Contes et Nouvelles – Tome I

LE PREMIER DISTILLATEUR

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Un jour, un pauvre paysan partit à jeun pourlabourer son champ, en emportant un croûton. Après avoir tourné sacharrue, il déposa son croûton sous un buisson et, pour le cacher,étendit son caftan par-dessus.

Le cheval eut besoin de se reposer, le paysaneut besoin de manger. Le paysan donc, ayant dételé le cheval, lelaissa paître, et se dirigea vers le buisson pour dîner. Il prendle caftan, regarde dessous : plus de croûton. Il regarde, ilcherche, tourne son caftan dans tous les sens, et le secoue :pas le moindre croûton.

Le paysan est surpris.

– C’est étrange, pensait-il ; iln’est venu personne, et pourtant on m’a pris mon croûton.

Et le voleur était un diablotin qui, pendantque le paysan poussait l’araire, s’était emparé du croûton, ets’était ensuite blotti derrière le buisson, pour entendre le paysanse fâcher et nommer le diable.

Il était mécontent, le paysan.

– Bah ! fit-il, je ne mourrai pas defaim. Sans doute avait-il faim, celui qui me l’a pris : qu’ille mange à sa santé.

Et se dirigeant vers le puits, il sedésaltéra, se reposa quelques instants, attela de nouveau soncheval à la charrue et se remit à labourer.

Furieux de n’avoir pas réussi à induire lepaysan au péché, le diablotin s’en fut trouver le diable en chefpour lui demander conseil. Il exposa comment il avait dérobé lecroûton du paysan, et comment celui-ci, loin de se fâcher, avaitdit : « Que celui qui me l’a pris le mange à sasanté. »

Ce récit mit le diable en chef en colère, etil dit :

– C’est parce que tu n’as pas sumanœuvrer, que le paysan s’est joué de toi. Si nous nous laissonsainsi narguer par les paysans et par leurs femmes, l’existencedeviendra impossible. Mais cela ne se passera pas ainsi. Retournedonc trouver ce paysan : si tu veux manger ce croûton, il fautque tu le gagnes. Je te donne trois ans pour avoir raison de cepaysan ; si, d’ici-là, tu n’as pas réussi, je te plongeraidans l’eau bénite.

Cette menace terrifia le diablotin. Il courutvers le champ du paysan, et se mit à chercher un moyen de réparersa maladresse. Il réfléchit longtemps, le diablotin ; à forcede chercher, il trouva enfin.

Il se métamorphosa en brave homme et se mit auservice du paysan. Prévoyant la sécheresse pour l’été suivant, ilconseilla à son maître de semer son blé dans les terresmarécageuses. Le paysan suivit le conseil de son serviteur et semason blé dans les terres marécageuses.

Tous les autres paysans eurent leur blé brûlépar le soleil. Seul, le pauvre paysan récolta une bellemoisson ; il eut assez de pain pour attendre la récoltesuivante, et il lui en resta encore beaucoup.

Au moment des semailles, le serviteurconseilla à son maître de semer sur les hauteurs ; et cetteannée-là, justement, les pluies furent abondantes.

Partout ailleurs, le blé versa, les épis sepourrirent et ne mûrirent point ; le paysan, lui, moissonnasur les hauteurs un blé dru et sain. Et il en récolta tant et tant,qu’il ne savait où le mettre.

Son serviteur lui enseigna alors la manière dedistiller l’eau-de-vie avec le blé. Il en but lui-même et en fitboire aux autres.

Après quoi, le diablotin retourna auprès dudiable en chef, et déclara qu’il avait gagné son croûton.

Curieux de s’en assurer lui-même, le diable enchef se rendit chez le paysan. Il le trouva en train d’offrir del’eau-de-vie aux notables qu’il avait invités. La patronne lesservait elle-même, et voici qu’en faisant le tour de la table, elleheurta l’angle et renversa un verre plein.

Le paysan s’emporta contre sa femme.

– Voyez-vous, dit-il, cette imbécile detous les diables ! Prend-elle l’eau-de-vie pour de l’eau devaisselle, qu’elle la jette ainsi par terre ?

Le diablotin, poussant du coude le diable enchef, lui dit :

– Regarde donc. Je suis sûr qu’ilregretterait son croûton à présent.

Ayant ainsi déchargé sa colère sur sa femme,le paysan prit lui-même la bouteille et servit ses invités. Commeils étaient en train de trinquer, un pauvre paysan se présenta quel’on n’attendait guère. Il salua la compagnie et s’assit dans uncoin. Il voyait boire les autres et volontiers il eût bu, pour serestaurer, un peu de leur eau-de-vie ; et il restait là, àavaler sa salive, le pauvre paysan. Le maître ne voulut pas lui enverser.

– En ai-je fait assez pour en offrir àtout le monde grommelait-il.

Le diable en chef s’en réjouit.

– Mais ce n’est pas tout, lui dit lediablotin tout glorieux ; attends encore un peu. Tu en verrasbien d’autres.

Leurs verres vidés, les riches paysans etl’amphitryon s’accablèrent de flatteries mutuelles ; ils selouaient les uns les autres et échangeaient des parolesmielleuses.

Le diable en chef n’en perdait pas une. Iltémoigna sa satisfaction au diablotin.

– Si cette boisson, lui dit-il, les rendtous hypocrites au point de se tromper les uns les autres, nous lestenons en notre pouvoir.

– Attends la suite, répondit lediablotin. Qu’ils boivent seulement encore un petit verre. Tu lesvois maintenant comme des renards qui font les beaux et remuent laqueue et cherchent à se tromper ; dans un moment, tu lesverras méchants comme des loups.

Le maître verse à ses hôtes encore un petitverre ; et les voilà qui crient et s’interpellentgrossièrement. Ils échangent, non plus des paroles mielleuses, maisdes injures. Ils s’emportent, ils se querellent, ils se battent,ils s’abîment le nez. Et comme le maître veut s’interposer, il estroué de coups.

Ce coup d’œil réjouit le diable en chef.

– Voilà qui va bien, dit-il.

Mais le diablotin lui répond :

– Attends qu’ils aient encore bu un autrepetit verre. Ils sont à présent comme des loups enragés ; maisà leur troisième verre, ils deviendront pareils à de vraisporcs.

Les paysans avalèrent un troisième petitverre. Ils en furent comme assommés. Grognant, criant, parlant tousà la fois, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils disaient et sanss’écouter, ils s’en allèrent, qui à droite, qui à gauche, ceux-citout seuls, ceux-là par deux ou par trois ; et touss’étalèrent sur le sol. Quant au maître, sorti pour reconduire sesinvités, il roula bientôt dans une flaque, et resta là, souillé etvautré et grognant comme un pourceau.

Et le diable en chef se frotta les mains, deplus en plus ravi.

– Tu peux te vanter, dit-il au diablotin,d’avoir inventé un merveilleux breuvage. Tu as gagné ton croûton.Tu vas me dire à présent de quoi tu as composé cette boisson.Sûrement, tu as mêlé ensemble, pour la fabriquer, premièrement dusang de renard, qui a soufflé aux paysans la fourberie desrenards ; secondement, du sang de loup, qui les a rendusméchants comme des loups ; troisièmement, du sang de porc, quiles a transformés en porcs.

– Pas du tout, dit le diablotin. Je nem’y suis pas pris de la sorte. Je me suis borné à faire poussertrop de blé dans les champs du paysan. Le sang des bêtes, c’est enlui qu’il était ; mais il ne pouvait produire son effet tantque le blé suffisait à peine à le nourrir. C’était le temps où iln’avait pas même un regret pour son croûton disparu. Quand le blévint en abondance, le paysan chercha les moyens d’utiliser lesurplus. C’est alors que je lui enseignai la manière de distillerl’eau-de-vie. Et lorsqu’il eut, pour son plaisir, transformé le donde Dieu en eau-de-vie, et qu’il l’eut bue, le sang du renard, lesang du loup et le sang du porc ont produit leur effet. Et àprésent, toutes les fois qu’il boira de l’eau-de-vie, il deviendraaussitôt tout pareil aux bêtes.

Le diable en chef, après avoir de nouveaufélicité le diablotin, lui remit son croûton de pain et le promutau grade supérieur.

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