Contes et Nouvelles – Tome I

LE FILLEUL – LÉGENDE POPULAIRE

[Note – Récits populaires. 1885.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Vous avez entendu qu’il a été dit :

Œilpour œil, et dent pour dent.

Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait dumal…

(St. Mathieu, ch. V. versets 38 et 39.)

C’est à Moi qu’appartient la vengeance ;

Jele rendrai, dit le Seigneur.

(Ép. de St. Paul apôtre aux Hébreux, ch. X. verset80.)

 

 

I

 

Il est né chez un pauvre moujik un fils ;le moujik s’en réjouit, il va chez son voisin pour le prier d’êtreparrain. Le voisin s’y refuse : on n’aime pas aller chez unpauvre diable comme parrain. Il va, le pauvre moujik, chez unautre, et l’autre refuse aussi.

Il a fait le tour du village, mais personne neveut accepter d’être parrain. Le moujik va dans un autrevillage ; il rencontre sur la route un passant.

Le passant s’arrêta.

– Bonjour, dit le moujik, où Dieu teporte-t-il ?… Dieu, répond le moujik, m’a donné un enfant,pour le soigner dans son enfance : lui consolera ma vieillesseet priera pour mon âme après ma mort. À cause de ma pauvreté,personne de notre village n’a voulu accepter d’être parrain. Jevais chercher un parrain.

Et le passant dit :

– Prends-moi pour parrain.

Le moujik se réjouit, remercia le passant etdit :

– Qui faut-il maintenant prendre pourmarraine ?…

– …Et pour marraine, dit le passant,appelle la fille du marchand. Va dans la ville : sur la placeil y a une maison avec des magasins ; à l’entrée de la maison,demande au marchand de laisser venir sa fille comme marraine.

Le moujik hésitait.

– Comment, dit-il, mon compère, demandercela à un marchand, à un riche ? Il ne voudra pas ; il nelaissera pas venir sa fille.

– Ce n’est pas ton affaire. Va etdemande. Demain matin, tiens-toi prêt : je viendrai pour lebaptême.

Le pauvre moujik s’en retourna à la maison,attela, et se rendit à la ville chez le marchand. Il laissa lecheval dans la cour. Le marchand vint lui-même au-devant delui :

– Que veux-tu ? dit-il.

– Mais voilà, monsieur le marchand !Dieu m’a donné un enfant pour le soigner dans son enfance :lui consolera ma vieillesse et priera pour mon âme après ma mort.Sois bon, laisse ta fille venir comme marraine.

– Et quand le baptême ?

– Demain matin.

– C’est bien. Va avec Dieu. Demain, à lamesse du matin, elle viendra. Le lendemain, la marraine arriva, leparrain arriva aussi, et on baptisa l’enfant.

Aussitôt que le baptême fut terminé, leparrain sortit, sans qu’on eût pu savoir qui il était. Et depuis,on ne le revit plus.

 

II

 

L’enfant grandit, et il grandit pour la joiede ses parents : il était fort, et travailleur, etintelligent, et docile. Le garçon touchait déjà à ses dix ans,quand ses parents le mirent à l’école. Ce que les autres apprennenten cinq ans, le garçon l’apprit en un an : – il n’y avait plusrien à lui apprendre.

Vient la semaine sainte. Le garçon va chez samarraine pour les souhaits habituels [1]

– Christ est ressuscité !

– Oui, vraiment ressuscité.]. Il retourneensuite chez lui et demande :

– Petit père et petite mère, où demeuremon parrain ? Je voudrais bien aller chez lui pour luisouhaiter la fête. Et le père et la mère lui disent :

– Nous ne savons pas, notre cher petitfils, où demeure ton parrain. Nous en sommes nous-mêmes trèschagrinés. Nous ne l’avons pas vu depuis qu’il t’a baptisé. Et nousn’avons pas entendu parler de lui, et nous ne savons pas où ildemeure, ni s’il est encore vivant.

L’enfant salue son père et sa mère.

– Laissez-moi, dit-il, mon petit père etma petite mère, chercher mon parrain. Je veux le trouver, luisouhaiter la fête.

Le père et la mère laissèrent partir leurfils. Et le garçon se mit à la recherche de son parrain.

 

III

 

Le garçon sortit de la maison et s’en alla surla route. Il marcha une demi-journée et rencontra un passant.

Il arrêta le passant.

– Bonjour, dit le petit garçon, où Dieute porte-t-il ?… Je suis allé, continua le garçon, chez mapetite marraine pour lui souhaiter la fête ; et de retour à mamaison, j’ai demandé à mes parents : « Où demeure monparrain ? Je voudrais lui souhaiter la fête. » Et mesparents m’ont dit : « Nous ne savons pas, petit fils, oùdemeure ton parrain. Dès qu’il t’a baptisé, il a pris congé denous, et nous ne savons rien de lui, et nous ignorons s’il vitencore. » Et voilà, je vais le chercher.

Et le passant dit :

– Je suis ton parrain.

Le garçon se réjouit, il lui souhaita la fêteet ils s’embrassèrent.

– Où vas-tu [2] donc,maintenant, mon parrain ? dit le garçon. Si c’est de notrecôté, viens dans notre maison, et si tu vas chez toi, jet’accompagnerai.

Et le parrain dit :

– Je n’ai pas le temps maintenant d’allerdans ta maison ; j’ai affaire dans les villages ; mais jerentrerai chez moi demain. Alors tu viendras chez moi.

– Mais comment donc, mon parrain, tetrouverai-je ?

– Eh bien ! tu marcheras du côté oùle soleil se lève, toujours tout droit ; tu arriveras dans uneforêt, tu trouveras, au milieu de la forêt, une clairière.Assieds-toi dans cette clairière, repose-toi, et regarde ce quiarrivera. Remarque bien ce que tu verras, et va plus loin. Marchetoujours tout droit. Tu sortiras de la forêt, tu trouveras unjardin, et dans le jardin un palais, avec un toit en or. C’est mamaison.

Approche-toi vers la grande porte ;j’irai moi-même à ta rencontre.

Cela dit, le parrain disparut aux yeux dufilleul.

 

IV

 

Le garçon marcha comme lui avait ordonné sonparrain. Il marcha, marcha, et arriva dans la forêt. Le garçontrouva une clairière et, au milieu de la clairière, un pin. Ils’assit, le petit garçon, et se mit à regarder. Il vit, attaché àune haute branche, une corde, et attaché à la corde, un grosmorceau de bois de trois pouds [3], et, sousce morceau de bois, un baquet avec du miel. Le petit garçon n’avaitpas encore eu le temps de se demander pourquoi le miel se trouvaitlà, ainsi que ce morceau de bois attaché, lorsqu’il entendit dubruit dans la forêt ; et il vit arriver des ours. En avant,l’ourse ; après elle un guide d’un an, et, derrière, encoretrois petits oursons. L’ourse flaira la brise, et alla vers lebaquet ; les petits oursons la suivirent. L’ourse introduisitson museau dans le miel, appela les oursons qui accoururent et semirent à manger. Le morceau de bois s’écarta un peu, puis revint àsa première position. L’ourse s’en aperçut, et repoussa le boisavec sa patte. Le bois s’écarta encore davantage, revint et frappales oursons qui dans le dos, qui sur la tête. Les oursons se mirentà crier, et s’éloignèrent. La mère poussa un grondement, saisit deses deux pattes le morceau de bois au-dessus de sa tête, et lerepoussa avec force loin d’elle ; bien haut s’envolait lemorceau de bois ; le guide revint vers le baquet, introduisitson museau dans le miel et mangea. Les autres commençaient aussi àse rapprocher ; ils n’avaient pas encore eu le temps d’arriverque le morceau de bois retomba sur le guide, l’atteignit à la tête,et le tua jusqu’à la mort. [4]

L’ourse se mit à gronder plus fortqu’auparavant, et repoussa le bois de toutes ses forces. Il montaplus haut que la branche ; même la corde s’infléchit. Vers lebaquet arriva l’ourse et les petits oursons avec elle. En hautvolait, volait le petit bois ; puis il s’arrêta, et commença àrevenir. Plus il descendait, plus vite il allait. Il arriva d’unetelle vitesse, qu’en venant sur l’ourse, et la frappant à la tête,il lui fracassa le crâne. L’ourse tomba en tournoyant surelle-même, étendit ses pattes, et mourut. Les petits oursonss’enfuirent.

 

V

 

Le parrain conduit le garçon par toutes lespièces toutes plus belles, toutes plus gaies les unes que lesautres, et l’amène jusqu’à une porte scellée.

– Vois-tu, dit-il, cette porte ?Elle n’a pas de serrure, elle est scellée seulement. On peutl’ouvrir, mais tu ne dois pas y entrer. Demeure ici tant que tuveux, et promène-toi tant que tu veux et comme tu veux. Jouis detoutes les joies ; il t’est seulement défendu de franchircette porte ; et si tu la franchis, rappelle-toi alors ce quetu as vu dans la forêt.

Cela dit, le parrain prit congé de sonfilleul. Le filleul resta dans le palais et y vécut. Et il ytrouvait tant de joie et de charme, qu’au bout de trente ans ilpensait y avoir passé seulement trois heures. Et quand ces trenteans se furent ainsi passés, le filleul s’approcha de la portescellée et pensa :

– Pourquoi le parrain m’a-t-il défendud’entrer dans cette chambre ? Je vais aller voir ce qu’il y adedans.

Il poussa la porte, les scellés se brisèrent,et la porte s’ouvrit sans peine. Le filleul franchit le seuil, etvit un salon plus grand, plus magnifique que tous les autres, et,au milieu du salon, un trône en or. Il marcha, le filleul, àtravers le salon ; il s’approcha du trône, en gravit lesmarches et s’y assit. Il s’assit et vit auprès du trône un sceptrequ’il prit entre ses mains. Tout à coup les quatre murs du salontombèrent. Le filleul, regardant autour de lui, vit le mondeentier, et tout ce que les humains font dans le monde. Et ilpensa :

– Je vais regarder ce qui se passe cheznous. Il regarde tout droit ; il voit la mer : lesbateaux marchent. Il regarde à droite, et voit des peupleshérétiques. Il regarde du côté gauche : ce sont des chrétiens,mais non des Russes. Il regarde derrière lui : ce sont nosRusses.

– Je vais maintenant voir si le blé abien poussé chez nous.

Il regarde son champ, et voit les gerbes quine sont pas encore toutes mises en meules. Il se met à compter lesmeules pour voir s’il y a beaucoup de blé, et il voit une charrettequi passe dans le champ, et un moujik dedans. Le filleul croit quec’est son père, qui vient pendant la nuit enlever son blé. Ilreconnaît que c’est Wassili Koudriachov, le voleur, qui roule dansla charrette. Le voleur s’approche des meules, et se met à chargersa charrette. Le filleul est pris de colère, et ils’écrie :

– Mon petit père, on vole les gerbes deton champ !

Le père s’éveille en sursaut.

– J’ai vu en rêve, dit-il, qu’on vole lesgerbes : je vais aller y voir.

Il monte à cheval et part. Il arrive à sonchamp et aperçoit Wassili. Il appelle les moujiks. On bat Wassili,on le lie, et on le mène en prison.

Le filleul regarde encore la ville oùdemeurait sa marraine. Il la voit mariée à un marchand. Il la voitdormir, et son mari se lever, et courir chez une maîtresse. Lefilleul crie à la femme du marchand :

– Lève-toi, ton mari fait de mauvaiseschoses. La marraine se lève à la hâte, s’habille, trouve la maisonoù était son mari, l’accable d’injures, bat la maîtresse et renvoieson mari de chez elle. Il regarde encore sa mère, le filleul, et illa voit couchée dans l’isba. Un brigand entre dans l’isba, et semet à briser les coffres.

La mère s’éveille et pousse un cri. Le brigandsaisit alors une hache, la lève au-dessus de la mère : il vala tuer.

Le filleul ne peut se retenir, et lance lesceptre sur le brigand ; il l’atteint juste à la tempe et letue du coup.

 

VI

 

Aussitôt que le filleul a tué le brigand, lesmurs se dressent de nouveau, et le salon reprend son aspectordinaire. La porte s’ouvre et le parrain entre. Il s’approche deson filleul, le prend par la main, le fait descendre du trône, etdit :

– Tu n’as pas obéi à mes ordres : lapremière mauvaise chose que tu as faite, c’est d’avoir ouvert laporte défendue ; la deuxième mauvaise chose que tu as faite,c’est d’être monté sur le trône et d’avoir pris mon sceptre dans tamain ; la troisième mauvaise chose que tu as faite, c’est det’être mis à juger les gens. L’ourse a une fois repoussé le morceaude bois, elle a dérangé ses oursons. Elle l’a repoussé une autrefois, elle a tué le guide. Une troisième fois elle l’a repoussé,elle s’est tuée elle-même. C’est ce que tu as fait aussi.

Et le parrain fit monter le filleul sur letrône, et prit le sceptre entre ses mains. Et de nouveau les murstombèrent, et de nouveau l’on vit.

Et il dit, le parrain :

– Regarde maintenant ce que tu as fait àton père. Voilà que Wassili a passé un an en prison. Il y a appristout le mal, et il est devenu tout à fait enragé. Regarde, voilàqu’il vole des chevaux chez ton père, et, tu le vois, il met le feuà la maison. Voilà ce que tu as fait à ton père.

Dès que le filleul eut vu mettre le feu à lamaison de son père, le parrain lui voila ce spectacle, et luiordonna de regarder un autre endroit.

– Voilà, dit-il, le mari de ta marraine.Depuis un an qu’il a quitté sa femme, il s’amuse avec d’autres,tandis qu’elle, après avoir lutté, lutté, a fini par prendre unamant. Et la maîtresse s’est perdue tout à fait. Voilà ce que tu asfait à ta marraine.

Le parrain voila aussi ce spectacle, et montraau filleul la maison des siens. Et il aperçut sa mère : ellepleurait sur ses péchés, et se repentait, et disait :« Il valait mieux que le brigand me tuât alors : jen’aurais pas fait tant de péchés. »

– Voilà ce que tu as fait à ta mère. Leparrain voila aussi ce spectacle, et lui dit de regarder en bas. Etle filleul aperçut le brigand : le brigand était tenu par deuxgardes devant la prison. Et il dit, le parrain :

– Cet homme a tué neuf âmes. Il devaitlui-même racheter ses péchés. Mais tu l’as tué, et tu t’es chargéde tous ses péchés : c’est maintenant à toi d’en répondre.Voilà ce que tu t’es fait à toi-même… Je te donne un délai detrente ans : va dans le monde, rachète les péchés du brigand.Si tu les rachètes, vous serez libres tous les deux ; mais situ ne les rachètes pas, c’est toi qui iras à sa place.

Et le filleul dit :

– Mais comment racheter sespéchés ?

Et le parrain lui répondit :

– Quand tu auras détruit dans le mondeautant de mal que tu en as fait, alors tu rachèteras tes péchés etceux du brigand.

Et le filleul demanda :

– Mais comment détruire le mal ?

– Marche tout droit du côté où le soleilse lève, dit le parrain. Tu trouveras un champ, et dans le champ,des gens. Observe ce que font les gens, et apprends-leur ce que tusais. Puis, marche plus loin, remarque tout ce que tu verras. Lequatrième jour tu arriveras dans une forêt ; dans la forêt, tutrouveras un ermitage ; dans l’ermitage demeure un vieillard.Raconte-lui tout ce qui est arrivé. Il t’enseignera. Quand tu aurasfait tout ce que le vieillard t’aura ordonné, alors tu rachèterastes péchés et ceux du brigand.

Ainsi dit le parrain. Il reconduisit lefilleul hors du palais et ferma la porte.

 

VII

 

Le filleul partit. Et en marchant ilpensait :

– Comment me faut-il détruire le mal dansle monde ? Détruit-on le mal dans le monde en déportant lesgens, en les emprisonnant, en leur ôtant la vie ? Comment mefaut-il faire pour ne pas prendre le mal sur moi, et ne pas mecharger des péchés des autres ?

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul,sans pouvoir résoudre la question.

Il marcha, il marcha ; il arriva dans unchamp. Sur ce champ avait poussé du bon blé dru ; et c’étaitle temps de la moisson. Le filleul vit que dans ce blé un veaus’était aventuré. Les moissonneurs s’en aperçurent ; ilsmontèrent à cheval et poursuivirent le veau à travers le blé, danstous les sens. Dès que le veau voulait sortir du blé, arrivait uncavalier, et le veau, prenant peur, entrait de nouveau dans leblé ; et de nouveau on le poursuivait. La baba [5] était là qui pleurait :

– Ils vont éreinter mon veau !disait-elle.

Et le filleul se mit à dire auxmoujiks :

– Pourquoi vous y prenez-vousainsi ? Vous ne le ferez jamais sortir de cette façon. Sorteztous du blé.

Les moujiks obéirent. La babas’approcha du champ de blé et se mit à appeler :« Tprusi ! Tprusi ! Bourenotchka !Tprusi ! Tprusi ! »

Le veau tendit l’oreille, écouta, et courutvers la baba ; il alla tout droit à elle, et frottasi fort son museau contre elle, qu’elle en faillit tomber. Et lesmoujiks furent contents, et la baba et le veau furentcontents.

Le filleul marcha plus loin, etpensa :

– Je vois maintenant que le mal semultiplie par le mal. Plus les gens poursuivent le mal, plus ilsl’accroissent. On ne doit donc pas détruire le mal par le mal. Etcomment le détruire ? Je ne sais. C’est bien que le veau aitécouté sa maîtresse : mais s’il ne l’avait pas écoutée,comment le faire venir ?

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul,sans pouvoir trouver de solution. Il marcha plus loin.

 

VIII

 

Il marcha, il marcha et arriva dans unvillage. Il demanda à la patronne d’une isba de le laisser coucherdans sa maison. Elle y consentit. Il n’y avait personne dansl’isba, que la patronne en train de nettoyer.

Le filleul entra, monta sur le poêle [6], et se mit à regarder ce que faisait lapatronne. Il vit qu’elle lavait toutes les tables et tous les bancsavec des serviettes sales. Elle essuyait la table, et la serviettesale tachait la table. Elle essuyait les taches, et en faisait denouvelles en essuyant. Elle laissa là la table et se mit à essuyerle banc. La même chose se produisit. Elle salissait tout avec lesserviettes sales. Une tache essuyée, une autre apparaissait.

Le filleul regarda, regarda, et dit :

– Qu’est-ce que tu fais donc,patronne ?

– Tu ne vois donc pas que je lave pour lafête ? Mais je ne puis pas y arriver. Tout est sale. Je suisexténuée.

– Mais tu devrais d’abord laver laserviette, et alors tu essuierais. La patronne obéit, et lavaensuite les tables, les bancs : tout devint propre.

Le lendemain matin, le filleul dit adieu à lapatronne et poursuivit sa route. Il marcha, il marcha, et arrivadans une forêt. Il vit des moujiks occupés à façonner des jantes.Le filleul s’approcha, et vit les moujiks tourner ; et lajante ne se façonnait pas.

– Que Dieu vous aide ! dit-il.

– Que le Christ te sauve !dirent-ils.

Le filleul regarda, et vit que le support,n’étant pas assujetti, tournait avec la jante. Le filleul regardaet dit :

– Que faites-vous donc, frères ?

– Mais voilà : nous ployons desjantes. Et nous les avons déjà deux fois passées à l’eaubouillante ; nous sommes exténués, et le bois ne veut pasployer.

– Mais vous devriez, frères, assujettirle support : car il tourne en même temps que vous. Les moujiksobéirent, assujettirent le support, et tout marcha bien.

Le filleul passa une nuit chez eux, etcontinua sa route. Il marcha toute la journée et toute la nuit. Àl’aube, il rencontra des bergers. Il se coucha auprès d’eux, et vitqu’ils étaient en train de faire du feu. Ils prenaient desbrindilles sèches, les allumaient, et sans leur donner le temps deprendre, mettaient par-dessus de la broussaille humide. Labroussaille se mit à siffler en fumant, et éteignit le feu. Lesbergers prirent de nouveau du bois sec, l’allumèrent, et remirentde la broussaille humide ; et le feu s’éteignit de nouveau.Longtemps les bergers se démenèrent ainsi, sans pouvoir allumer lefeu. Et le filleul dit :

– Ne vous hâtez pas de mettre de labroussaille, mais allumez d’abord bien le feu, donnez-lui le tempsde prendre ; quand il sera bien enflammé, alors mettez de labroussaille.

Ainsi firent les bergers. Ils laissèrent lefeu prendre tout à fait, et mirent ensuite de la broussaille. Lebois flamba et pétilla.

Le filleul resta quelque temps avec eux, etpoursuivit sa route. Il se demandait pourquoi il avait vu ces troischoses, il n’y pouvait rien comprendre.

 

IX

 

Le filleul marcha, marcha ; une journéepassa. Il arriva dans une forêt ; dans la forêt, un ermitage.Le filleul s’approcha et frappa. Une voix de l’intérieurdemanda :

– Qui est là ?

– Un grand pécheur. Je vais racheter lespéchés d’autrui. Le vieillard sortit et demanda :

– Quels sont ces péchés d’autrui que tuas sur toi ? Le filleul lui raconte tout : et l’ourseavec ses oursons, et le trône dans le salon scellé, et ce que sonparrain lui a ordonné, et ce qu’il a vu dans les champs, lesmoujiks poursuivant le veau et fouillant le blé, et comment le veauest allé de lui-même vers sa maîtresse.

– J’ai compris, dit-il, qu’on ne peut pasdétruire le mal par le mal : mais je ne peux pas comprendrecomment il faut le détruire. Apprends-le-moi.

Et le vieillard dit :

– Mais dis-moi, qu’as-tu vu encore sur laroute ?

Le filleul lui parle de la baba del’isba, comment elle nettoyait ; des moujiks, comment ilsployaient la jante ; et des bergers, comment ils faisaient dufeu.

Le vieillard écoutait. Il retourna dans sonermitage, et en rapporta une hachette ébréchée.

– Viens, dit-il.

Le vieillard s’avança vers une petiteclairière, devant l’ermitage, et, montrant un arbre :

– Abats-le, dit-il.

Le filleul abattit l’arbre, qui tomba.

– Fends-le en trois, maintenant.

Le filleul le fendit en trois. Le vieillardentra de nouveau dans l’ermitage et en rapporta du feu.

– Brûle, dit-il, ces trois morceaux debois.

Le filleul fit un feu, et les brûla. Il enrestait trois charbons.

– Enfouis maintenant les trois charbonsdans la terre.

Comme cela. Le filleul les enfouit.

– Vois-tu la rivière au pied de lamontagne ? Vas-y puiser de l’eau dans ta bouche, et arrose. Cecharbon, arrose-le ainsi que tu as appris à la baba ;celui-ci, arrose-le ainsi que tu as appris aux charrons, etcelui-là, arrose-le comme tu as appris aux bergers. Quand tous lestrois pousseront, et que de ces charbons sortiront trois pommiers,alors tu sauras comment il faut détruire le mal.

Cela dit, le vieillard rentra dans sonermitage. Le filleul réfléchissait, réfléchissait ; il nepouvait comprendre ce que lui disait le vieillard. Et il se mit àfaire comme il lui était ordonné.

 

X

 

Il regarda autour de lui, aperçut des croûtonset mangea. Il trouva une pioche, et se mit à creuser une fosse pourle vieillard. La nuit, il portait l’eau pour arroser, et, dans lajournée, il creusait la fosse. Ce ne fut que le troisième jourqu’il acheva la fosse. Il allait l’enterrer quand arrivèrent duvillage des gens qui apportaient à manger au vieillard. Ilsapprirent que le vieillard était mort après avoir béni le filleul.Ils aidèrent le filleul à enterrer le vieillard, laissèrent dupain, promirent d’en apporter encore : puis ils partirent.

Il resta, le filleul, à vivre à la place duvieillard ; il y vécut, se nourrissant de ce que les gens luiapportaient ; et il continuait à exécuter les prescriptions duvieillard, puisant de l’eau à la rivière, et arrosant les charbons.Le filleul vécut ainsi une année. Beaucoup de gens commençaient àle visiter. Le bruit se répandit que dans la forêt demeurait unsaint homme qui faisait son salut et arrosait avec sa bouche desmorceaux de bois brûlé. On se mit à le visiter, lui demander desconseils et des avis. De riches marchands venaient aussi chez luiet lui apportaient des cadeaux. Le filleul ne prenait rien pourlui, sauf ce dont il avait besoin ; et ce qu’on lui donnait,il le distribuait aux pauvres.

Et le filleul passait bien son temps : lamoitié du jour, il portait dans sa bouche de l’eau pour arroser lescharbons, et, l’autre moitié, il se reposait et recevait lesvisiteurs. Et le filleul se mit à croire que c’était ainsi qu’ildevait vivre, ainsi qu’il détruisait le mal et rachèterait lepéché.

Le filleul vécut de la sorte une secondeannée, et il ne passait pas un seul jour sans arroser, et pourtantpas un seul charbon ne poussait. Un jour, étant dans son ermitage,il entendit un cavalier passer en chantant des chansons. Le filleulsortit voir qui était cet homme ; il vit un homme jeune etfort. Ses habits étaient beaux, beaux le cheval et la selle. Lefilleul l’arrêta et lui demanda qui il était, et où il allait.

L’homme s’arrêta.

– Je suis un brigand, dit-il, je vais parles chemins, je tue les gens. Plus je tue, plus gaies sont meschansons.

Le filleul effrayé pensa : « Commentchasser le mal de cet homme ? Il est facile de parler à ceuxqui viennent chez moi se repentir d’eux-mêmes. Mais celui-ci sevante de ses péchés. »

Le filleul voulait s’en aller, mais ilpensa : « Comment faire ? Ce brigand va maintenant passerpar ici, il effraiera le monde ; les gens cesseront de venirchez moi, et je ne pourrai ni leur être utile, ni vivre moi-même.»

Et le filleul s’arrêta, et il se mit à dire aubrigand :

– Il vient ici chez moi, dit-il, despécheurs, non pas se vanter de leurs péchés, mais se repentir et sepurifier. Repens-toi aussi, si tu crains Dieu ; et si tu neveux pas te repentir, va-t’en alors d’ici, et ne viensjamais ; ne me trouble pas, et n’effraie pas ceux quiviennent. Et si tu ne m’écoutes pas, Dieu te punira.

Le brigand se mit à rire.

– Je ne crains pas Dieu, dit-il, et toi,je ne t’obéis pas. Tu n’es pas mon maître. Toi, dit-il, tu tenourris de ta piété, et moi, je me nourris de brigandage. Tout lemonde doit se nourrir. Enseigne aux femmes qui viennent cheztoi ; moi, je n’ai pas besoin d’être enseigné. Et puisque tum’as rappelé Dieu, je tuerai demain deux hommes de plus ; jete tuerais aussi tout de suite, mais je ne veux pas me salir lesmains ; et dorénavant ne te trouve pas sur mon chemin.

Ayant ainsi menacé, le brigand s’en alla.

Depuis, le filleul craignait le brigand. Maisle brigand ne passait plus, et le filleul vivaittranquillement.

 

XI

 

Le filleul passa ainsi encore huit ans ;il commençait à s’ennuyer. Une nuit, il arrosa ses charbons, revintdans son ermitage, il déjeuna et se mit à regarder les sentiers parlesquels devait venir le monde. Et ce jour-là, personne ne vint. Lefilleul resta seul jusqu’au soir, et se mit à réfléchir sur sa vie.Il se rappela comment le brigand lui avait reproché de ne senourrir que de sa piété, et qu’il avait promis de tuer deux hommesen plus, pour lui avoir rappelé Dieu. Le filleul resta songeur, etse remémora sa vie passée.

– Ce n’est pas de cette façon,pensa-t-il, que le vieillard m’avait ordonné de vivre. Le vieillardm’a donné une pénitence, et moi j’en retire du pain et de lagloire. Et cela me plaît tant, que je m’ennuie quand le monde nevient pas chez moi. Et quand les gens viennent, je n’ai qu’unejoie : c’est qu’ils vantent ma sainteté. Ce n’est pas ainsiqu’il faut vivre. Je me suis laissé enivrer par les éloges. Je n’aipas racheté des péchés, mais j’en ai endossé de nouveaux. Je m’enirai dans la forêt, dans un autre endroit, pour que le monde ne metrouve point. Je vivrai seul, à racheter les vieux péchés ; etje n’en endosserai pas de nouveaux.

Ainsi pensa le filleul ; il prit un petitsac de croûtons, une pioche, et s’en alla de l’ermitage, pour secreuser un réduit dans un endroit désert.

Le filleul marcha avec le petit sac et lapioche et rencontra le brigand. Le filleul prit peur, voulut s’enaller, mais le brigand le rejoignit.

– Où vas-tu ? dit-il.

Le filleul lui dit son projet.

Le brigand s’étonna.

– Mais de quoi vas-tu vivre maintenant,dit-il, quand les gens ne te visiteront plus ?

Le filleul n’y avait pas songé auparavant.Mais, quand le brigand l’interrogea, il y songea.

– Mais de ce que Dieu m’enverra,dit-il.

Le brigand ne répondit rien et s’en alla.

– Pourquoi donc, pensait le filleul, nelui ai-je rien dit de son genre de vie ? Peut-être serepentira-t-il maintenant ; il semble être plus doux et nemenace pas de me tuer.

Le filleul cria de loin au brigand :

– Et tu dois tout de même te repentir, tun’éviteras pas la vengeance de Dieu.

Le brigand fit faire volte-face à son cheval,tira un couteau de sa ceinture et le leva sur le filleul. Lefilleul prit peur et se cacha dans la forêt.

Le brigand ne voulut pas le poursuivre :il l’injuria et partit.

Le filleul s’établit dans un autre endroit. Ilalla le soir arroser les charbons, et il vit qu’un d’eux s’étaitmis à pousser, et qu’un pommier en était sorti.

 

XII

 

Le filleul évita les gens, et se mit à vivreseul. Les croûtons s’épuisèrent.

– Eh bien ! pensa-t-il, je vaischercher des racines. Comme il allait les chercher, le filleulremarqua sur une branche un petit sac avec des croûtons. Le filleulle prit et se mit à s’en nourrir. Aussitôt que les croûtonss’épuisaient, de nouveau il trouvait un autre petit sac sur la mêmebranche.

Et ainsi vécut bien le filleul.

Il vécut de la sorte encore dix ans. Unpommier poussait, et les deux charbons étaient restés ce qu’ilsétaient, des charbons. Un jour le filleul se leva de bonne heure etalla vers la rivière. Il remplit sa bouche d’eau, arrosa lecharbon, y retourna une fois, y retourna cent fois, arrosa la terreautour du charbon, se fatigua et s’assit pour se reposer. Il étaitassis à se reposer, quand tout à coup il entendit le brigand passeren jurant.

Le filleul l’entendit et pensa :

– Il faut se cacher derrière l’arbre, carautrement il me tuera pour un rien, et je n’aurai même pas le tempsde racheter mes péchés.

Comme il commençait à passer derrière l’arbre,voilà qu’il pensa :

– Sauf de Dieu, ni le mal ni le bien neme viendront de personne. Et où pourrais-je me cacher deLui ?

Le filleul sortit de derrière l’arbre, et nese cacha point. Il vit passer le brigand, non pas seul, maisportant avec lui en croupe un homme, les mains liées, la bouchebâillonnée. L’homme gémissait et le brigand jurait. Le filleuls’approcha du brigand et se mit devant le cheval. Le briganddit :

– Tu es encore vivant ! Peut-êtredésires-tu la mort ?

Et le filleul dit :

– Où mènes-tu cet homme ?

– Mais je l’emmène dans la forêt. C’estle fils d’un marchand. Il ne veut pas me dire où est caché l’argentde son père. Je veux le tourmenter jusqu’à ce qu’il me le dise.

Et le brigand voulait poursuivre son chemin.Le filleul saisit le cheval par la bride, ne le lâche pas, etdemande la délivrance du fils du marchand. Le brigand se fâchecontre le filleul, et lève la main sur lui.

– Laisse, dit-il, autrement tu en aurasautant. Ta sainteté ne m’en impose pas.

Le filleul ne s’effraie pas.

– Je ne te crains pas, dit-il, je necrains que Dieu. Et Dieu ne m’ordonne pas de lâcher. Je ne lâcheraipas.

Le brigand fronça les sourcils, sortit soncouteau, coupa les cordes et délivra le fils du marchand.

– Allez-vous-en tous deux, dit-il, et nevous trouvez pas une autre fois sur mon chemin.

Le fils du marchand sauta à terre et s’enfuit.Le brigand voulut passer, mais le filleul l’arrêta encore et se mità lui demander d’abandonner sa mauvaise vie. Le brigand restaimmobile, écouta tout, ne répondit rien et partit.

Le lendemain matin, le filleul alla arroserses charbons. Voici qu’un autre avait poussé : c’était aussiun pommier.

Encore dix ans se passèrent. Un jour lefilleul était assis sans rien désirer, sans rien craindre, et lecœur plein de joie. Et il pensait, le filleul :

– Quelle joie, dit-il, ont leshommes ?… Et ils se tourmentent pour rien. Ils devraient vivreet vivre pour la joie !

Et il se rappelait tout le mal des hommes,comme ils se tourmentent parce qu’ils ne connaissent pas Dieu. Etil se mit à les plaindre.

– Je passe mon temps inutilement,pensait-il. Il faudrait aller chez les gens et leur enseigner ceque je sais.

Comme il pensait cela, il entendit venir lebrigand. Il le laissa passer. Il pensait :

– À celui-là, il n’y a rien àenseigner : il ne comprendra pas. Mais il faut lui parler toutde même. C’est un homme aussi.

Il pensa ainsi, et alla à sa rencontre.Aussitôt qu’il aperçut le brigand, il eut pitié de lui. Il courut àlui, saisit son cheval par la bride et l’arrêta.

– Cher frère, dit-il, aie pitié de tonâme ! Tu as en toi l’âme de Dieu ! Tu te tourmentes, ettu tourmentes les autres, et tu seras tourmenté encore plus. EtDieu t’aime tant ! Quelles joies il t’a réservées ! Nesois pas ton propre bourreau. Change ta vie.

Le brigand s’assombrit.

– Laisse, dit-il.

Le filleul ne laisse pas, et les larmes luicoulent en abondance. Il pleure.

– Frère, dit-il, aie pitié de toi.

Le brigand lève les yeux sur le filleul. Il leregarde, descend de cheval, tombe à genoux devant le filleul et semet aussi à pleurer.

– Tu m’as vaincu, dit-il, vieillard.Vingt ans j’ai lutté contre toi. Tu as pris le dessus sur moi.Maintenant je ne suis plus maître de moi. Fais de moi ce que tuveux. Quand tu m’adjuras pour la première fois, je n’en devins queplus méchant. Je me mis à réfléchir sur tes discours seulementalors que je t’ai vu toi-même te passer du monde. Et depuis, jesuspendis à la branche des croûtons pour toi.

Et il se souvient, le filleul, que lababa nettoya la table seulement alors qu’elle eut lavé laserviette ; – lui, ce fut quand il cessa d’avoir soin delui-même, quand il purifia son cœur, ce fut alors qu’il putpurifier le cœur des autres.

Et le brigand dit :

– Et mon cœur a changé seulement alorsque tu as supplié pour le fils du marchand, et que tu n’as pascraint la mort.

Et il se rappelle, le filleul, que lescharrons ployèrent la jante seulement alors que le support eût étéassujetti ; – lui, il cessa de craindre la mort, il assujettitsa vie en Dieu, et son cœur insoumis se soumit.

Et le brigand dit :

– Et mon cœur s’est fondu tout à fait enmoi seulement alors que tu as eu pitié de moi, et que tu as pleurésur moi.

Le filleul se réjouit, emmène avec lui lebrigand à l’endroit où se trouvaient les deux pommiers et uncharbon. Ils s’approchent : plus de charbon, et un troisièmepommier avait poussé.

Et il se rappelle, le filleul, que le boishumide s’alluma chez les bergers seulement alors qu’ils eurentallumé un grand feu ; – lui, son cœur s’enflamma en lui, etalluma un autre cœur.

Et le filleul se réjouit d’avoir rachetémaintenant tous ses péchés.

Il dit tout cela au brigand, et mourut. Lebrigand l’enterra, se mit à vivre comme lui ordonna le filleul, età son tour il enseignait les gens.

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