch hocha la tête. Il s’approcha de latable, prit du pain, un bol, ouvrit le poêle où cuisait le stchi,sortit un pot de kacha ; mais comme le kacha n’avait pas eu letemps de bouillir, il versa seulement du stchi dans le bol et leposa sur la table. Il coupa du pain, décrocha une serviette et mitle couvert.

– Assieds-toi, qu’il dit ; mange,bonne femme ! Moi je garderai un peu ton enfant. J’ai eu aussides enfants, moi, et je sais les soigner.

La femme fit le signe de la croix, se mit àtable et mangea, tandis que Martin, s’étant assis sur le lit avecl’enfant, lui envoyait des baisers pour le consoler. Comme l’enfantpleurait toujours, Avdiéitch imagina de le menacer avec son doigt,qu’il approchait et éloignait alternativement de ses lèvres, maissans le lui mettre dans la bouche, car ce doigt était noir de poix.Et le petit, regardant fixement le doigt, cessa de crier et se mitmême à rire, à la grande joie d’Avdiéitch.

Tout en mangeant, l’étrangère racontait quielle était, d’où elle venait :

– Moi, qu’elle dit, je suis la femme d’unsoldat. Mon mari, on l’a fait partir, voilà déjà huit mois, je n’aiplus eu de ses nouvelles. Je vivais de mon emploi de cuisinière,lorsque j’accouchai ; avec un enfant, on n’a plus voulu megarder, et voilà trois mois que je suis sans place. J’ai mangé toutce que j’avais ; j’ai voulu me proposer comme nourrice ;on m’a rebutée : « Trop maigre ! » me dit-on.Alors je me suis rendue chez une marchande où se trouve placéenotre petite baba : là, on promit de me prendre. Je pensaisque la chose allait se faire tout de suite, mais on m’a dit derevenir l’autre semaine ; et elle demeure bien loin… Je suisexténuée, et j’ai fatigué aussi mon pauvre petit. Heureusement quema patronne a pitié de nous, et nous laisse, au nom du Christ,dormir chez elle. Autrement je ne saurais que devenir.

Avdiéitch soupira et dit :

– Et tu n’as pas de vêtementschauds ?

– Non. J’ai engagé hier, pour vingtkopecks, mon dernier châle.

La femme s’approcha du lit et prit l’enfant.Avdiéitch se leva, se dirigea vers le mur, chercha, et apporta unevieille poddiovka[45].

– Prends, qu’il dit : c’est mauvais,mais cela te servira toujours pour envelopper.

L’étrangère regarda la poddiovka, regarda levieillard, prit la poddiovka et fondit en larmes. Avdiéitch sedétourna, non moins ému ; puis il alla vers son lit, retira lepetit coffre, l’ouvrit, chercha et vint se rasseoir en face de lafemme.

Et la femme dit :

– Que le Christ te sauve, petitgrand-père ! C’est Lui sans doute qui m’a conduite devant tafenêtre. Sans cela, l’enfant aurait pris froid. Quand je suispartie, il faisait chaud, et maintenant, quel froid ! La bonneidée qu’il t’a inspirée, Lui, notre petit Père, de regarder par lafenêtre et d’avoir pitié de moi !

Avdiéitch sourit :

– C’est Lui, en effet, qui m’a inspirécette idée, dit-il. Ce n’était point par hasard que je regardaispar la fenêtre.

Et il raconta son rêve à la femme, comment ilavait ouï une voix, et comment le Seigneur lui avait promis devenir chez lui ce jour même.

– Tout peut arriver, repartit la femme,qui se leva, prit la poddiovka, enveloppa l’enfant, s’inclina etremercia Avdiéitch.

– Prends, au nom du Christ, dit Avdiéitchen lui glissant dans la main une pièce de vingt kopeks, prends cecipour dégager le châle.

La femme se signa, Martin se signa aussi, puisil la reconduisit.

Et l’étrangère s’en alla. Après avoir mangé dustchi, Avdiéitch se remit à la besogne. Tout en tirant l’alène, ilne perdait pas la fenêtre de vue ; et chaque fois qu’une ombrese profilait, il levait les yeux pour examiner le passant. Il enpassait qu’il connaissait, d’autres qu’il ne connaissaitpoint ; mais ceux-ci n’avaient rien de remarquable.

Voilà qu’il vit s’arrêter, juste en face de safenêtre, une vieille femme, une marchande ambulante, qui tenait àla main un petit panier de pommes ; il n’en restait plusbeaucoup, elle avait sans doute vendu les autres. Elle portait surson dos un sac de menu bois, qu’elle avait dû ramasser dans quelquechantier, et s’en retournait chez elle. Comme le sac lui faisaitmal, apparemment, elle voulut le changer d’épaule : elle leposa donc à terre, mit le panier de pommes sur une poutre, et seprit à tasser le bois. Pendant qu’elle était ainsi occupée, ungamin, venu on ne sait d’où, avec une casquette déchirée, dérobaune pomme dans le panier et voulut se sauver.

Mais la vieille s’en aperçut. Elle se retournaet saisit le petit par la manche. L’enfant se débattit, mais ellele maintint avec ces deux mains, lui arracha sa casquette et luitira les cheveux.

Le gamin hurle, la vieille tempête ;Avdiéitch, sans prendre le temps de piquer son alène, la jette parterre et court à la porte. Même il trébucha dans l’escalier etlaissa tomber ses lunettes. Il se précipita dans la rue ; lavieille tirait toujours les cheveux au petit, le tançaitd’importance et le menaçait du gorodovoï[46].

L’enfant se débattait, niait :

– Je n’ai rien pris, disait-il, pourquoime battre ? Laissez-moi !

Avdiéitch voulut les séparer. Il prit le gaminpar la main et dit :

– Laisse-le, babouchka. Pardonne-lui, aunom du Christ.

– Je vais lui pardonner de telle sortequ’il s’en souviendra jusqu’à la prochaine correction. Je vais leconduire au poste, le vaurien.

Martin supplia la vieille.

– Laisse-le, qu’il dit, babouchka, il nele fera plus. Laisse-le donc, au nom du Christ.

La vieille lâcha prise ; le gamin allaitse sauver, mais Avdiéitch le retint.

– Demande à présent pardon à lababouchka, et ne recommence plus à l’avenir : car je t’ai vuprendre la pomme.

Le petit se mit à pleurer et demandapardon.

– Voilà qui est bien, et maintenant voiciune pomme ! Et Martin prit dans le panier une pomme qu’iltendit à l’enfant.

– Je vais te la payer, babouchka,continua-t-il en s’adressant à la vieille.

Tu le gâteras, ce mauvais garnement, fit lavieille. Il fallait le récompenser de telle façon qu’il y pensâttoute la semaine.

– Eh ! babouchka !babouchka ! nous en jugeons ainsi, mais Dieu n’en juge pasainsi : s’il faut le fouetter pour une pomme, à nous, pour nospéchés, que faudrait-il nous faire ?

La vieille garda le silence.

Et Martin raconta à la vieille la parabole ducréancier qui remit sa dette à son débiteur, et du débiteur quivint pour tuer son bienfaiteur.

La vieille écoutait, le gamin écoutaitaussi.

– Dieu nous commande de pardonner, ditAvdiéitch, car autrement il ne nous sera point pardonné ànous-même… de pardonner à tous, et surtout à ceux qui ne savent cequ’ils font.

La vieille hocha la tête et soupira :

– Je ne dis pas non, fit-elle. Seulement,les enfants ne sont déjà que trop portés à faire le mal.

– Alors c’est à nous, les vieux, de leurmontrer le bien.

– C’est ce que je dis aussi, répliqua lavieille. Moi-même, j’avais sept enfants ; il ne me restequ’une fille…

Et la vieille se mit à raconter comme ellevivait chez sa fille, et combien elle avait de petits-enfants.

– Tu vois, dit-elle, ma faiblesse ?Et pourtant je travaille. Mes petits-enfants… j’ai pitié d’eux, ilssont si gentils, si empressés à courir à ma rencontre ! EtAksiouka ! En voilà une qui n’irait avec personne autre quemoi ! « Babouchka, qu’elle dit, chèrebabouchka !… »

Et la vieille s’attendrit tout à fait.

– Certainement, ce n’est qu’unenfantillage ; que Dieu le garde ! fit la vieille en setournant vers le gamin.

Mais comme elle allait pour recharger le sacsur ses épaules, le petit accourut en disant :

– Donne, babouchka, je vais te leporter ; c’est sur mon chemin.

La vieille hocha la tête et lui donna le sac.Et ils s’en allèrent tous deux côte à côte ; la vieille avaitmême oublié de réclamer à Avdiéitch le prix de la pomme. Et Martin,resté seul, les regardait et les écoutait marcher et causer.

Il les suivit des yeux, puis il rentra chezlui, retrouva ses lunettes intactes dans l’escalier, ramassa sonalêne et se remit à l’ouvrage. Il travailla un moment ; maisil n’y voyait déjà plus assez pour passer son fil ; et ilaperçut l’allumeur qui s’en allait allumer les réverbères.

– Il faut que j’éclaire ma lampe, sedit-il.

Il apprêta sa petite lampe, la suspendit etreprit sa besogne. Il termina une botte et l’examina : c’étaitbien. Il ramassa ses outils, balaya les rognures, décrocha lalampe, qu’il posa sur la table, et prit l’Évangile sur lerayon.

Il voulut ouvrir le volume à la page où il enétait resté la veille, mais il tomba sur une autre page.

Comme il ouvrait l’Évangile, il se rappela lesonge de la veille ; et aussitôt il crut entendre remuerderrière lui.

Avdiéitch se retourna et vit, lui semblait-il,des gens dans le coin… C’étaient des gens, en effet, mais il nepouvait les distinguer. Et une voix lui murmura àl’oreille :

– Martin ! Eh ! Martin !Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

– Qui est là ? fit Avdiéitch.

– Mais c’est Moi ! fit lavoix ; c’est Moi !

Et c’était Stépanitch, qui, surgissant du coinobscur, lui sourit, se dissipa comme un nuage et s’évanouit.

– Et c’est aussi Moi ! fit une autrevoix.

Et du coin obscur surgit la femme avecl’enfant ; la femme sourit, l’enfant sourit, et tous deuxs’évanouirent.

– Et c’est aussi Moi ! fit une autrevoix.

Et la vieille surgit avec l’enfant qui tenaitune pomme : tous deux sourirent, et ils s’évanouirent.

Et Avdiéitch se sentit la joie au cœur. Il fitle signe de la croix, mit ses lunettes et lut l’Évangile à la pageoù il s’était ouvert.

Et dans le haut de la page, il lut :

« J’ai eu faim, et vous m’avez donné àmanger ; j’ai su soif et vous m’avez donné à boire ;j’étais étranger, et vous m’avez accueilli. »

Et au bas de la page :

« Ce que vous avez fait au plus petit demes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (S. Matthieu,XXV.)

Et Avdiéitch comprit que le songe ne l’avaitpas trompé, qu’en effet le Sauveur était venu chez lui ce jour-là,et que c’était Lui qu’il avait accueilli.

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