Contes et Nouvelles – Tome I

UNE TOURMENTE DE NEIGE

[Note – Première publication en 1856.Traduction E. Halperine – Paris, Librairie Perrin et Cie,1886.]

 

 

I

 

Vers sept heures du soir, après avoir bu duthé, je quittai le relais. J’ai oublié son nom, mais c’était, jem’en souviens, dans le territoire des Kosaks du Don, près deNovotcherkask.

Il commençait déjà à faire nuit lorsque, meserrant dans ma chouba et m’abritant sous le tablier, je m’assis àcôté d’Aliochka dans le traîneau. Derrière la maison du relais, ilsemblait qu’il fît doux et calme. Quoiqu’on ne vît pas tomber laneige, pas une étoile n’apparaissait, et le ciel bas pesait, renduplus noir par le contraste, sur la plaine blanche de neige quis’étendait devant nous.

À peine avions-nous dépassé les indécisessilhouettes de moulins dont l’un battait gauchement de ses grandesailes, et quitté le village, je remarquai que la route devenait deplus en plus malaisée et obstruée de neige. Le vent se mit àsouffler plus fort à ma gauche, éclaboussant les flancs, la queueet la crinière des chevaux, soulevant sans répit et éparpillant laneige déchirée par les patins du traîneau et foulée par les sabotsde nos bêtes.

Leurs clochettes se moururent. Un petitcourant d’air froid, s’insinuant par quelque ouverture de lamanche, me glaça le dos, et je me rappelais le conseil que lemaître de poste m’avait donné de ne point partir encore, de peurd’errer toute la nuit et de geler en route.

– N’allons-nous pas nous perdre ?dis-je au yamchtchik.

Ne recevant pas de réponse, je lui posai unequestion plus catégorique :

– Yamchtchik, arriverons-nous jusqu’auprochain relais ? Ne nous égarerons-nous pas ?

– Dieu le sait ! me répondit-il sanstourner la tête. Vois comme la tourmente fait rage ! On nevoit plus la route. Dieu ! petit père !

– Mais dis-moi nettement si, oui ou non,tu espères me conduire au prochain relais, repris-je ; yarriverons-nous ?

– Nous devons y arriver… dit leyamchtchik. Il ajouta quelques paroles que le vent m’empêched’entendre. Retourner, je ne le voulais pas ; mais, d’un autrecôté, errer toute la nuit, par un froid à geler, en pleinetourmente de neige, dans une steppe dénudée comme l’était cettepartie du territoire des Kosaks du Don, cela manquait de gaieté. Deplus, quoique, dans cette obscurité, je ne pusse pas bien examinerle yamchtchik, je ne sais pourquoi il me déplaisait et nem’inspirait pas la moindre confiance. Il était assis au milieu dutraîneau ; sa taille était trop haute, sa voix tropnonchalante, son bonnet, un grand bonnet dont le sommet ballottait,n’était point d’un yamchtchik ; il stimulait ses chevaux, nonpoint à la manière usitée, mais en tenant les guides dans les deuxmains et comme un laquais qui aurait pris la place du cocher ;et surtout ses oreilles qu’il cachait sous un foulard… Bref, il neme plaisait guère, et ce dos rébarbatif et voûté que je voyaisdevant moi ne me présageait rien de bon.

– Pour moi, dit Aliochka, il vaudraitmieux retourner ; il n’y a rien d’amusant à s’égarer.

– Dieu ! Petit père ! vois-tuquelle tourmente ? On ne voit plus trace de route. Ça vousaveugle les yeux… Dieu ! Petit père ! grognait leyamchtchik.

Un quart d’heure ne s’était pas encore écoulé,lorsque le yamchtchik arrêta ses chevaux, confia les guides àAliochka, retira gauchement ses jambes de son siège, et, faisantcraquer la neige sous ses grandes bottes, se mit en quête de laroute.

– Eh bien ! où vas-tu ? Nousnous sommes donc perdus ? lui criai-je.

Mais le yamchtchik ne me répondit pas ;il détourna son visage pour l’abriter du vent qui lui frappait dansles yeux, et s’en alla à la découverte.

– Eh bien ! quoi ? as-tutrouvé ? lui dis-je, lorsqu’il fut de retour.

– Rien ! me répondit-il brusquement,avec une impatience nuancée de dépit, comme s’il avait perdu laroute par ma faute.

Et, glissant lentement ses grandes jambes danssa chancelière, il disposa les guides dans ses moufles gelées.

– Qu’allons-nous faire, maintenant ?demandai-je lorsque nous nous fûmes remis en route.

– Et que faire ? Allons où Dieu nouspoussera. Nous recommençâmes à courir du même petit trot, tantôtsur la croûte glacée qui craquait, tantôt sur la neige quis’éparpillait et qui, en dépit du froid, fondait presque aussitôtsur le cou. Le tourbillon d’en bas allait toujours en augmentant,et d’en haut commençait à tomber une neige rare et sèche.

Il était clair que nous allions Dieu savaitoù, car, après un quart d’heure de marche, nous n’avions pasrencontré une seule borne de verste.

– Eh bien ! qu’en penses-tu ?fis-je au yamchtchik. Arriverons-nous jusqu’au relais ?

– Auquel ? Nous regagnerons celuique nous venons de quitter, si nous laissons les chevauxlibres ; ils nous ramèneront. Quant à l’autre, c’est peuprobable, et nous risquons de nous perdre.

– Eh bien ! retournons alors,dis-je, puisque…

– Retourner, alors ? répéta leyamchtchik.

– Mais oui ! mais oui !retourner. Il rendit les brides, et les chevaux coururent plusvite. Quoique je n’eusse point senti le traîneau tourner, le ventchangea ; bientôt, à travers la neige, nous aperçûmes desmoulins.

Le yamchtchik recouvra un peu d’énergie et semit à causer.

– Il n’y a pas longtemps, disait-il,c’était aussi par une tourmente, ils venaient de l’autre relais, etils se virent obligés de coucher dans les meules… Ils ne furentrendus que le matin… Il est heureux encore qu’ils aient trouvé desmeules, car autrement ils se seraient tous gelés : il faisaitun froid !… Songez que, malgré les meules, un d’eux s’est geléles pieds et qu’il est mort en trois semaines.

– Mais à présent, le froid estsupportable, il fait plus doux, fis-je : on pourrait peut-êtrealler.

– Doux, oui, il fait doux, mais latourmente !… Maintenant que nous lui tournons le dos, ellenous semble moins terrible, mais elle fait rage toujours. Onpourrait l’affronter avec un coullier [30] ouquelque autre, parti à ses risques et périls ; car ce n’estpas peu de chose que de geler son voyageur : commentpourrais-je répondre de Votre Honneur ?

 

II

 

En ce moment on entendit derrière nous lesclochettes de plusieurs troïkas : elles nous eurent bientôtrejoints.

– C’est la cloche des coulliers, dit monyamchtchik, il n’y en a qu’une seule de ce genre au relais.

La cloche de la première troïka rendait eneffet un son remarquablement joli. Le vent nous l’apportait trèsclairement, pur, sonore, grave et légèrement tremblée. Comme jel’appris par la suite, c’était une invention de chasseur :trois clochettes, une grande au milieu, avec un son qu’on appellecramoisi [31], et deux petites, choisies dansla tierce. Cet accord de tierces et de quinte tremblée quirésonnaient dans l’air était d’un effet singulièrement saisissantet d’une étrange beauté au milieu de cette steppe solitaire etdésolée.

– C’est la poste qui court, dit monyamchtchik, quand la première troïka fut à côté de nous… Et dansquel état se trouve la route ? Peut-on passer ? cria-t-ilau dernier des yamchtchiks.

Mais celui-ci stimula ses chevaux sansrépondre.

Les sons de la cloche s’éteignirentbrusquement, emportés par le vent, aussitôt que la poste nous eûtdépassés.

Sans doute mon yamchtchik éprouva quelquehonte :

– Et si nous allions, barine ? medit-il. D’autres y ont bien passé. Et d’ailleurs leur trace esttoute fraîche.

J’y consens ; nous faisons de nouveauface au vent, et nous glissons en avant dans la neige profonde.J’examine la route par côté, pour ne point perdre la trace laisséepar les traîneaux de poste.

Pendant deux verstes, cette trace apparaîtvisiblement ; puis je ne remarque plus qu’une légère inégalitéà l’endroit où ont mordu les patins. Bientôt il me devientimpossible de rien distinguer : est-ce la trace destraîneaux ? Est-ce tout simplement une couche de neigeamoncelée par le vent ? Mes yeux se fatiguent de cette fuitemonotone de la neige sur les arbres, et je me mets à regarder droitdevant moi.

La troisième borne de verste, nous la voyonsencore, mais la quatrième se dérobe. Et, comme auparavant, nousallons dans le vent et contre le vent, à droite et à gauche, nouségarant si bien, que le yamchtchik prétend que nous sommesfourvoyés à droite, moi je soutiens que c’est à gauche, tandisqu’Aliochka démontre que nous tournons le dos au but.

À plusieurs reprises nous nous arrêtons. Leyamchtchik dégage ses grands pieds et part à la recherche de laroute, mais sans succès. Moi-même je me dirige du côté où jepensais la retrouver ; je fais six pas contre le vent, etj’acquiers la certitude que partout la neige étend ses blanchescouches uniformes, et que la route n’existait que dans monimagination.

Je me retournai : plus de traîneau.

Je me mis à crier :« Yamchtchik ! Aliochka ! » mais je sentais queces cris, à peine sortis de ma bouche, le vent aussitôt lesemportait quelque part dans le vide. Je courus à l’endroit oùj’avais laissé le traîneau : il n’était plus là. J’allai plusloin, rien. Je rougis de me rappeler le cri désespéré, suraigu, queje poussai encore une fois : « Yamchtchik ! »tandis que le yamchtchik était à deux pas. Il surgit tout à coupdevant moi, avec sa figure noire, un petit knout, son grand bonnetincliné sur le côté, et me conduisit au traîneau.

– Estimons-nous heureux qu’il fasse doux,dit-il ; car s’il gelait, malheur à nous !… Dieu !Petit père !…

– Laisse aller les chevaux, ils nousramèneront, dis-je en remontant dans le traîneau. Nousramèneront-ils, eh ! yamchtchik ?

– Mais sans doute. Il lâcha les guides,fouetta trois fois de son knout le korennaïa [32], et nous partîmes au hasard. Nousfîmes ainsi une demi-lieue. Soudain, devant nous, retentit le sonbien connu de la clochette de chasseur. C’étaient les trois troïkasde tout à l’heure, qui venaient maintenant à notre rencontre ;elles avaient déjà rendu la poste, et s’en retournaient au relais,avec des chevaux de rechange attachés par derrière. La troïka ducourrier, dont les grands chevaux faisaient sonner la sonnette dechasseur, volait en tête. Le yamchtchik gourmandait ses chevauxavec entrain. Dans le traîneau du milieu, maintenant vide,s’étaient assis deux autres yamchtchiks, qui parlaient gaiement età voix haute. L’un d’eux fumait la pipe ; une étincelle quipétilla au vent éclaira une partie de son visage.

En le regardant, je me sentis honteux d’avoirpeur, et mon yamchtchik eut sans doute la même impression, car nousdîmes tous deux en même temps :« Suivons-les ! »

 

III

 

Sans même laisser passer la troisième troïka,mon yamchtchik tourna, mais si gauchement qu’il heurta du brancardles chevaux attachés.

Trois de ceux-ci, faisant un saut de côté,rompirent leur longe et s’échappèrent.

– Vois-tu ce diable louche, qui ne voitpas où il conduit… sur les gens ! Diable !… cria d’unevoix enrouée et chevrotante un yamchtchik vieux et petit, autantque j’en pus juger d’après sa voix et son extérieur, celui quiconduisait la troïka de derrière.

Il sortit vivement du traîneau et courut aprèsles chevaux, tout en continuant de proférer contre mon yamchtchikde grossières et violentes injures.

Mais les chevaux n’étaient pas d’humeur à selaisser prendre. Un instant après, yamchtchiks et chevaux avaientdisparu dans le blanc brouillard de la tourmente.

La voix du vieux retentit.

– Wassili-i-i !… amène-moil’isabelle, car autrement on ne les rattra-a-apera pas !

Un de ses compagnons, un gars de très hautetaille, sauta du traîneau, détacha et monta un des chevaux de satroïka, puis, faisant craquer la neige, disparut au galop dans lamême direction.

Nous, cependant, avec les deux autres troïkas,nous suivîmes celle du courrier qui, sonnant de sa clochette,courait en avant d’un trot relevé, et nous nous enfonçâmes dans laplaine sans route.

– Oh oui ! il les rattrapera, ditmon yamchtchik, en parlant du vieux qui s’était jeté à la poursuitedes chevaux échappés… S’il ne les a pas encore rejoints, c’est quece sont des chevaux emballés, et ils l’entraîneront à tel endroitque… il n’en sortira pas !

Depuis que mon yamchtchik trottait derrière laposte, il devenait plus gai et plus expansif ; et moi, n’ayantpas encore envie de dormir, je m’empressai d’en profiter.

Je me mis à le questionner : d’oùvenait-il ? qui était-il ? J’appris bientôt qu’il étaitde mon pays, du gouvernement de Tonia. C’était un serf du villagede Kirpitchnoïé. Le peu de terre qu’il y possédait ne rapportaitpresque plus rien depuis le choléra. Il avait deux frères, le plusjeune était soldat. Ils n’avaient de pain que jusqu’à la Noël, ettravaillaient comme ils pouvaient pour vivre. Le cadet, marié,dirigeait la maison. Quant à mon yamchtchik, il était veuf. Chaqueannée, il venait de leur village des artels [33] de yamchtchiks. Lui n’avait jamaisauparavant fait ce métier, et c’était pour venir en aide à sonfrère qu’il s’était engagé à la poste. Il vivait là, grâce à Dieu,pour cent vingt roubles en papier par an, dont cent qu’il envoyaità sa famille… Cette vie lui conviendrait assez :

« Seulement, les coulliers sont tropméchants, et le monde est toujours à gronder par ici. »

– Pourquoi donc m’injuriait-il, ceyamchtchik-là ? Dieu ! Petit père ! Est-ce que jeles lui ai fait partir exprès, ses chevaux ? Suis-je donc unbrigand ? Pourquoi est-il allé à leur poursuite ? ilsseraient bien revenus tout seuls. Il fatiguera ses chevaux et seperdra lui-même, répétait le petit moujik de Dieu.

– Qu’est-ce donc qui noircit,là-bas ? demandai-je en remarquant un point noir dans lelointain.

– Mais c’est un oboze [34]. Voilà comment il fait bonmarcher, continua-t-il quand nous arrivâmes plus près des grandescharrettes, couvertes de bâches et roulant à la file… Regarde donc,on ne voit pas un homme, tous dorment. Le cheval intelligent saitlui-même où il faut aller ; rien ne le ferait dévier… Et nousaussi, fit-il, nous connaissons cela.

Le spectacle était étrange, de ces immensescharrettes, entièrement recouvertes de bâches, et blanches de neigejusqu’aux roues, et qui marchaient toutes seules. Dans la premièrecharrette seulement, deux doigts soulevèrent un peu la bâcheneigeuse ; un bonnet en sortit quand nos clochettesrésonnèrent auprès de l’oboze.

Un grand cheval pie, le cou allongé, le dostendu, s’avançait d’un pas égal sur la route unie ; ilbalançait, sous la douga [35]blanchie, sa tête et sa crinière épaisse ; quand nous fûmes àcôté de lui, il dressa l’une de ses oreilles que la neige avaitobstruée.

Après avoir roulé une demi-heure, leyamchtchik se tourna vers moi.

– Eh bien ! qu’en pensez-vous,barine ? Marchons-nous bien droit ?

– Je ne sais pas, répondis-je.

– Le vent soufflait d’abord par ici, levoilà maintenant par là… Non, nous n’allons pas du bon côté, nouserrons encore, conclut-il d’une voix tout à fait tranquille.

On voyait que, malgré sa peur, il se sentaitpleinement rassuré – en compagnie la mort est belle – depuis quenous allions en nombre ; et puis, il ne conduisait plus, iln’avait plus charge d’âmes. C’était de son air le plus calme qu’ilrelevait les erreurs des yamchtchiks, comme si la chose ne l’eûtpas du tout regardé.

Je remarquai effectivement que parfois latroïka de tête m’apparaissait de profil, tantôt à gauche, tantôt àdroite ; il me parut même que nous tournions sur un petitespace. Du reste, ce pouvait être une pure illusion de messens ; c’était ainsi qu’il me semblait parfois que la premièretroïka montait ou descendait une pente, alors que la steppe étaitpartout uniforme.

Au bout de quelque temps, je crus apercevoirau loin, sur l’horizon, une longue ligne noire et mouvante, etbientôt je reconnus clairement ce même oboze que nous avionsdépassé. La neige couvrait toujours les roues bruissantes, dontquelques-unes ne roulaient plus ; les gens dormaient toujourssous les bâches, et le premier cheval, élargissant ses narines,flairait la route et dressait l’oreille comme tantôt.

– Vois-tu comme nous avons tourné surplace ? Nous voici revenus au même point, dit mon yamchtchikmécontent. Les chevaux des coulliers sont de bons chevaux, ilspeuvent les fatiguer ainsi sans but, tandis que les nôtres serontcertainement fourbus, si nous marchons de la sorte toute lanuit.

Il toussota.

– Retirons-nous donc, barine, de cettecompagnie.

– Pourquoi ? Nous arriverons bienquelque part.

– Où donc arriverons-nous ? Nousallons passer la nuit dans la steppe… Vois comme celatournoie !

J’étais surpris que, bien qu’ayant visiblementperdu la route et ne sachant plus où il allait, le yamchtchik detête, loin de rien faire pour se retrouver, poussât des cris joyeuxsans ralentir sa course, mais je ne voulais pas les quitter.

– Suis-les ! dis-je.

Mon yamchtchik obéit, mais en stimulant soncheval avec encore moins d’entrain qu’auparavant ; et iln’engagea plus de conversation.

 

IV

 

Cependant la tourmente devenait de plus enplus forte. D’en haut la neige tombait aussi, sèche et menue. Ilcommençait, semblait-il, à geler ; un froid plus vif piquaitle nez et les joues ; plus fréquemment, sous la chouba,s’insinuait un petit courant d’air glacé, et bien vite nous nousserrions dans nos fourrures. Parfois le traîneau heurtait contre depetites pierres nues et gelées, d’où la neige avait étébalayée.

Comme j’en étais à ma sixième centaine deverstes sans m’être arrêté une seule fois pour coucher, et bien quel’issue de notre fourvoiement m’intéressât fort, je fermai les yeuxmalgré moi et je m’assoupis. Une fois, en ouvrant la paupière, jefus frappé, à ce qu’il me sembla d’abord, par une lumière intensequi éclairait la plaine blanche ; l’horizon s’était élargi, leciel bas et noir disparut tout à coup ; je voyais les raiesblanches et obliques de la neige tremblante ; les silhouettesdes troïkas de l’avant apparaissaient plus nettement. Je regardaien haut, les nuages semblaient s’être dispersés, et la neigetombante couvrait entièrement le ciel.

Pendant que je dormais, la lune s’étaitlevée ; à travers la neige et les nuages transparents, saclarté brillait, froide et vive. Je ne voyais distinctement que montraîneau, mes chevaux, le yamchtchik et les trois troïkas ;dans la première, celle du courrier, se tenait toujours, assis surle siège, un seul yamchtchik qui menait au trot rapide ; deuxyamchtchiks occupaient la seconde, lâchant les guides et se faisantun abri de leurs caftans, ils ne cessaient point de fumer la pipe,à en juger d’après les étincelles. On n’apercevait personne dans latroisième troïka ; le yamchtchik dormait évidemment aumilieu.

Lorsque je me réveillai, je vis pourtant lepremier yamchtchik arrêter ses chevaux et se mettre en quête de laroute. Nous fîmes halte. Le vent grondait avec plus deviolence ; une masse effroyable de neige tourbillonnait dansl’air. La lueur de la lune, voilée par la tourmente, me montrait lapetite silhouette du yamchtchik qui, un grand knout à la main,sondait devant lui la neige, puis, après des allées et venues, serapprochant du traîneau dans l’obscure clarté, se remettait d’unbond sur son siège ; et de nouveau j’entendis, dans le soufflemonotone du vent, les cris aigus du postillon et le tintement desclochettes.

Toutes les fois que le yamchtchik de lapremière troïka partait à la recherche de la route ou de meules,une voix dégagée s’élevait du second traîneau ; c’était l’undes deux yamchtchiks qui lui criait à tue-tête :

– Écoute, Ignachka [36] ! on a tourné trop à gauche,prends donc à droite ! Ou bien :

– Qu’as-tu donc à tourner surplace ? Cours sur la neige telle quelle, et tu arriveras poursûr. Ou encore :

– Va donc à droite, à droite, monfrère ! Vois-tu là-bas ce point noir ? c’est sans douteune borne. Ou :

– Peut-on s’égarer de la sorte ?Pourquoi t’égares-tu ? Dételle donc le pie et laisse-le alleren avant, il te ramènera certainement sur la route, et cela vaudrabeaucoup mieux.

Quant à dételer son propre cheval, quant àchercher lui-même la route par la neige, il s’en serait biengardé ; il ne mettait même pas le nez hors de son caftan. Etlorsque, en réponse à un de ses conseils, Ignachka lui cria depasser devant, puisqu’il savait de quel côté se diriger, leconseiller riposta que, s’il avait eu avec lui des chevaux decoullier, il serait en effet allé en avant et qu’il auraitcertainement retrouvé la route, « tandis que mes chevaux,ajouta-t-il, ne marcheraient pas en tête pendant latourmente : ce ne sont point des chevaux à cela ».

– Alors ne m’ennuie pas davantage,répondit Ignachka, en sifflant gaiement ses chevaux.

Le second moujik, assis dans le traîneau avecle conseilleur, n’adressait pas une seule parole à Ignachka et nese mêlait en rien de cette affaire, bien qu’il ne dormît pasencore, à en juger par sa pipe inextinguible et par la conversationcadencée et ininterrompue que j’entendais pendant les haltes. Ilracontait un conte.

Une fois seulement, comme Ignachka s’arrêtaitpour la sixième ou septième fois, il manifesta son dépit de voirinterrompre le plaisir de la course.

– Eh ! lui cria-t-il. Qu’as-tu àt’arrêter encore ? Crois-tu qu’il veut trouver lechemin ?… Une tourmente, on te dit ! À cette heure,l’arpenteur lui-même ne découvrirait pas la route. Il vaudraitmieux aller tant que nos chevaux nous porteront. Faut espérer quenous ne gèlerons pas jusqu’à la mort. Va toujours.

– C’est cela ! Et le postillon qui,l’an dernier, a gelé jusqu’à la mort ? répondit monyamchtchik.

Celui de la troisième troïka dormait toujours.Une fois, pendant un arrêt, le conseilleur le héla :

– Philippe ! Eh !Philippe !

Et, ne recevant pas de réponse, ilremarqua :

– Ne se serait-il pas gelé ?Ignachka, tu devrais aller voir.

Ignachka, qui trouvait du temps pour tout,s’approcha du traîneau et secoua le dormeur.

– Voilà dans quel état l’a mis une seulebouteille de vodka… Si tu es gelé, dis-le alors ? fit-il en lesecouant de plus belle.

Le dormeur poussa un grognement entrecoupéd’injures.

– Il vit, frères, dit Ignachka, quirevint prendre sa place en avant et de nouveau fit trotter sesbêtes, et même si rapidement que le petit cheval de gauche de matroïka, sans cesse fouetté sur la croupe, tressautait souvent d’unpetit galop maladroit.

 

V

 

Il devait être à peu près minuit, lorsque lepetit vieux et Wassili revinrent avec les chevaux. Commentavaient-ils pu les rattraper, au milieu d’une steppe dénudée, parune tourmente aussi sombre ? C’est ce que je n’ai jamais pucomprendre.

Le petit vieux, agitant ses coudes et sesjambes, trottait sur le korennaïa [37]. Ilavait attaché à la bride les autres chevaux. Quand nous fûmes defront, il recommença à injurier mon yamchtchik.

– Vois-tu ce diable louche ?Vrai !

– Eh ! oncle Mitritch ! cria leconteur du second traîneau. Es-tu vivant ? Viens près denous.

Mais le vieux était trop occupé à dévider sesinjures pour répondre. Lorsqu’il lui sembla que le compte y était,il s’approcha du second traîneau.

– Tu les as donc rattrapés ? luidemanda-t-on ?

– Et comment donc ?Certainement ! On le vit abaisser sa poitrine sur le dos ducheval, puis il sauta sur la neige, courut au traîneau sanss’arrêter et s’y laissa tomber en enjambant le rebord.

Le grand Wassili reprit, sans mot dire, saplace dans le traîneau de tête avec Ignachka et l’aida à chercherla route.

– Est-il mal embouché ! Dieu !Petit père ! Longtemps, longtemps nous glissons sans nousarrêter à travers ces déserts blancs, dans la clarté froide,transparente et vacillante de la tourmente. J’ouvre les yeux,toujours ce même bonnet grossier et ce dos couverts de neige, etcette même douga basse, sous laquelle, entre le cuir des brides, sebalance, toujours à la même distance, la tête du korennaïa, avec sacrinière noire que le vent soulève à temps égaux d’un seul côté.Par delà le dos, à droite, apparaît toujours le même pristiajnaïabai, à la queue nouée court, et le palonnier qui frapperégulièrement le traîneau. En bas, toujours la même neige fine queles patins déchirent, et que le vent, qui la balaye obstinément,emporte toujours de mon côté. En avant, courent toujours les mêmestroïkas. À droite et à gauche, tout est blanc, tout file devant lesyeux. C’est en vain que l’œil cherche un objet nouveau : pasune borne, pas une meule, rien, rien. Tout est blanc partout, blancet immobile. Tantôt, l’horizon paraît indéfiniment reculé, tantôtil se resserre à deux pas. Tantôt un mur blanc et haut surgitsubitement à droite et court le long du traîneau, tantôt ildisparaît pour reparaître à l’avant ; il fuit, il fuit et denouveau s’évanouit.

Regardes-tu en l’air, il te semble voir clairau premier moment, et qu’à travers le brouillard les petitesétoiles scintillent. Mais les petites étoiles s’enfuient plus haut,plus haut, loin de ton regard, et tu ne vois plus que la neige quitombe sur ton visage et sur le col de ta chouba. Immobile et uni,le ciel est partout clair et blanc, sans couleur.

On dirait que le vent change de direction.Tantôt soufflant de face, il remplit les yeux de neige ; tantsoufflant de biais, il rabat rageusement sur la tête le col de lachouba, et, comme par moquerie, en soufflette le visage ; oubien il chante par derrière dans quelque fissure. On entend lescraquements légers et continus des sabots et des patins, et letintement mourant des clochettes, alors que nous glissons dans laneige profonde.

Parfois, quand nous allons contre le vent,quand nos traîneaux courent sur la terre gelée et nue, nousdistinguons nettement le sifflement aigu d’Ignat, et les trilles dela sonnerie qui s’allient à la quinte tremblée ; cette musiqueégaie tout à coup la morne solitude, puis, redevenant uniforme,accompagne, avec une justesse insupportable, un motif, toujours lemême, qui malgré moi chante dans ma tête.

Un de mes pieds commençait à se geler ;lorsque je me tournais pour me couvrir mieux, la neige, tombée surmon col et sur mon bonnet, me coulait dans le dos et me faisaitfrissonner ; mais en somme, dans ma chouba attiédie par mapropre chaleur, je ne souffrais point trop du froid, et je melaissais aller au sommeil.

 

VI

 

Images et souvenirs défilaient rapidementdevant moi.

« Le conseiller, qui crie toujours dusecond traîneau, quel moujik doit-ce être ?… Il doit êtreroux, fort, les jambes courtes, pensé-je, et semblable à FédorPhilippitch, notre vieux sommelier… »

Et je revois aussitôt l’escalier de notregrande maison, et cinq dvorovi qui, marchant péniblement, traînentun piano avec des serviettes. Je revois Fédor Philippitch qui,ayant retroussé les manches de son veston en nankin, porte unepédale, court en avant, ouvre les portes, pousse, tire par laserviette, se faufile entre les jambes, gêne tout le monde et,d’une voix affairée, ne cesse de crier :

– Tirez de votre côté, lespremiers ! C’est bien cela, la queue en l’air… en l’air ;passe-la donc dans la porte, c’est cela !…

– Mais permettez, Fédor Philippitch…remarque timidement le jardinier, écrasé contre la rampe, toutrouge d’efforts, usant ses dernières forces à soutenir un coin dupiano.

Mais Fédor Philippitch n’en continue pas moinsson manège.

« Quoi ! me dis-je, se croit-il doncutile, indispensable à l’œuvre commune, ou bien est-il toutsimplement heureux que Dieu lui ait fait don d’une faconde hardieet tranchante qu’il a plaisir à étaler ? C’est probablementcela. »

Puis, je ne sais comment, un étang m’apparaît.Les dvorovi, fatigués, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent unfilet. Fédor Philippitch est encore là ; un arrosoir à lamain, criant après chacun, il court sur le bord ; parfois ils’approche pour saisir dans le filet les carassins [38] d’or pour vider l’eau trouble et puiserde l’eau fraîche…

Mais voici qu’il est midi, au mois de juillet.Sur l’herbe qu’on vient de faucher dans le jardin, sous les rayonsbrûlants et droits du soleil, je vais sans but. Je suis encore trèsjeune ; il me manque quelque chose, et je désire quelquechose. Je me dirige du côté de l’étang, vers ma place favorite,entre le parterre bordé d’églantiers et l’allée de sapins, et je mecouche…

Je me rappelle mes impressions, alorsqu’étendu là j’apercevais, à travers les tiges rouges et épineusesdes églantiers, la terre sèche et noire, le miroir bleu tendre del’étang. C’était un sentiment de satisfaction naïve mêlée demélancolie. Autour de moi, tout était beau ; cette beautéagissait si vivement sur moi, qu’il me semblait que j’étais beaumoi-même. Une seule chose me chagrinait, c’était que nul nes’émerveillât de me voir ainsi.

Il fait chaud. J’essaie de m’endormir pour mesoulager, mais les mouches, les insupportables mouches ne melaissent pas, même ici, une minute de répit. Elles accourent enfoule, s’obstinent contre moi, et me sautent du front sur les mainsavec un bruit de petits os. Les abeilles bourdonnent, pas loin demoi, juste au plus fort de la chaleur ; des papillons auxailes jaunes, comme fanés, voltigent d’une herbe à l’autre.

Je regarde en haut : les yeux me fontmal, le soleil brille trop ; à travers le feuillage clairsemédu bouleau frisé qui doucement balance dans l’air ses branchesau-dessus de moi, le soleil paraît plus chaud encore. Je me couvrela figure d’un mouchoir. Le temps est lourd, les mouches semblentcollées à ma main toute moite.

Dans la profondeur d’un églantier, deuxmoineaux ont remué. L’un d’eux saute par terre, à une archine demoi, fait semblant de piquer deux fois le sol avec force, puiss’envole, frôlant les branches, et poussant un joyeux cri. L’autresaute aussi sur la terre, remue sa petite queue, regarde autour delui, et, prompt comme une flèche, rejoint en piaillant soncompagnon.

Sur l’étang, retentissent des coups de battoirsur le linge humide, et ces coups vont s’épandant au ras de l’eausur la surface de l’étang. On entend des rires et des voix et leclapotement des baigneurs. Un coup de vent secoue la cime desbouleaux, là-bas, au loin ; puis il se rapproche, il courbel’herbe, et voilà que sur leurs branches remuent et tremblent lesfeuilles des églantiers.

Jusqu’à moi arrive le courant d’air frais, ilsoulève les coins de mon mouchoir, et chatouille délicieusement monvisage en sueur. Par l’ouverture du mouchoir soulevé s’insinue unemouche qui volette, effrayée, auprès de ma bouche humide. Desbranches sèches me font mal au dos. Non, je ne puis plus resterici. Il faut que j’aille me baigner.

Voilà que tout près de la haie, j’entends despas précipités et des cris de femmes épouvantées.

– Ah ! mes petits pères ! maisqu’est-ce donc ? Et pas un homme !

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?demandai-je, en quittant mon abri, à la femme dvorovi qui, toutesanglotante, passe en courant auprès de moi.

Pour toute réponse elle se retourne, agite sesmains, puis continue sa course. Retenant de la main son fichu quitombait de sa tête, sautillant et traînant son pied chaussé d’unbas de coton, la vieille Matréna, une femme de cent cinq ans, courtaussi vers l’étang. Et je vois encore courir deux petites fillesqui se tiennent l’une l’autre, et derrière elles, accroché à leursjupons, un gamin de dix ans, affublé du veston de son père.

– Qu’est-il arrivé ?demandai-je.

– Un moujik s’est noyé.

– Où ?

– Dans l’étang.

– Quel moujik ? Un desnôtres ?

– Non, un passant. Le coutcher[39] Ivan, traînant ses grandes bottesdans l’herbe fauchée, et l’épais gérant Iakov, soufflantpéniblement, se hâtent vers l’étang. Moi je les suis. Je mesouviens qu’une voix intérieure me disait : « Voilà,jette-toi à l’eau, retire le moujik, sauve-le, et tout le mondet’admirera. » Être admiré, c’est tout ce que je désirais.

– Où donc ? Où ? demandé-je àla foule des dvorovi qui se sont rassemblés sur le bord.

– Là, au milieu, près de l’autre rive,presque à côté du bain, dit une blanchisseuse en entassant le lingehumide sur sa palanche. Je le vois qui pique une tête ; il semontre, et de nouveau s’enfonce ; il reparaît encore et tout àcoup s’écrie : « Je me noie, mes frères ! »Puis de nouveau il disparaît. On ne voyait que de petites bulles.Alors je m’aperçois qu’un moujik est en train de se noyer, et je memets à crier : « Mes petits pères, un moujik senoie ! »

Et la blanchisseuse, chargeant la palanche surson épaule et se balançant sur ses hanches, prit le sentier quis’éloignait de l’étang.

– Vois-tu quel péché ? disait, avecdésespoir, Yakov Ivanov, le gérant ; je vais avoir maille àpartir avec la justice du bailli. Ça n’en finira plus.

Un moujik tenant une faux se fraye un passageà travers la foule des babas, des enfants et des vieillards groupéssur l’autre rive. Il suspend sa faux à une branche et se déshabillelentement.

– Où, où donc s’est-il noyé ?insisté-je, désireux de me jeter à l’eau et d’accomplir quelquechose d’extraordinaire.

Mais on me montre la surface tout unie del’étang que frôle, par moments, le vent qui passe. Je n’arrive pasà comprendre comment il s’est noyé. L’eau s’est refermée sur lui,aussi uniforme, aussi belle, aussi indifférente, et toute pailletéed’étincelles d’or par le soleil de midi. Et il me semble que je nepeux rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que jenage mal et que le moujik retire déjà sa chemise pour seprécipiter.

Tous le regardent avec un espoir mêléd’angoisse ; mais, à peine entré dans l’eau jusqu’aux épaules,le moujik s’en retourne lentement et remet sa chemise, il ne saitpas nager.

Les gens ne cessent d’accourir ; la fouleaugmente de plus en plus, mais personne ne vient au secours dunoyé. Les derniers arrivés prodiguent des conseils, poussent desah ! portent sur leur visage une expression d’effroi et dedésespoir, tandis que les autres s’asseyent, fatigués de resterdebout sur le bord, ou prennent le parti de s’en aller.

La vieille Matréna demande à sa fille si ellea bien fermé le poêle ; le gamin revêtu du veston de son pères’applique consciencieusement à jeter des pierres dans l’eau.

Mais voici qu’aboyant et se retournant avecétonnement derrière lui, accourt de la maison Trésorka, le chien deFédor Philippitch. Son maître descend lui-même la colline, onl’entend crier, bientôt il apparaît derrière la haied’églantiers.

– Que faites-vous donc ? crie-t-ilen ôtant sa veste sans cesser de courir. Un homme se noie, et ilsrestent plantés là ! Donne-moi une corde.

Tous regardent avec une expression d’espoir etd’effroi Fédor Philippitch, pendant qu’appuyé sur l’épaule d’undvorovi il déchausse avec la pointe d’un pied le talon del’autre.

– C’est là, à l’endroit où la foule estamassée ; là, un peu à droite du cytise, FédorPhilippitch ! Voilà, c’est là ! disait quelqu’un.

– Je le sais, répond-il, avec unfroncement de sourcils occasionné sans doute par les gestes depudeur effarouchée des babas.

Il ôte sa chemise, sa petite croix qu’il donneà l’apprenti jardinier debout devant lui dans une attitude derespect, puis, marchant vivement sur l’herbe fauchée, il s’approchede l’étang.

Trésorka, surpris de la vivacité desmouvements de son maître, s’arrête et, tout en mâchant quelquespetites herbes de la rive, il l’interroge du regard : tout àcoup il jappe joyeusement et s’élance dans l’eau avec lui.

Au premier moment, on ne voit rien que del’écume et des gouttes d’eau qui rejaillissent jusqu’à nous. Maisbientôt Fédor Philippitch, envoyant les mains avec grâce, élevantet abaissant son dos en cadence, nage vers l’autre bord,rapidement, à grandes brassées, tandis que Trésorka, ayant bu uncoup, s’en retourne à la hâte ; il s’égoutte près de la fouleet se roule dans l’herbe. Comme Fédor Philippitch approche de larive opposée, deux coutchers apparaissent auprès du cytise avec ungrand filet emmanché d’un bâton.

Le nageur lève, je ne sais pourquoi, ses mainsen l’air, plonge une fois, deux fois, trois fois, rejetant de l’eaupar la bouche après chaque plongeon et secouant élégamment sescheveux sans répondre aux questions qu’on lui adresse de tous lescôtés. Enfin il prend pied sur la rive et, autant que je puis levoir, donne des ordres pour dérouler le filet.

On retire le filet, mais on n’y trouve rienque de la vase et quelques petits carassins qui frétillent. Commeon jette de nouveau le filet, je fais le tour de l’autre côté.

On n’entend que la voix de Fédor Philippitchdonnant ses ordres, le clapotement dans l’eau de la corde mouilléeet des soupirs de terreur. Le filet ruisselant, noué à son ailedroite, de plus en plus sort de l’eau, plus chargé d’herbes àmesure.

– Maintenant, tirez tous ensemble !crie la voix de Fédor Philippitch. Le filet apparaît touthumide.

– Il vient quelque chose de lourd,frères ! dit quelqu’un.

Déjà, mouillant et froissant le gazon, lesmailles où frétillent des carassins se traînent sur le bord.

Et voici qu’à travers l’eau troublée etremuée, on distingue dans le filet quelque chose de blanc :faible, mais très distinct dans le grand silence de mort, un soupirde terreur s’élève de la foule.

– Tire… ensemble… sur le sec… tire !fait la voix résolue de Fédor Philippitch. Et le noyé est tiréjusqu’auprès du cytise.

Puis je vois ma bonne vieille tante en robe desoie, avec une ombrelle lilas à franges qui, je ne sais pourquoi,jure terriblement avec ce simple tableau de mort ; elle esttout près de pleurer. Je me rappelle son expression dedésenchantement en voyant que tout remède est inutile ; je merappelle la tristesse nuancée de malaise que j’éprouvai lorsque,avec le naïf égoïsme de la tendresse, elle me dit :

– Viens, mon ami. Oh ! c’estaffreux ! Et toi qui te baignes et qui nages toujoursseul !

Je me rappelle comment le soleil ardent etclair brûlait la terre sèche et poudroyante sous les pieds, commentil se jouait sur le miroir de l’étang. De grandes carpes sebattaient près du bord ; au milieu, des bandes de petitspoissons agitaient la surface de l’eau ; en haut, tout en hautdans le ciel, un milan tournoyait au-dessus de canards quiclapotaient et s’ébattaient dans les joncs. Des nuages blancs, desnuages échevelés d’orage se massaient à l’horizon ; la vaseramenée sur le bord par le filet s’écoulait goutte à goutte. Et denouveau j’entends les coups de battoir qui s’égrènent au loin surl’étang.

Mais ce battoir retentit comme retentiraientdeux battoirs accordés dans une tierce, et ces sons me tourmentent,m’oppressent, d’autant plus que ce battoir est une cloche, et queFédor Philippitch ne le fera pas taire. Et ce battoir, comme uninstrument de torture, serre mon pied qui gèle…

Je m’endors.

Je fus réveillé, à ce qu’il me sembla, par lavitesse de notre course. Deux voix causaient tout près de moi.

– Entends-tu, Ignat ! Eh !Ignat ! disait la voix de mon yamchtchik, prends monvoyageur ; tu dois, dans tous les cas, faire le voyage ;moi, pourquoi fatiguer inutilement mes chevaux ?Prends-le !

La voix d’Ignat répondit presque à mescôtés :

– Et quel intérêt ai-je à me charger deton voyageur ?… M’offres-tu un demi-chtof [40] ?

– Oh ! un demi-chtof !… Unverre, encore !

– Vois-tu ? Un verre ! crie unautre. Fatiguer des chevaux pour un verre !

J’ouvre les yeux ; toujours la même neigeinsupportable qui tourbillonne et danse devant les yeux, les mêmesyamchtchiks, les mêmes chevaux. Mais cette fois j’aperçois untraîneau à mes côtés. Mon yamchtchik a rejoint Ignat, et, pendantassez longtemps, nous marchons de front. Malgré la voix qui, del’autre traîneau, conseille de ne pas prendre moins d’undemi-chtof, Ignat arrête tout à coup la troïka.

– Transborde, soit ! Tu as de lachance. Demain, à notre retour, tu m’offriras un verre. As-tubeaucoup de bagages ?

Mon yamchtchik, avec une vivacité qui n’étaitpas dans sa nature, saute sur la neige, me salue, et me prie de metransporter dans le traîneau d’Ignat. Moi j’y consens ; maison voit que le petit moujik de Dieu est si content qu’il voudraitdéverser sur quelqu’un l’excès de sa joie reconnaissante. Il salueet remercie Aliochka et Ignachka.

– Eh bien ! grâce à Dieu, voilà quiest bien. Car autrement que serait-ce donc, Dieu ! petitpère ? Nous marchons pendant tout une demi-nuit sans savoirnous-mêmes où nous allons. Lui il vous mènera au but, petit pèrebarine, sans compter que mes chevaux ne peuvent pas aller plusloin.

Et il se mit à sortir mes bagages du traîneauavec une activité fiévreuse.

Pendant qu’on transbordait mes effets, moi,résistant au vent qui me soulevait presque, je m’accrochai ausecond traîneau. Ce traîneau, surtout du côté du vent, contrelequel les yamchtchiks s’abritaient de leurs caftans, était auxtrois-quarts couvert de neige, tandis que derrière les caftans onse sentait plus à son aise.

Le petit vieillard était étendu, les jambesallongées, et le conteur poursuivait son récit : « Dansce même temps, lorsque le général, au nom du roi, c’est-à-dire,venait, c’est-à-dire, voir Marie dans sa prison, Marie luidit : Général, je n’ai pas besoin de toi, et je ne puis past’aimer ; et… c’est-à-dire, tu n’es pas un amoureux pourmoi ; mon amoureux, c’est le prince.

– Au même moment… allait-ilcontinuer.

Mais, en m’apercevant, il se tut pourl’instant, et se mit à activer le fourneau de sa pipe.

– Quoi, barine ! vous êtes venuécouter notre petit conte ? dit celui que j’appelais leconseilleur.

– Mais il fait bon chez vous, dis-je.

– Que voulez-vous ? on ne s’ennuiepas, on oublie ses pensées, au moins !

– Eh bien ! savez-vous où noussommes maintenant ? Cette question semble déplaire auxyamchtchiks.

– Eh ! qui le sait, où noussommes ? Peut-être sommes-nous chez les Kalmouks !répondit le conseilleur.

– Et que ferons-nous alors ?demandai-je.

– Et que faire ? Voilà, nousallons ; peut-être nous en sortirons-nous, fit-il d’un tonmécontent.

– Eh bien ! si nous ne nous ensortons pas, et si les chevaux s’arrêtent en pleine tourmente, quefaire alors ?

– Et que faire ? Rien.

– Mais nous gèlerons !

– Mais certainement ! Car on ne voitmême pas de meules, maintenant. C’est que nous sommes tout à faitchez les Kalmouks. L’important, c’est de s’orienter d’après laneige.

– Et tu as peur de geler, barine ?dit le petit vieux d’une voix qui tremblait.

Quoiqu’il eût tout l’air de me railler un peu,on voyait aisément qu’il était glacé jusqu’aux moelles.

– Oui, il fait rudement froid,dis-je.

– Eh ! barine ! fais comme moi.Cours un peu, et tu te réchaufferas.

– Cours derrière le traîneau, c’estl’essentiel, fit le conseilleur.

 

VII

 

– Venez, tout est prêt, me cria Aliochkadu premier traîneau.

La tourmente était si forte, que c’est à peinesi, en baissant tout à fait et en retenant de mes deux mains lespans de mon manteau, je pus, à travers la neige en mouvement que levent soulevait de dessous mes pieds, faire les quelques pas qui meséparaient du traîneau. Mon ancien yamchtchik était déjà à genouxau milieu de son traîneau vide, mais, en m’apercevant, il ôta songrand bonnet ; le vent agita furieusement ses cheveux ;puis il me demanda un pourboire. Il n’espérait sans doute pas queje ne lui donnerais rien, car mon refus ne le chagrina pas du tout.Il ne m’en remercia pas moins, renfonça son bonnet sur sa tête, etme dit :

– Eh bien ! que Dieu vous aide,barine…

Puis il tira ses guides en sifflotant, ets’éloigna de nous.

Aussitôt après, Ignachka, lui aussi, fouettaità tour de bras et excitait ses chevaux. De nouveau le bruit ducraquement des sabots, les cris, les sons de la clochette,couvrirent le hurlement du vent, qu’on entendait plus distinctementlorsque nous étions arrêtés.

Environ un quart d’heure après letransbordement, comme je ne dormais pas, je m’amusai à examiner lasilhouette de mon nouvel yamchtchik et de ses chevaux. Ignachkaétait solidement campé ; il touchait, menaçait du knout,criait, frappait du pied ; puis, se penchant en avant, ilarrangeait l’avaloire du korennaïa, qui tournait constamment àdroite.

Ignachka était d’une taille moyenne, mais bienproportionnée, à ce qu’il me parut. Par-dessus son touloupe, ilportait un caftan sans ceinture, dont le col était presque rabattu,et son cou se voyait tout nu. Ses bottes n’étaient pas en feutre,mais en cuir. Il ne cessait d’ôter et de remettre son petit bonnet.Ses oreilles n’étaient abritées que par ses cheveux. Tous sesmouvements dénotaient non seulement de l’énergie, mais encore, etsurtout, me semblait-il, la volonté d’en avoir. Pourtant, plus nousallions, plus il cherchait à se mettre à l’aise ; il s’agitaitsur son siège, frappait du pied, parlait tantôt à moi, tantôt àAliochka, et je voyais bien qu’il craignait de perdre sonassurance.

Il y avait de quoi : bien que les chevauxfussent vigoureux, la route à chaque pas devenait de plus en pluspénible ; et on pouvait remarquer qu’ils couraient avec moinsd’entrain. Il fallait déjà user du fouet, et le korennaïa, un fortet grand cheval, à la crinière dure, avait déjà butté deuxfois : aussitôt, comme effrayé, il avait tiré en avant enrelevant sa tête échevelée presqu’au niveau de la clochette. Lepristiajnaïa de droite, que j’observais involontairement, tout enbalançant la longue houppe en cuir de son avaloire, ne tendait plusles traits, il réclamait le knout ; mais comme un bon, commeun ardent cheval qu’il était, il semblait se dépiter de safaiblesse : il baissait et relevait la tête avec colère, commepour demander le stimulant de la bride.

De fait, l’intensité de la gelée et laviolence de la tourmente vont s’accroissant terriblement. Leschevaux mollissent, la route se fait plus rude ; nous ignoronsabsolument où nous sommes, où nous allons, et si nous arriverons,non plus même au relais, mais dans n’importe quel abri. Quellecruelle ironie d’ouïr la clochette tinter si allègrement, etIgnachka crier avec tant d’assurance et de désinvolture, comme sinous étions à nous promener par une belle et froide journée desoleil, pendant la fête, à travers les rues de quelquevillage ! Et qu’il est étrange de penser que nous allions sanssavoir où d’une pareille vitesse !

Ignachka se met à chanter d’une voix suraiguëde fausset, mais si sonore, avec des pauses pendant lesquelles ilsifflote, qu’on aurait honte d’avoir peur en l’écoutant.

– Hé-hey ! Qu’as-tu donc à hurler,Ignat ? fit la voix du conseilleur. Arrête pour un moment.

– Qu’y a-t-il ?

– Arrê-ê-ête !

Ignat s’arrêta. Tout redevintsilencieux ; le vent se remit à gronder et à siffler, et laneige, en tournoyant, tomba plus dru dans le traîneau. Leconseilleur s’approcha de nous.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

– Mais comment, qu’y a-t-il ? Oùaller ?

– Qui le sait ?

– As-tu donc les pieds gelés, que tu lesremues ?

– Ils sont tout à fait engourdis.

– Tu devrais te mettre en quête. Vois-tuce feu là-bas ? Ce doit être un campement de Kalmouks. Tuaurais bientôt fait de te chauffer les pieds.

– C’est bien. Tiens donc un peu meschevaux…

Et Ignat se mit à courir dans la directiondésignée.

– Il faut regarder, chercher, et l’ontrouve. Car autrement pourquoi aller à l’aveuglette ? medisait le conseilleur. Vois-tu comme il a échauffé les chevaux.

Pendant tout le temps que dura l’absenced’Ignat, – et ce temps fut si long qu’un moment je le crus égaré, –le conseilleur m’apprenait avec assurance, et d’un ton calme,comment il faut agir pendant une tourmente, que le mieux serait dedételer le cheval, et de le laisser aller, et que, par Dieu, ilmènerait droit au but. Ou bien il me racontait comment on peutaussi s’orienter d’après les étoiles, et comment, si c’était luiqui se fût trouvé en tête, nous serions arrivés depuislongtemps.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?demanda-t-il à Ignat qui arrivait, fendant péniblement la neigedans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux.

– Il y a bien un campement, réponditIgnat essoufflé. Mais quel est-il ? Il est probable, frères,que nous nous sommes égarés du côté de la propriété Prolgovskaïa.Il faut prendre à gauche.

– Que chante-t-il là ?… Ce sont noscampements situés derrière le relais, répondit le conseilleur.

– Mais je te dis que non !

– J’ai fort bien vu et je sais ce que jedis ; c’est bien comme je dis. Et si ce n’est pas cela, alorsce doit être la propriété Tamichevsko. Il faut donc prendre àdroite, et nous tomberons juste sur le grand pont, après lahuitième verste.

– Mais on te dit que non ! Je l’aibien vu, répondit Ignat avec humeur.

– Eh ! frère !… Et tu es encoreun yamchtchik !

– Oui, un yamchtchik !… Cherche donctoi-même !

– Mais qu’ai-je besoin de chercher ?Je le sais bien sans cela.

Ignat, visiblement, se fâchait. Sans répondre,il sauta sur son siège, et toucha.

– Vois-tu mes pieds, comme ils sontengourdis ! Impossible de les réchauffer, dit-il à Aliochka encontinuant de plus belle à frapper des pieds, et à enlever la neigequi s’était glissée dans ses bottes.

J’avais une terrible envie de dormir.

 

VIII

 

« Gèlerai-je ? » pensai-je dansmon assoupissement. « On dit que, lorsqu’on gèle, celacommence toujours par le sommeil. Il vaudrait mieux me noyer que degeler, et qu’on me retire à l’aide d’un filet. Mais d’ailleurs celam’est égal : se noyer, se geler, pourvu que ce bâton ne metracasse plus le dos, et que je puisse enfindormir ! »

Je m’assoupis un moment.

« Comment finira tout cela ? »dis-je tout à coup en moi-même, en ouvrant pour un instant les yeuxsur l’espace tout blanc. « Comment donc cela finira-t-il, sinous ne trouvons pas de meules et si les chevaux s’arrêtent, ce quine va pas tarder, semble-t-il ? Nous gèlerons tous. »

Je vous avoue que, malgré un peu de peur, ledésir de voir se produire quelque chose d’extraordinaire et d’unpeu tragique était en moi plus intense que cette peur. Il mesemblait que ce ne serait pas mal si, vers le matin, les chevauxnous avaient d’eux-mêmes entraînés dans quelque village inconnu etlointain, à demi-gelés, ou même quelques-uns de nous tout à faitgelés. Et, dans ce sens, mes rêves, avec une clarté, une rapiditéétranges, défilaient devant moi.

Les chevaux s’arrêtent. La neige nous envahitde plus en plus, et voilà qu’on ne voit plus de notre attelage quela douga et les oreilles des chevaux. Mais tout à coup Ignachkasurgit de la neige avec sa troïka, et passe auprès de nous. Nous lesupplions, nous lui crions de nous prendre avec lui, mais le ventemporte la voix. Ignachka sourit, gourmande ses chevaux, sifflote,et disparaît dans un gouffre profond couvert de neige. Le petitvieux saute sur un cheval, fait aller ses coudes, veut galoper maisne peut pas bouger de place. Mon ancien yamchtchik au grand bonnetse jette sur lui, l’arrache de cheval et l’enfouit sous laneige.

– Tu es un sorcier ! crie-t-il, uninsulteur. C’est toi qui nous perdrais.

Mais le petit vieux crève de sa tête la neigeamoncelée. C’est moins un petit vieux qu’un lièvre : ils’éloigne de nous. Tous les chiens sont à ses trousses. Leconseilleur, qui est Fédor Philippitch, ordonne qu’on se mette enrond, sans souci que la neige nous recouvre, car nous aurons chaud.En effet, nous avons chaud et nous nous trouvons bien. On a soifseulement. Je prends mon nécessaire, je distribue à tout le mondedu rhum et du sucre, et je bois moi-même avec grand plaisir. Leconteur dit une histoire d’arc-en-ciel sous notre plafond deneige.

– Et maintenant faisons-nous chacun unechambre dans la neige et dormons ! dis-je.

La neige est molle et chaude comme de lafourrure. Je me fais une chambre et je veux y pénétrer ; maisFédor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon nécessaire, medit : « Arrête ! Donne l’argent ! Il fautmourir en tous cas. » Et il me saisit par le pied. Je donnel’argent, et demande seulement qu’on me laisse tranquille. Mais euxne croient pas que ce soit là tout mon argent : ils veulent metuer. Je saisis la main du petit vieux et, avec une voluptéindéfinissable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux esttendre et sucrée ; il la retire d’abord, puis finit par mel’abandonner, et il me caresse même de la main libre.

Cependant Fédor Philippitch s’approche et memenace.

Je cours dans ma chambre, mais ce n’est plusune chambre, c’est un long et blanc corridor ; quelqu’un meretient par les jambes. Je m’arrache à cette étreinte. Dans lesmains de celui qui me tenait sont restés mes habits et une partiede ma peau : mais je ne sens que du froid et de la honte,d’autant plus de honte que ma tante, avec son ombrelle et sa petitepharmacie homéopathique, vient à ma rencontre au bras du noyé. Ilsrient, et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Jem’élance dans la troïka, mes pieds traînent sur la neige ;mais le petit vieux me poursuit en faisant aller ses coudes. Il estdéjà tout près, lorsque j’entends devant moi tinter deux cloches,et je sais que je serai sauvé si j’arrive jusque-là. Les clochestintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieuxm’atteint, et de toute sa masse s’abat sur mon visage, de sorte queles cloches s’entendent à peine. Je saisis de nouveau sa main pourla baiser ; mais le petit vieux n’est plus le petit vieux,c’est le noyé… Et il crie : « Ignachka, arrête, voilà lesmeules d’Akhmedka, me semble-t-il ; va donc voir ! »Cela devient trop effrayant : non, il vaut mieux que je meréveille…

J’ouvre les yeux. Le vent a rejeté sur monvisage un pan du manteau d’Aliochka. Mon genou est découvert. Nousglissons sur la terre, sans neige à cet endroit, et la tierce de lasonnette résonne clairement dans l’air, mariée à la quintetremblée.

Je cherche du regard les meules ; mais aulieu de meules, je vois, de mes yeux ouverts, une maison avec unbalcon et le mur crénelé d’un fort. Cela ne m’intéresse guèred’examiner attentivement cette maison et ce fort : ce que jedésire surtout, c’est d’apercevoir le corridor blanc, où jecourais, c’est d’entendre le tintement de la cloche d’église, et debaiser la main du petit vieux. Je referme les yeux et merendors.

 

IX

 

Je dormais profondément. Mais la tierce de laclochette sonnait sans répit, et je la voyais dans mon rêve sous laforme tantôt d’un chien qui se jetait sur moi, tantôt d’un orguedont j’étais moi-même un des tuyaux, tantôt d’un vers français quej’étais en train de composer. Parfois, il me semble que cettetierce est une sorte d’instrument de torture qui ne cesse de meserrer le talon droit : la douleur est si forte, que je meréveille et que j’ouvre les yeux en me frottant le pied. Ilcommençait à se geler.

La nuit était toujours lumineuse, trouble etblanche. La même course nous emportait ; le même Ignachkaétait assis de côté, et frappait du pied ; le mêmepristiajnaïa, allongeant son cou et relevant à peine ses jambes,trottait dans la neige profonde, et balançait à chaque saut lahouppe de son avaloire.

La tête du korennaïa, avec la crinière auvent, faisant tour à tour se tendre et fléchir les guides enfiléesà la douga, se balançait en mesure. Mais tout cela, plus qu’avant,était couvert de neige. La neige tournoyait devant nous,s’amoncelait par côté sur les patins, montait jusqu’aux genoux deschevaux, et, par en haut, blanchissait les épaules et lesbonnets.

Le vent soufflait tantôt du côté droit, tantôtdu côté gauche, jouant avec les cols, le pan du caftan d’Ignachka,la crinière du pristiajnaïa, hurlant sur la douga et entre lesbrancards.

Le froid sévissait de plus en plus. À peineexposais-je un peu mon visage à l’air, que la neige sèche et geléeet tourbillonnante m’entrait dans les cils, dans le nez, la bouche,et s’insinuait dans mon dos. Je regarde autour de moi : toutest blanc, clair et neigeux. Rien qu’une lumière trouble et rienque la neige. Je me sens sérieusement effrayé.

Aliochka dormait à nos pieds dans le fond dutraîneau. Tout son dos disparaissait sous une épaisse couche deneige. Ignachka, lui, ne se désolait guère ; il tiraitconstamment sur les guides, stimulait les chevaux et frappait despieds. La clochette rendait toujours son même son étrange ;les chevaux anhélaient, mais ils continuaient à courir, multipliantles faux pas et ralentissant leur allure.

Ignachka sursauta de nouveau, fit un geste desa main gantée d’une moufle et se mit à chanter de sa voix suraiguëet forcée. Sans terminer sa chanson, il arrêta la troïka, rejetales guides sur son siège, et descendit. Le vent hurlait de plusbelle, la neige tombait, plus furieuse, sur les choubas. Je meretournai ; la troisième troïka n’était plus derrièrenous : « Elle se sera attardée en route, » pensai-je.Auprès du second traîneau, à travers le brouillard neigeux, onvoyait le petit vieux qui battait des semelles.

Ignachka fit trois pas, s’assit sur la neige,se déceintura, et ôta ses bottes.

– Que fais-tu là ? demandai-je.

– Je me déchausse un moment, car j’ai lespieds tout gelés, me répondit-il. Et il continua son manège.

Je me sentais glacé lorsque je sortais mon coude ma chouba pour voir ce qu’il faisait. Je me tenais droit, lesyeux fixés sur le pristiajnaïa, lequel, en écartant une jambe,agitait, avec une lassitude maladive, sa queue nouée et neigeuse.La secousse qu’imprima Ignachka au traîneau en remontant sur sonsiège acheva de me réveiller.

– Où sommes-nous maintenant ?demandai-je. Arriverons-nous avant le jour, au moins ?

– Soyez tranquille, nous vous mènerons aubut, maintenant que mes pieds se sont bien réchauffés.

Il toucha. La cloche retentit, le traîneaureprit sa marche cadencée, et le vent siffla sous les patins. Denouveau, nous voguions sur cette mer infinie de clarté.

 

X

 

Je m’endormis encore. Lorsque Aliochka, en meheurtant de son pied, me réveilla, et que j’ouvris les yeux, ilfaisait jour déjà. On eût dit que le froid était encore plus vifque pendant la nuit. La neige avait cessé de tomber, mais un ventviolent et sec continuait à soulever la poussière blanche dans laplaine, et surtout sous les sabots des chevaux et les patins destroïkas.

Du côté de l’Orient, étincela le ciel bleufoncé, sur lequel ressortaient, de plus en plus apparentes, desbandes obliques d’un beau ton orangé. Au-dessus de nos têtes, àtravers de blancs nuages errants, transparaissait l’azur d’un bleutendre. À gauche, des nues flottaient, lumineuses et légères. Aussiloin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que la neigeaccumulée au loin par couches profondes. Nul vestige d’hommes, nide traîneaux, ni de fauves. Les contours et les couleurs duyamchtchik et des chevaux se dessinaient avec netteté, profilantsur le fond éblouissant leurs silhouettes précises.

Le bord du bonnet bleu marin d’Ignachka, soncol, ses cheveux et jusqu’à ses bottes, tout était blanc ; letraîneau était entièrement envahi. La neige recouvrait la partiedroite de la tête et du garrot du korennaïa gris, montait jusqu’auxgenoux du pristiajnaïa, et plaquait par endroits sa croupe ensueur, aux poils frisés. La petite houppe se balançait, battant lamesure de tous les airs qui me venaient en tête, au gré desmouvements du cheval. On ne devinait sa fatigue qu’à ses oreillestombantes, à son ventre tour à tour contracté et soulevé. Un seulobjet arrêtait l’attention : c’était la borne de verste, aupied de laquelle le vent amoncelait sans cesse la neigetourbillonnante et éparpillée.

J’étais émerveillé de voir les mêmes chevauxcourir toute une nuit, pendant douze heures, sans savoir où, sanss’arrêter, et arriver cependant au but.

Notre clochette semblait tinter plusjoyeusement. Ignat s’était essoufflé à force de crier ; parderrière, on entendait haleter les chevaux et sonner les sonnettesde la troïka où se trouvaient le petit vieux et leconseilleur ; mais celle du yamchtchik endormi avaitcomplètement disparu.

Après une demi-verste de route, nousremarquons les traces toutes fraîches d’un traîneau avec sonattelage ; et, çà et là, des gouttes de sang d’un chevalblessé.

– C’est Philippe, vois-tu ? il nousa dépassés ! dit Ignachka. Voilà que surgit, au bord duchemin, presque enfouie sous la neige, une maisonnette avec uneenseigne. Près du cabaret, se tenait une troïka de chevaux gris,frisés par la sueur, jambes écartées et têtes basses. Devant laporte, un passage avait été frayé, et la pioche était encore là,toute droite. Mais le vent balayait toujours le toit et faisaitdanser la neige. Sur le seuil, au bruit de nos clochettes, apparutun grand yamchtchik rouge et roux, un verre de vin à la main, etcriant quelque chose. Ignachka se retourna vers moi et me demandala permission de faire halte. Alors seulement j’aperçus son visagepour la première fois.

 

XI

 

Ce visage n’était point sec, basané, pourvud’un nez droit, comme je m’y attendais d’après ses cheveux et sacarrure : c’était un museau rond, jovial, avec un nez épaté,une grande bouche et des yeux bleu clair. Ses joues et son couétaient rouges comme si on venait de les frictionner avec unmorceau de drap. Ses sourcils, ses longs cils et le duvet quicouvrait le bas de son visage étaient tout à fait blancs deneige.

Une demi-verste seulement nous séparait durelais. Nous nous arrêtâmes.

– Va, mais reviens vite, lui dis-je.

– Dans un instant, répondit Ignachka quisauta de son siège et s’avança vers Philippe.

– Donne, frère, dit-il, en ôtant lamoufle de sa main droite, et en la jetant avec le knout sur laneige. Puis, rejetant sa tête en arrière, il but d’un seul trait lepetit verre de vodka qu’on lui tendait.

Le cabaretier, sans doute un Cosaque enretraite, avec un demi-chtof dans sa main, sortit de lamaisonnette.

– Qui en veut ? fit-il. Le grandWassili, un moujik maigre et blondasse, avec une barbiche de bouc,et le conseilleur ventripotent, une épaisse barbe filasse formantcollier autour de son visage, s’approchèrent, et vidèrent chacun unpetit verre. Le petit vieux se joignit au groupe de buveurs, maispersonne ne lui offrit rien, et il retourna vers ses chevauxattachés derrière le traîneau, il se mit à leur caresser le dos etla croupe. Le petit vieux était bien comme je l’avaisimaginé : petit, maigriot, le visage ridé et bleui, labarbiche rare, un petit nez pointu, et des dents jaunes et usées.Son bonnet était tout neuf, mais son touloupe était défraîchi, salipar le goudron, et déchiré aux épaules et sur le devant ; ils’arrêtait au-dessus des genoux ; ses culottes étaient serréesdans les bottes. Lui-même il était courbé et ratatiné, et, tout entremblant de sa tête et de ses genoux, il faisait je ne sais quoiauprès de son traîneau ; visiblement il essayait de seréchauffer.

– Eh bien ! Mitritch ! Prendsdonc un peu de vodka ; cela te réchaufferait bien, lui cria leconseilleur.

Mitritch tressaillit ; il rajustal’avaloire du cheval, la douga, et vint à moi.

– Eh bien ! barine, dit-il en ôtantson bonnet de dessus ses cheveux gris et en me saluant humblement,nous avons erré toute la nuit avec vous, à chercher la route. Ne mepayerez-vous pas au moins un petit verre ? Vraiment, petitpère, Votre Excellence ! Car autrement, impossible de meréchauffer, ajouta-t-il avec un sourire obséquieux.

Je lui donnai vingt-cinq kopeks. Le cabaretierapporta un verre et servit le petit vieux, qui, s’étant débarrasséde sa moufle et de son knout, tendit vers le verre sa petite mainhâlée, ridée et un peu bleuie. Mais son gros doigt, comme étranger,ne lui obéissait pas ; il ne pouvait pas retenir sonverre ; il le renversa et le laissa tomber par terre.

Tous les yamchtchiks éclatèrent de rire.

– Vois-tu Mitritch, comme il estgelé ? Il ne peut plus tenir entre ses mains de la vodka. MaisMitritch était très chagriné d’avoir renversé son verre.

On lui en remplit cependant un autre, qu’onlui versa dans la bouche. Aussitôt il devint joyeux, courut aucabaret, alluma sa pipe, montra ses dents usées et jaunes ; iljurait à chaque mot. Après avoir vidé le dernier verre, les moujiksregagnèrent leurs troïkas, et nous repartîmes.

La neige étincelait, de plus en plus blanche,et son éclat blessait les yeux. Les bandes d’un pourpre orangés’élevaient toujours davantage, et s’étendaient, plus lumineuses,dans l’azur profond. Même l’orbe rouge du soleil apparut àl’horizon au travers des nuages gris.

Sur la route, auprès du relais, les traces deroues apparurent nettes, jaunâtres, avec des ornières. On sesentait léger et frais dans cet air dense et glacé.

Ma troïka volait ; la tête du korennaïaet son cou, dont la crinière s’éparpillait sur la donga, sebalançaient d’un mouvement court et rapide au-dessous de laclochette, dont le battant ne battait plus, mais rasait les parois.Les bons pristiajnaïas, tendant tous deux les traits gelés,galopaient énergiquement ; la houppe les frôlait jusqu’auventre. Parfois l’un d’eux buttait dans une ornière, et ses effortspour en sortir me faisaient aller de la neige dans les yeux.Ignachka ténorisait allègrement. La gelée sèche craquait sous lespatins. Derrière nous, comme à la fête, tintaient les deuxclochettes, et l’on entendait les cris des yamchtchiks ivres.

Je me retournai. Les pristiajnaïas gris etfrisés, allongeant le cou, retenant leur souffle, et la bride endésordre, trottaient sur la neige. Philippe, faisait claquer sonknout et arrangeait son bonnet. Le petit vieux, les pieds en l’aircomme avant, était étendu au milieu du traîneau.

Deux minutes après, les troïkas firent craquerle plancher devant la maison du relais, et Ignachka, tournant versmoi son visage hérissé de glaçons et soufflant le froid, me dittout content :

– Nous vous avons mené, tout de même,barine !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer