Contes et Nouvelles – Tome I

DE QUOI VIVENT LES HOMMES

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Quand nous aimons nos frères, nous connaissons par là que noussommes passés de la mort à la vie. Celui qui n’aime pas son frèredemeure dans la mort.

(I Jean 3 : 14.)

Or,celui qui aura des biens de ce monde, et qui voyant son frère dansle besoin, lui fermera ses entrailles, comment l’amour de Dieudemeure-t-il en lui ?

(I Jean 3 : 17.)

Mespetits enfants, n’aimons pas seulement en paroles, et par lalangue, mais aimons en effet et en vérité.

(I Jean 3 : 18.)

Mesbien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car la charité vient deDieu et quiconque aime les autres est né de Dieu et il connaîtDieu.

(I Jean 4 : 7.)

Celui qui ne les aime point, n’a point connu Dieu : car Dieuest amour.

(I Jean 4 : 8.)

Personne ne vit jamais Dieu. Si nous nous aimons les uns lesautres, Dieu demeure en nous, et son amour est accompli ennous.

(I Jean 4 : 12.)

Etnous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous l’avons cru.Dieu est charité ; et celui qui demeure dans la charitédemeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

(I Jean 4 : 16.)

Siquelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, il estmenteur car celui qui n’aime point son frère qu’il voit, commentpeut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?

(I Jean 4 : 20).

 

 

I

 

Un cordonnier vivait avec sa femme et sesenfants dans une chambre louée à un paysan, car il ne possédait nimaison ni terre, et gagnait de quoi nourrir sa famille par sonmétier de cordonnier. Le pain était cher, le travail peupayé ; il mangeait tout ce qu’il gagnait. Il n’avait pour luiet sa femme qu’une seule pelisse, et encore s’en allait-elle enloques. Depuis deux années déjà, le cordonnier cherchait à acheterquelques peaux de mouton pour s’en faire une pelisse neuve.

Vers l’automne, il se trouva possesseur d’unpeu d’argent : trois roubles en papier étaient là, dans lecoffre de sa femme. Des paysans du village leur devaient cinqroubles et vingt kopecks.

Un matin, le cordonnier résolut d’aller aubourg acheter sa pelisse. Il revêtit la jaquette en nankin ouaté desa femme, mit par-dessus un caftan de drap, plaça les trois roublesdans sa poche, prit son bâton et partit après le déjeuner.

« Je toucherai les cinq roubles despaysans ; avec cela et les trois roubles que j’ai, j’aurai dequoi acheter des peaux de mouton pour faire une pelisse »,pensa-t-il.

Arrivé au bourg, il se rendit chez le paysan.Il n’était pas là. La femme promit de lui envoyer porter l’argentdans la semaine, mais elle ne donna rien. Chez un autre, on luijura qu’on n’avait rien pour le payer ; on lui donna seulementvingt kopecks pour un ressemelage. Le cordonnier pensa acheter lespeaux à crédit ; mais le marchand n’y voulut point consentir.Il lui dit :

– Apporte-moi l’argent et alors tuchoisiras les marchandises que tu voudras ; car nous ne savonsque trop combien il est difficile de nous faire payer.

Le cordonnier ne fit pas d’affaires, et à partles vingt kopecks du ressemelage, il ne reçut qu’une vieille pairede bottes qu’on lui donna à ressemeler.

Tout triste, le cordonnier alla au cabaret,but ses vingt kopecks, et se remit en route sans les peaux demouton. Le matin, il avait eu froid tout le long du chemin, mais auretour, comme il avait bu, il avait chaud, bien qu’il fût sanspelisse. Il marcha allégrement, frappant de son bâton le sol gelé,tandis que de l’autre main il faisait tournoyer les bottes, et sedit :

« J’ai chaud sans pelisse ; j’ai buun petit verre, l’eau-de-vie remplit mes veines, à quoi bon unepelisse ? Je m’en vais, j’oublie ma misère, voilà l’homme queje suis ! Qu’est-ce que ça me fait ? Je puis bien vivresans pelisse ; je m’en passerai toute ma vie. Mais voilà, mafemme ne sera pas contente ! Et à vrai dire, il y a de quoi.On travaille pour eux, ils vous font courir… Attends un peu !tu ne me donnes pas d’argent… je lèverai mon bonnet. Je te jure queje le ferai !… En voilà des manières, de payer par vingtkopecks !… Que peut-on faire avec vingt kopecks ? Lesboire au cabaret, voilà tout !… »

Et toujours soliloquant :

« La misère ! La misère !… Etla mienne donc ! Tu as une maison, du bétail, et tout, et moi,je n’ai que moi. Tu manges le pain qui vient de ton champ, et moi,j’achète le mien ; rien que pour le pain, il faut que jetrouve trois roubles par semaine. Je reviens chez moi, le pain estmangé, encore un rouble et demi à dépenser. Donne-moi donc ce quetu me dois ! »

Le cordonnier arrive ainsi près de lachapelle, au tournant de la route. Il aperçoit, derrière lachapelle, quelque chose de blanc. Le jour tombait ; lecordonnier distinguait mal.

« Qu’est-ce qu’il y a là ? Il n’yavait pas de pierre blanche, ici. Est-ce une vache ? Non, çan’a pas l’air d’une vache. Du côté de la tête on dirait un homme.Mais pourquoi est-il blanc ? Et pourquoi se trouverait-ilici ? »

Il s’approche, distingue mieux. Quelmiracle ! C’est bien un homme ! Vivant ou mort ? Ilest assis, tout nu, appuyé contre le mur de la chapelle ; ilne remue pas. Le cordonnier, pris de peur, pense :

« On a tué quelqu’un ; on l’adépouillé et jeté là. Si je m’approche seulement, je vais m’attirerune foule d’ennuis. »

Il passe, contourne la chapelle, et perd devue l’homme. Au bout de quelques instants, il se retourne et voitque l’homme s’est écarté du mur, qu’il remue et semble le regarderfixement. Plus effrayé que jamais, le cordonnier pense :« Dois-je revenir sur mes pas ou me sauver ? Si je vaisauprès de lui, il peut m’arriver malheur. Peut-on savoir quel hommec’est ? Sa présence ici me paraît suspecte. Il va me sauter àla gorge et je ne m’en tirerai peut-être pas. À supposer qu’il nem’étrangle pas, j’aurai maille à partir avec lui. Que faire d’unhomme nu ? Je ne peux pas cependant me déshabiller pour levêtir, lui donner mon unique habit. Que Dieu me tire delà ! »

Il avait dépassé la chapelle, mais saconscience commençait à le tourmenter. Il s’arrête au milieu de laroute :

« Que fais-tu, Simon, se dit-il, quefais-tu ? Un homme se meurt sans secours, et toi, tu prendspeur et t’enfuis. Serais-tu donc un richard ? Craindrais-tudonc d’être dépouillé de tes trésors ? Ah ! Simon, cen’est pas bien ! »

Simon retourne et s’approche de l’homme.

 

II

 

Simon s’approche, regarde et voit un hommejeune et robuste, dont le corps ne porte trace de violence ni decoups, mais transi de froid et visiblement effrayé. Assis contre lemur, il ne regardait pas Simon. Il avait l’air épuisé ; il nepouvait lever les paupières.

Simon s’avança davantage, et se pencha versl’homme qui se ranima soudain, tourna la tête, ouvrit les yeux etle regarda. Dès que Simon vit ce regard, il se prit à aimerl’homme. Il laissa tomber ses bottes, détacha sa ceinture, qu’iljeta sur elles, et enleva son caftan.

« Pas de paroles inutiles, dit-il. Tiens,habille-toi vite. »

Et Simon prit l’homme sous le bras, lesouleva, le mit sur pied ; il vit son corps fin, délicat,propre, ses bras et ses jambes intacts, et son doux visage. Il luimit son caftan sur les épaules, mais l’homme ne pouvait passer lesmanches. Simon le lui passa, ferma le caftan, lui attacha laceinture. Il voulut ôter son bonnet déchiré pour en coifferl’homme, mais il se sentit froid à la tête, et pensa :

« Je suis entièrement chauve, tandis quelui a de longs cheveux bouclés. » Il garda son bonnet.« Mieux vaut lui mettre les bottes », se dit-il.

Simon s’agenouilla devant l’homme, lui chaussales bottes, puis lui dit :

– Eh bien ! frère ! Voyons,secoue-toi un peu, réchauffe-toi. Nous n’avons plus rien à faireici. Peux-tu marcher ?

L’homme restait debout sans parler, tout enregardant Simon avec douceur.

– Eh bien ! Pourquoi ne parles-tupas ? Nous ne pouvons pas passer l’hiver ici. Il faut rentrer.Tiens, prends mon bâton ; appuie-toi dessus, si tu n’as pas deforces ; et en avant !

L’homme marcha, même très facilement, et neresta pas en arrière.

Ils vont côte à côte, et Simon luidemande :

– D’où es-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– Je connais les gens du pays. Comment tetrouvais-tu là, derrière la chapelle ?

– Je ne peux pas le dire.

– T’aurait-on fait du mal ?

– Non, personne ne m’a fait mal. Dieu m’apuni.

– Sans doute, tout dépend de Dieu… Maisenfin, on va toujours quelque part. Où vas-tu ?

– Cela m’est égal.

Simon s’étonne. Cet homme n’a pas la mine d’unmauvais plaisant, sa voix est douce, mais il ne dit rien de soi.Simon songe que tout cela est bien étrange et il dit àl’homme :

– Eh bien ! Viens chez moi ; tute réchaufferas un peu dans ma maison.

Simon s’approche de sa cour ; soncompagnon marche à côté de lui. Le vent s’est levé, il transpercela chemise de Simon.

L’ivresse commence à se dissiper et il se senttransi ; il renifle, se serre dans sa jaquette et pense :« Me voilà bien ! En voilà une affaire ! Je parspour acheter une pelisse, je n’ai plus même un caftan en rentrant,et je ramène encore un homme nu. Matriona ne m’en fera pascompliment. »

En pensant à elle, Simon s’attriste ;mais en regardant l’homme, il se rappelle le regard qu’il lui ajeté derrière la chapelle, et son cœur tressaille de joie.

 

III

 

La femme de Simon a fini son ménage de bonneheure. Elle a fendu du bois, apporté de l’eau, soigné les enfants,mangé ; puis elle s’est mise à songer. Elle songe au pain,s’il faut cuire aujourd’hui ou demain ? Il reste encore unegrosse miche dans la huche.

« Simon a dîné au village,pense-t-elle ; s’il ne soupe pas ce soir, il restera assez depain pour demain. »

Elle tourne et retourne sa miche :

« Je ne cuirai pas aujourd’hui ; ilne reste de farine que pour une fois ; nous allons traînerjusqu’à vendredi. »

Matriona cache le pain et s’assied près de latable, pour réparer la chemise de son mari. Elle coud et pense àson homme qui est allé acheter des peaux de mouton pour unepelisse.

« Pourvu que le marchand ne l’ait pastrompé, il est si simple, mon homme !… Il ne tromperait jamaispersonne, lui, et un enfant lui en ferait accroire… Huit roubles,c’est une somme, on peut acheter une bonne pelisse avec cela,simple, bien sûr, mais une pelisse tout de même. L’hiver dernierétait si dur : sans pelisse, impossible d’aller à la rivière,ou ailleurs. Ainsi il est parti, avec tout sur son dos, et moi, jen’ai rien à me mettre… Quel temps il y met ! Il devrait êtrede retour… Ne s’est-il point arrêté au cabaret, monhomme ? »

À peine Matriona a-t-elle pensé cela, que lesmarches du perron craquent, et que quelqu’un entre. Elle laisse sonouvrage et passe dans le vestibule. Elle voit entrer deuxhommes : Simon et un autre paysan, tête nue, chaussé de bottesde feutre.

À son haleine, Matriona s’aperçoit tout desuite que Simon a bu.

« J’en étais sûre, se dit-elle. Il abu. »

En le voyant sans caftan, les mains vides,silencieux, gêné, le cœur manque à la pauvre femme.

« Il a bu l’argent, il est allé aucabaret, avec quelque galopin, et il l’amène ici. »

Matriona les laissa pénétrer dans l’isba etles suivit en silence. Elle vit l’étranger, jeune, maigre, vêtu deleur caftan, sans chemise sous le caftan et sans bonnet. Une foisrentré, il resta immobile, les yeux baissés. Matriona pensa :« C’est un mauvais garnement, il a peur. »

Les sourcils froncés, elle alla vers le poêle,attendant les événements.

Simon ôta son bonnet, et s’assit sur le banc,l’air bon garçon.

– Eh bien ! Matriona, nousdonneras-tu à souper ? dit-il. Matriona bougonnait entre sesdents. Elle s’arrêta près du poêle, immobile, regardant tantôt l’untantôt l’autre, en hochant la tête. Simon voyant sa femme furieuse– mais qu’y faire ? – prit un air indifférent, et, saisissantla main de l’étranger :

– Assieds-toi, frère, dit-il, etsoupons.

L’autre s’assied sur le banc.

– Eh bien ! N’as-tu pas cuit cesoir ?

La colère gagne Matriona.

– J’ai cuit, mais pas pour toi. Tu as buà perdre la raison. Il part pour acheter une pelisse et revientsans caftan, et il amène encore avec lui un vagabond tout nu. Jen’ai pas de souper pour des ivrognes comme vous.

– Assez, Matriona ! inutile detourner ta langue pour ne dire que des bêtises. Tu ferais mieux deme demander d’abord quel est cet homme.

– Commence par dire ce que tu as fait del’argent ! reprit la femme.

Simon porta la main à sa poche et en retirales roubles.

– Voilà l’argent. Trifonov n’a paspayé ; il a promis pour demain.

La colère reprend Matriona de plus belle. Pasde pelisse, l’unique caftan mis sur le dos d’un vagabond tout nu,que, pour comble, il a amené avec lui ! Elle prend l’argent etva le serrer en disant :

– Je n’ai pas de souper, on ne peut pasnourrir tous les ivrognes nus.

– Allons, Matriona ! tiens ta langueet écoute ce qu’on va te dire.

– Moi ! écouter les sottises d’unimbécile qui a bu ! Ah comme j’avais raison de ne pas vouloirt’épouser, ivrogne ! Ma mère m’avait donné de la toile, tul’as bue ; tu t’en vas pour acheter une pelisse, et tu l’asbue !

Simon essaie bien, mais en vain, d’expliquerqu’il n’a dépensé au cabaret que vingt kopecks : il veut direà sa femme comment il a trouvé l’homme, mais Matriona ne le laissepas placer un mot, elle en dit deux pour un, et lui lance à la têtece qui s’est passé il y a dix ans. Elle parle, parle, puis,saisissant Simon par la manche :

– Rends-moi ma jaquette ! je n’aique celle-là : tu me l’as prise ; tu l’as sur le dos,chien mal peigné ! que le diable t’emporte !

Simon veut ôter la jaquette, la femmetire ; les coutures éclatent. Enfin Matriona tient en mains sajaquette ; elle se la met sur la tête et se dirige vers laporte. Elle voulait s’en aller, mais soudain elle s’arrête, prisede rage. Elle voudrait se décharger sur quelqu’un, et, en mêmetemps, elle est curieuse de savoir quel est cet homme.

 

IV

 

Debout sur le seuil, Matriona dit :

– Si c’était un honnête homme, il neserait pas tout nu ; regarde, il n’a pas même de chemise. Situ avais fait quelque chose de bon, tu m’aurais dit d’où tu asramené cet élégant.

– Mais je te le dis : je passaisprès de la chapelle, et je trouve ce garçon tout nu, presquegelé ; nous ne sommes plus en été… C’est Dieu qui m’a guidévers lui, il serait mort cette nuit. Que faire ? Il y a deschoses qui arrivent. Je l’ai relevé, je l’ai vêtu, je l’ai amenéici. Apaise ton cœur, c’est un péché, Matriona. Nous mourrons unjour.

Matriona voulait répliquer, mais elle jeta lesyeux sur l’étranger et se tut. Assis sur le banc, il se tenaitimmobile, les mains croisées sur ses genoux, la tête penchée sur sapoitrine ; il suffoquait comme si quelque chose l’étouffait.Matriona se tut. Simon lui dit :

– Matriona, n’as-tu plus Dieu dans toncœur ?

À ces paroles, Matriona considéra de nouveaul’étranger et son cœur se fondit. Quittant le seuil, elle alla versle poêle pour préparer le souper, posa l’écuelle sur la table,versa le kvass et apporta le dernier pain, avec un couteau et descuillers.

– Allons, mangez, dit-elle.

Simon poussa l’homme vers la table.

– Approche, jeune homme, dit-il.

Il coupa du pain, le trempa et tous deux semirent à manger. Matriona s’assit au coin de la table, et le mentonappuyé sur ses poings, regarda l’étranger.

Elle fut prise d’une grande pitié et se mit àson tour à l’aimer. Aussitôt l’étranger devint plus gai et,relevant la tête, il sourit à Matriona.

Le souper fini, celle-ci rangea la vaisselleet dit :

– D’où viens-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– Comment t’es-tu trouvé là ?

– Je ne puis le dire.

– Qui t’a dépouillé ?

– C’est Dieu qui m’a puni.

– Et c’est pour cela que tu restais toutnu ?

– Oui, je restais ainsi, tout nu. Jegelais. Simon m’a vu. Il a eu pitié de moi. Il m’a mis son caftan,m’a dit de le suivre. Toi, tu as compati à ma misère, tu m’as donnéà manger et à boire. Dieu vous sauve !

Matriona se leva, retira de la fenêtre unevieille chemise de Simon, qu’elle avait rapiécée, et la donna àl’étranger, en même temps qu’une vieille paire de caleçons.

– Prends, lui dit-elle. Je vois que tun’as même pas de chemise. Habille-toi et couche-toi où tu voudras,sur le banc ou sur le poêle.

L’étranger retira le caftan, mit la chemise etle caleçon et s’étendit sur le banc. Matriona éteignit lachandelle, ramassa le caftan et grimpa sur le poêle à côté de sonmari. Elle se coucha en se couvrant d’un bout du caftan.

Mais elle ne pouvait s’endormir :l’étranger la préoccupait.

Elle pensa aussi qu’on avait mangé tout ce quirestait de pain, qu’on en manquerait le lendemain, qu’elle avaitdonné à l’hôte la chemise et le caleçon de Simon. Et elle se sentittriste ; mais se rappelant le sourire de l’étranger, elletressaillit de joie.

Longtemps, Matriona resta éveillée. Simon nedormait pas non plus, et tirait le caftan de son côté.

– Simon !

– Quoi ?

– On a mangé tout le pain ; je n’aipas cuit aujourd’hui. Que ferai-je demain ? Dois-je demander àMélania de m’en prêter demain ?

– Si nous vivons, nous aurons de quoimanger.

Ils se turent un moment.

– Cet homme a l’air bon, pourquoi nedit-il rien sur lui-même ?

– Sans doute qu’il ne peut pas.

– Simon !

– Quoi ?

– Nous donnons aux autres, pourquoiest-ce que personne ne nous donne à nous ?

Simon ne sut que répondre.

– Assez causé, fit-il en seretournant.

Et il s’endormit.

 

V

 

Simon s’éveilla de bonne heure : lesenfants dormaient encore ; la femme était sortie pour demanderdu pain aux voisins. L’étranger de la veille, dans la vieillechemise et le vieux caleçon, était assis sur le banc, les yeuxlevés ; son visage était devenu plus serein.

– Eh bien ! mon brave, lui ditSimon, l’estomac demande du pain et le corps des vêtements. Il fautse suffire, se nourrir. Sais-tu travailler ?

– Je ne sais rien.

Simon ouvrit de grands yeux et dit :

– Les hommes t’apprendront tout, si tu asde la bonne volonté.

– Tout le monde travaille, je ferai commeles autres.

– Comment t’appelles-tu ?

– Michel.

– Eh bien ! Michel, tu ne veux riendire sur toi, c’est ton affaire ; mais il faut manger ;si tu fais ce que je te dirai, je te nourrirai,

– Que Dieu te bénisse !Enseigne-moi, montre-moi ce qu’il faut faire.

Simon prit du fil et se mit à préparer lebout.

– Ce n’est pas difficile, regarde…

Michel regarde, prend le fil à son tour,prépare le bout, et aussitôt Simon lui apprend à cirer le fil, etle tordre avec une soie de porc. Michel comprend cela aussi dupremier coup. Ensuite le patron lui montre à coudre. Et Michelcomprend cela aussitôt.

Dès la troisième journée, quelque travailqu’on lui montrât, Michel comprenait tout de suite. Il travaillaitsi proprement qu’on eût pu croire qu’il avait fait des bottes toutesa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait peu ; sontravail terminé, il restait dans son coin, les yeux levés, sansrien dire. Il ne sortait jamais, ne plaisantait jamais, ne riaitjamais. On ne l’avait vu sourire qu’une fois : le premiersoir, quand la femme lui avait servi à souper.

 

VI

 

Jour par jour, semaine par semaine, une années’écoula. Michel continuait à vivre et à travailler chez Simon.L’ouvrier devint célèbre : nul ne faisait des bottes aussisoignées, aussi solides que Michel, l’ouvrier de Simon ; et onvenait de partout à la ronde commander des bottes chez Simon. Simoncommença à vivre à son aise.

Un jour d’hiver, Simon et Michel travaillaientensemble, quand ils entendirent une voiture à trois chevaux avecdes grelots. Ils regardèrent par la fenêtre, la voiture s’arrêtadevant l’isba. Un valet sauta du siège, ouvrit la portière. Unmonsieur, enveloppé d’une pelisse, descendit de la voiture, sedirigea vers la demeure de Simon et gravit le perron. Matrionaouvrit la porte toute grande. Le monsieur se baissa, entra dans lamaison, se redressa : sa tête touchait presque au plafond, etil remplissait à lui seul tout un coin de la pièce.

Simon se leva, salua le monsieur avecétonnement. Jamais il n’avait vu un homme pareil. Simon lui-mêmeétait trapu, Michel, maigre, Matriona semblait une vieille bûcheséchée. Cet homme semblait venir d’un autre monde : avec saface rouge et pleine, son cou de taureau, il avait l’air d’êtrebâti en airain.

Après avoir soufflé avec force, il jeta safourrure, s’assit sur le banc, et dit :

– Lequel de vous est le patroncordonnier ?

Simon s’avança.

– C’est moi, Votre Seigneurie,dit-il.

Le monsieur appela son valet.

– Fedka ! apporte-moi le cuir.

Le domestique accourut avec un paquet. Lemonsieur prit le paquet et le posa sur la table.

– Défais ce paquet, dit-il.

L’autre obéit.

Le monsieur montra le cuir à Simon, etdit :

– Écoute, cordonnier, tu vois bien cecuir ?

– Oui, Votre Seigneurie.

– Te rends-tu compte de la marchandiseque c’est ?

Simon tâta le cuir et répondit :

– La marchandise est très bonne.

– Oui, elle est bonne, imbécile ; tun’as encore jamais vu pareille marchandise, c’est du cuird’Allemagne, entends-tu ? Il vaut vingt roubles, ce cuir.

Simon intimidé répond :

– Où pourrions-nous voir tout cela, nousautres ?

– Sans doute. Peux-tu me faire des bottesavec ce cuir ?

– Certainement, Votre Seigneurie.

Le monsieur s’écria :

– Certainement ! Comprends bien pourqui tu vas travailler et avec quelle marchandise ; fais-moides bottes qui puissent durer un an, que je puisse porter un ansans les tourner ni les déchirer. Si tu peux le faire, alors prendsce cuir et taille ; sinon, refuse. Je te préviens : siles bottes se déchirent avant un an, je te fourre en prison ;si elles me durent un an, tu auras dix roubles.

Simon, effrayé, hésite, il ne sait querépondre. Il regarde Michel, le pousse du coude, et luichuchote :

– Faut-il accepter ?

– Prends le travail, fait Michel.

Simon écoute Michel, accepte et s’engage àlivrer des bottes qui ne tourneraient pas, ne se déchireraient pasde toute une année.

Le monsieur appela le valet, lui ordonna delui déchausser le pied gauche, tendit son pied et dit àSimon :

– Eh bien ! prends les mesures.

Simon prit un papier de dix verchok, le pliaen bandes, se mit à genoux, essuya ses mains à son tablier pour nepas salir la chaussette du monsieur, et se mit à prendre mesure.Simon prend la mesure de la semelle, du cou-de-pied, et se met àmesurer le mollet ; mais le papier n’en peut faire letour ; le mollet est gros comme une poutre.

– Prends garde ; ne fais pas tropétroit au mollet.

Simon ajoute du papier. Le monsieur, assis,agite ses doigts de pied dans la chaussette, regarde les gens quisont là.

Il aperçut Michel.

– Quel est celui-ci ?demanda-t-il.

– Mais c’est mon ouvrier, celui qui ferales bottes, répondit Simon.

– Attention ! dit le monsieur,s’adressant à Michel. Il faut qu’elles me durent un an.

Simon lève les yeux sur Michel et s’aperçoitqu’il ne regarde même pas le monsieur ; il regarde au-dessuset au-delà de lui, comme s’il voyait quelqu’un. Il regarde, ilregarde et tout à coup il sourit avec sérénité.

– Pourquoi ris-tu, imbécile ? Veilleplutôt à ce que mes bottes soient prêtes à temps.

Michel répondit :

– Vos bottes seront prêtes au momentvoulu.

– C’est bien.

Le monsieur se rechaussa, s’enveloppa de sapelisse et se dirigea vers la porte ; mais, ayant oublié de sebaisser, il se cogna le front contre la solive. Il se mit à jurer,se frotta la tête, puis remonta dans sa voiture et partit.

Une fois le monsieur parti, Simondit :

– En voilà un qui est fort comme un roc,il a rompu la solive et il s’en moque.

Matriona opina :

– Avec la vie qu’il mène, comment neserait-ce pas un bel homme ? Coulé en airain comme il l’est,la mort ne le prendra pas de sitôt.

 

VII

 

Simon s’adressa à Michel :

– Nous avons accepté cettecommande ; pourvu qu’elle ne nous cause aucun ennui. Le cuirest cher, le seigneur est violent ; pourvu que nous ne noustrompions pas ! Tu as de meilleurs yeux, ta main est plussûre, tiens, voici les mesures ; taille-moi ce cuir ; jeferai les coutures.

Michel obéit ; il prit le cuir, ledéroula sur l’établi, le plia en deux, saisit son tranchet et semit à tailler.

Matriona s’approche, regarde le travail deMichel et s’étonne de ce qu’il fait. Habituée au métier, elle voitque Michel taille non des bottes mais des sandales.

Elle voulut parler mais pensa : « Jen’aurai sans doute pas compris quel genre de chaussures il faut auseigneur. Michel sait mieux que moi ce qu’il fait ; je ne m’enmêle pas. »

Michel a taillé les chaussures, il prend lesmorceaux et se met à coudre, non des deux côtés, mais d’un seul,comme pour des sandales. Matriona s’en étonne, mais elle ne veutpas s’en mêler, et Michel continue de coudre. L’heure du repas estvenue. Simon quitte sa besogne et voit que Michel a fait avec lecuir des sandales au lieu de bottes. Simon pousse un« Ah ! » et pense : « Comment, Michel quidurant tout une année ne s’est jamais trompé !… quel malheuril vient de faire maintenant ! La marchandise estperdue ; que vais-je dire au seigneur ? Où trouverpareille marchandise ? »

Et il dit à Michel :

– Qu’as-tu fait, mon ami ? Tu m’asperdu. Le seigneur m’a commandé des bottes, et toi, qu’as-tufait ?

Au même instant on frappe un grand coup à laporte. On regarde par la fenêtre, on voit quelqu’un qui attache soncheval à l’anneau de la porte. On ouvre ; le domestique dumonsieur entre.

– Bonsoir, patron.

– Bonsoir, que nous veux-tu ?

– Madame m’envoie pour les bottes.

– Les bottes ? Quoi ?

– Oui, monsieur n’a plus besoin debottes. Il est mort.

– Comment !

– Il n’est pas même rentré vivant ;il est mort dans la voiture. Nous arrivons, j’ouvre, et je le voiscouché au fond, tout raide, c’est à grand-peine qu’on a pu leretirer. Madame m’a envoyé chez vous en disant : « Vadire au cordonnier de faire des sandales pour un mort au lieu desbottes que ton maître est allé commander en laissant du cuir. Qu’ilse presse, attends, et rapporte les sandales. » Et voilàpourquoi je suis ici.

Michel prit les sandales et ce qui restait ducuir, roula le tout proprement et remit le paquet au domestique quiattendait.

– Adieu la compagnie ! portez-vousbien !

 

VIII

 

Un an, deux ans se passent, enfin voilà sixans que Michel vit chez Simon. C’est toujours la même chose :il ne sort jamais, parle rarement, et pendant tout ce temps il n’asouri que deux fois : la première, lorsque Matriona lui donnaà manger, la seconde, à la visite du seigneur.

Simon est toujours ravi de son ouvrier, il nelui demande plus d’où il vient, et ne craint qu’une chose, c’estqu’il ne parte.

Un jour, ils étaient tous ensemble à lamaison ; la patronne mettait le pot dans le poêle, les enfantsgrimpaient sur les bancs et regardaient autour des fenêtres. Prèsd’une fenêtre, Simon poussait l’alène ; près de l’autre,Michel achevait un talon.

Un des enfants vint s’appuyer sur l’épaule deMichel, regarda à la fenêtre et lui dit :

– Vois, oncle Michel, une marchande avecdeux petites filles. On dirait qu’elles viennent de notre côté.L’une des petites est boiteuse.

À ces mots, Michel laisse son ouvrage, setourne vers la fenêtre et regarde au-dehors.

Simon s’étonne. Jamais Michel n’a regardéau-dehors et le voilà collé à la vitre, et il examine quelquechose. Simon regarde à son tour par la fenêtre. Il voit en effetune femme, proprement mise, qui conduit deux fillettes, enveloppéesde petites pelisses, des fichus de laine sur la tête, et sedirigeant vers sa demeure. Les enfants se ressemblent :impossible de les distinguer l’une de l’autre, mais l’une boite dela jambe gauche.

La femme s’arrête à la porte, lève le loquetet entre dans la maison, en poussant les enfants devant elle.

– Bonjour, la compagnie.

– Soyez la bienvenue, quedésirez-vous ?

La femme s’assied près de la table, lesfillettes se serrent contre elle timidement ; les hommes leurfont peur.

– Il me faut des souliers pour mespetites, pour le printemps.

– Bah ! c’est facile. Nous n’avonsjamais fait rien d’aussi petit, mais on peut le faire ; nousessaierons. Les voulez-vous à rebords ou doublés de toile ?Michel, mon ouvrier, est très habile.

Simon se retourne et voit que Michel dévoredes yeux les petites filles. Simon s’étonne. Il est vrai que lesfillettes sont jolies, avec des yeux noirs, des joues roses,potelées ; les petites pelisses et les fichus sontgentils ; mais pourtant il ne peut comprendre pourquoi Michelles examine avec tant d’intérêt, comme s’il les connaissait déjà.Simon, de plus en plus surpris, cause avec la femme, fait le prixet prend les mesures.

La femme pose la petite boiteuse sur sesgenoux en disant :

– Prends deux mesures pourcelle-ci ; tu feras un soulier pour le pied bot et trois pourl’autre pied ; leurs pieds sont les mêmes ; elles sontjumelles.

Après avoir pris la mesure, Simon dit, enmontrant la boiteuse :

– Pourquoi est-elle venue comme ça ?Une si jolie petite fille !

– C’est sa mère qui l’a estropiée.

Matriona se mêle à la conversation, curieusede savoir qui est cette femme et qui sont ces enfants, etdit :

– N’es-tu pas leur mère ?

– Ni leur mère ni leur parente, mabonne ; ce sont mes filles adoptives.

– Elles ne sont pas de ton sang et tu leschoies ainsi !

– Comment ne pas les chérir ? Je lesai nourries de mon lait toutes les deux. J’ai eu un enfant aussi,que Dieu m’a repris ; je ne le dorlotais pas autant quecelles-ci.

 

IX

 

La femme, devenue prodigue de paroles, se mità raconter :

– Il y a six ans qu’elles sontorphelines ; le père fut enterré un mardi ; la mèremourut le vendredi. Orphelines de père avant de naître, la mère nesurvécut pas même un jour à leur naissance. À cette époque, jevivais au village avec mon mari ; nous étions voisins, porte àporte. Le père, un jour qu’il travaillait seul dans les bois, futécrasé par un arbre ; il perdait ses entrailles, si bien que,de retour au logis, il trépassa. Trois jours après, sa femmeaccoucha de ces deux petites filles ; pauvre et solitaire,elle n’eut personne pour l’assister, ni sage-femme ni servante.Elle accoucha seule et mourut seule.

Le matin j’allai pour la voir ; j’entreet je la trouve, la malheureuse, toute froide déjà. En mourant elleétait retombée sur la petite et l’avait estropiée. Les genss’assemblèrent ; on lava la morte, on l’ensevelit, on lui fitun cercueil et on la mit en terre. Les voisins étaient tous debraves gens. Les petites restaient seules. Où les mettre ?J’étais alors la seule nourrice du village ; j’allaitais monpremier-né depuis huit semaines ; je les pris, en attendant,chez moi.

Les paysans se réunirent ; on causa, onse demanda ce qu’on ferait d’elles et voici ce qu’ils medirent :

– Marie, en attendant, garde les petites,nourris-les de ton lait, et donne-nous le temps de nous mettred’accord.

J’avais déjà donné le sein à l’une, mais jen’avais pas fait téter l’autre, l’estropiée ; je ne pensaispas qu’elle pût vivre. Mais je me fis des reproches : ellegeignait à faire pitié. Pourquoi ce petit ange doit-ilsouffrir ? Je la fis téter et j’allaitai les trois enfants, lemien et les deux orphelines.

J’étais jeune, forte, je mangeais bien, j’eusdu lait en abondance. Dieu m’assistait. Je faisais téter deux desenfants, le troisième attendait. Quand l’un des deux étaitrassasié, je prenais le troisième ; et Dieu me fit la grâce deles élever. Le mien mourut deux ans après, et Dieu ne me donna plusd’enfants. Cependant nous avons acquis du bien, nous vivonsmaintenant au moulin, chez un marchand. Nous avons de bons gages,la vie est facile, mais je n’ai pas d’enfants. Que ferais-je seule,si je n’avais ces fillettes ? Comment ne pas les aimer, leschoyer ? Elles sont la joie de ma vie.

La femme pressa les enfants sur son cœur,embrassa la boiteuse et essuya ses yeux remplis de larmes.

Matriona soupira et dit :

– On vit sans père ni mère, mais on nevit pas sans Dieu.

Ils causaient ainsi, quand tout à coup toutela maison fut illuminée, comme par un éclair issu du coin où Michelétait assis. Tous se retournent de son côté, et voient Michelassis, les mains croisées sur les genoux, les yeux levés : ilsouriait.

 

X

 

La femme partit avec les fillettes. Michel seleva du banc, posa son travail, son tablier, salua le patron et lapatronne et leur dit :

– Excusez-moi, mes patrons ; Dieum’a fait grâce, faites-moi grâce aussi.

Et les patrons voient qu’une lumière émane deMichel. Simon se lève, le salue et lui dit :

– Je vois, Michel, que tu n’es pas unhomme comme les autres, et que je ne puis pas te garder nit’interroger. Dis-moi seulement pourquoi tu étais si sombre et sicraintif quand je t’ai trouvé et amené chez moi ? Pourquoit’es-tu rasséréné quand ma femme t’a offert à manger ? Tu assouri alors, et tu es devenu plus confiant. Plus tard, quand leseigneur est venu commander des bottes, tu as souri de nouveau, ettu es devenu plus serein encore ; et aujourd’hui, quand cettefemme a amené les petites filles, tu as souri une troisième fois,tu as rayonné. Dis-moi, Michel, pourquoi une lumière émane-t-ellede toi, et pourquoi as-tu souri trois fois ?

Et Michel dit :

– La lumière émane de moi parce quej’avais été puni et que Dieu, à présent, m’a pardonné. Et j’aisouri par trois fois parce que je devais connaître trois parolesdivines. Et voilà que j’ai connu ces paroles divines : lapremière, c’est lorsque ta femme a eu pitié de moi ; laseconde lorsque le riche personnage est venu pour commander desbottes et j’ai souri pour la deuxième fois. Et maintenant, à la vuedes fillettes, j’ai connu la troisième et dernière parole et pourla troisième fois j’ai eu un sourire.

Et Simon dit :

– Dis-moi, Michel, pourquoi t’a-t-il puniet quelles sont ces paroles de Dieu pour que je lesconnaisse ?

Et Michel répondit :

– Dieu m’avait puni pour unedésobéissance. J’étais un ange, au ciel, et j’ai désobéi. J’étaisun ange du ciel, le Seigneur m’envoya sur la terre pour chercherune âme, l’âme d’une femme. Je descendis sur la terre, et je visune femme couchée, malade, qui venait de mettre au monde deuxpetites filles. Les enfants geignaient près de leur mère, tropfaible pour les allaiter.

« Quand elle me vit, elle comprit queDieu demandait son âme ; elle pleura, supplia :

« Ange de Dieu, mon mari a été tué, il y atrois jours, par la chute d’un arbre dans la forêt ; je n’aini sœur, ni tante, ni grand-mère ; mes orphelines n’ont quemoi ! Ne prends pas ma pauvre âme ! Laisse-moi élever mesenfants, jusqu’à ce qu’ils marchent ; des enfants ne peuventpas vivre sans père ni mère.

« J’écoutai la femme, je mis un enfant à sonsein, l’autre dans ses bras. Je remontai au ciel, je vins devantDieu et lui dis :

« Je n’ai pu emporter l’âme de l’accouchée. Lepère a été tué par un arbre ; elle a des jumelles et elle m’asupplié de ne pas prendre son âme, de la laisser.

« Le Seigneur me répondit :

« Va, et rapporte-moi l’âme de cette mère, ettu connaîtras un jour trois paroles divines : tu apprendras cequ’il y a dans les hommes, et ce qui n’est pas donné à l’homme, etce qui fait vivre les hommes. Quand tu auras appris ces troisparoles, tu reviendras au ciel.

« Je retournai sur la terre et j’emportail’âme de la pauvre mère. Les enfants quittèrent le sein maternel,le cadavre retomba, écrasant le pied d’une des petites filles.

« Tandis que je m’élevais au-dessus duvillage, pour rapporter l’âme à Dieu, un tourbillon me saisit, mesailes s’alourdirent, retombèrent ; l’âme monta seule vers leSeigneur et je restai gisant à terre, au bord de laroute. »

 

XI

 

Simon et Matriona comprirent alors qui ilsavaient vêtu et nourri ; qui avait vécu sous leur toit. Ilspleuraient de crainte et de joie. L’ange leur dit encore :

– Je restai seul sur le chemin, seul etnu. Je n’avais connu jusqu’alors aucune des misères humaines, ni lefroid, ni la faim. Je devins homme. J’eus faim, j’eus froid, et nesus que devenir. Je vis une chapelle consacrée au Seigneur. Jevoulus m’y réfugier ; la porte était cadenassée ; on nepouvait entrer. Alors je m’assis sur le seuil, cherchant àm’abriter du vent. Le soir vint ; j’eus faim, j’eus froid, jesouffrais. Soudain, j’entendis des pas sur la route. Un hommevenait, portant des bottes ; il parlait tout seul. Je vis pourla première fois la face mortelle de l’homme, depuis que moi-mêmej’étais devenu homme, et j’eus peur de cette face, je me détournai.Je l’entendais qui se demandait :  » Comment nourrir ma femmeet mes enfants ? Comment, pendant l’hiver, se protéger contrele froid ?  »

« Je pensai :  » Je péris de froid etde faim et voilà, cet homme qui passe ne pense qu’à se vêtir, luiet les siens, avec des pelisses, et à se procurer du pain ; ilne saurait donc me nourrir.  »

« L’homme me vit ; il fronça lessourcils, devint plus terrible encore et passa… J’étais désespéré.Soudain, je l’entendis revenir, je le regardai et ne le reconnusplus : la mort qui était sur son visage avait disparu, ilétait redevenu un vivant, et je vis l’image de Dieu sur sa face. Ils’approcha de moi, me vêtit, me prit par la main et m’amena chezlui. Arrivés à sa demeure, une femme vint à notre rencontre, etelle parla. La femme était plus terrible que l’homme, l’haleine dela mort sortait de sa bouche ; le souffle mortel de sesparoles me coupa la respiration ; je défaillais. Elle voulaitme chasser dehors, au froid, et je compris qu’elle mourraitelle-même en me chassant.

« Tout à coup, son mari lui parla de Dieu.Aussitôt la femme se transforma. Pendant qu’elle nous servait àmanger, et me regardait, je levai aussi les yeux sur elle : lamorte était redevenue vivante, et je reconnus Dieu sur son visage.Alors je me souvins de la première parole de Dieu :  » Tuconnaîtras ce qu’il y a dans les hommes.  » J’appris ainsi ce qu’ily a dans les hommes : l’amour. Dans ma joie d’avoir larévélation d’une des paroles divines, je souris alors pour lapremière fois. Mais tout ne m’était pas révélé à la fois ; jene comprenais pas encore ce qui n’est pas donné à l’homme, et cequi fait vivre les hommes.

« Je vécus chez vous une année ; l’hommevint commander des bottes, des bottes qui devaient durer un an sanstourner ni se déchirer. Je le regardai et vis près de lui un de mescompagnons, l’ange de la mort. Personne ne le vit, sauf moi. Je leconnaissais, je savais qu’avant le coucher du soleil l’âme durichard serait emportée, et je pensai :  » L’homme prévoit pourune année à l’avance, et il ne sait pas qu’il doit mourir avant lanuit.  » Et je me rappelai la deuxième parole de Dieu :  » Tuconnaîtras ce qui n’est pas donné aux hommes.  »

« Je savais déjà ce qu’il y a dansl’homme, je venais d’apprendre ce qui n’est pas donné aux hommes.Il n’est pas donné à l’homme de connaître les besoins de son corps.Et je souris pour la seconde fois. J’étais heureux d’avoir aperçumon compagnon l’ange et que Dieu m’eût révélé la deuxièmeparole.

« Mais j’ignorais encore, je necomprenais pas ce qui fait vivre les hommes. Je vécus ainsi,attendant la révélation de la dernière parole divine. La sixièmeannée, la femme amena les jumelles ; je les reconnus etj’appris tout et pensai :  » La mère implorait pour sesenfants ; j’avais cru que sans père ni mère les enfantsdevaient périr et voilà qu’une femme, une étrangère, les arecueillies et nourries.  »

« Et quand cette femme pleurad’attendrissement en parlant de ces petites étrangères qu’ellechoyait et plaignait, je vis en elle l’image de Dieu et compris cequi fait vivre les hommes. Je compris que Dieu m’avait révélé latroisième parole, qu’il me pardonnait, et je souris pour latroisième fois. »

 

XII

 

Et le corps de l’ange se dénuda et se revêtitde lumière ; les yeux humains ne pouvaient en supporterl’éclat. Sa voix, qui semblait venir non de lui, mais du ciel,s’éleva et l’ange dit :

– Et je compris que l’homme ne vit pas deses besoins à lui, mais qu’il vit par l’amour. Il n’était pas donnéà la mère de savoir ce qui ferait vivre ses enfants ; iln’était pas donné au riche personnage de savoir ce qu’il luifallait : il n’est donné à aucun homme de savoir s’il luifaudra le soir des bottes pour lui vivant, ou des sandales pour luimort.

« Devenu homme, je restai vivant nonparce que je sus satisfaire mes besoins humains, mais parce qu’ilse trouva un passant et sa femme, pénétrés d’amour, qui eurentpitié de moi et m’aimèrent. Les orphelines vécurent, non qu’on eûtsongé à elles, mais parce qu’une femme étrangère avait de l’amourdans son cœur et les plaignait et les aimait. Tous ceux qui viventne vivent pas parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, mais parce quel’amour est en l’homme.

« Je savais auparavant que Dieu a donné la vieaux hommes et a voulu qu’ils vivent. Maintenant, je comprends autrechose. Je comprends que Dieu ne veut pas que l’homme viveisolément, c’est pourquoi il ne révèle à personne ce dont il abesoin. Il veut que chacun vive pour les autres, c’est pourquoi ilrévèle à chacun ce qui est utile à la fois à lui-même et auxautres. Je comprends maintenant que les hommes, qui croient vivreuniquement de leurs propres soucis, ne vivent en réalité que del’amour seul. Celui qui vit en l’amour, vit en Dieu, et Dieu vit enlui ; car Dieu c’est l’amour. »

Et l’ange chanta les louanges du Seigneur.

Sa voix fit trembler l’isba ; le toits’ouvrit, une colonne de feu s’élança de la terre vers le ciel.Simon, sa femme et ses enfants se prosternèrent sur le sol. L’angeouvrit ses grandes ailes et remonta aux cieux.

Quand Simon revint à lui, l’isba avait reprisson aspect, et il s’y trouvait seul avec les siens.

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