Contes et Nouvelles – Tome I

LE GRAIN DE BLÉ

[Note – Traduit par J. Wladimir Bienstock,Paris, Henri Gautier successeur, 1891.]

 

Une troupe d’enfants jouait aux bords d’unfossé ; l’un d’eux aperçut une chose qui ressemblait à ungrain, mais si grosse qu’elle atteignait presque la dimension d’unœuf de poule.

Les enfants se passaient ce grain de main enmain et le regardaient curieusement ; un homme vint à passeret le leur acheta pour quelques kopecks ; cet homme allait enville, et il vendit cet objet à l’empereur, comme curiosité.

Les savants furent convoqués auprès du tzarpour analyser cet objet et dire si c’était une graine ou un œuf.Ils s’armèrent de leurs lunettes de microscopes et d’autresustensiles ; leurs recherches furent vaines.

On posa cette chose sur le rebord d’unefenêtre. Les poules qui picoraient par là vinrent y donner descoups de bec et y firent un trou. C’était donc un grain, et facileà reconnaître, puisqu’il y avait un sillon au milieu ; alorsles savants déclarèrent que c’était un grain de blé. L’empereurs’étonna, et commanda aux savants d’étudier pourquoi ce grain étaitsi beau, et pourquoi on n’en voyait plus de pareil.

Les savants consultèrent leurs livres, leursdictionnaires, leurs in-octavo, sans résultat.

– Sire, dirent-ils à l’empereur, lespaysans seuls pourront vous renseigner au sujet de ce grain, ilsont peut-être entendu leurs anciens en parler.

On amena à l’empereur un paysan très vieux,sans dents, avec une grande barbe blanche ; deux béquilles lesoutenaient. Il prit le grain, mais il y voyait à peine ; ille tâta, le soupesa.

– Que penses-tu de cette graine, petitpère ? lui dit l’empereur. En as-tu vu de semblables dans tavie ? À quoi peut-elle servir ? As-tu vu en semer, enrécolter ?

Le vieux, qui était presque sourd, ne compritpas l’empereur ; il répondit :

– Jamais je n’ai acheté de grainpareil ; jamais je n’en ai vu semer. Le blé que j’achetaiétait toujours très petit. Mon ancien peut-être vous l’apprendra,il a peut-être vu la plante qui donne cette graine.

L’empereur fit appeler le père du vieillard.Il arriva avec une seule béquille, il y voyait encore assez bien,sa barbe n’était que grise ; l’empereur lui passa legrain ; il le considéra attentivement.

– Dis-moi à quoi est bon cette graine,petit père, lui dit l’empereur, et en as-tu vu planter depuis quetu travailles, et as-tu vu les autres en récolter dans leurschamps ?

– Non, répondit le vieillard ; jen’ai jamais vu ni acheté de graines de cette sorte, car, de montemps, on ne se servait pas encore d’argent. Nous nous nourrissionsalors du pain de nos récoltes, et nous en donnions à ceux qui n’enavaient point. Mais je ne connais pas cette graine. Je me rappelle,pourtant, avoir entendu dire à mon père que de son temps le blépoussait mieux et produisait de plus gros grains. Il fautquestionner mon père.

Et on alla quérir le père de ce vieillard.Celui-ci était droit et vigoureux, il arriva sans béquilles, sesyeux étaient vifs, il parlait très nettement, et sa barbe était àpeine grise.

L’empereur lui montra le grain ; levieillard le prit et le regarda longtemps.

– Comme il y a du temps que je n’ai vu degrain pareil ! dit-il. Il porta la graine à sa bouche, lagoûta et continua : C’est bien cela, c’est de la mêmesorte.

– Tu connais donc cette graine, petitpère ? dit l’empereur. Où pousse-t-elle et en quellesaison ? En as-tu semé et récolté toi-même ?

– Quand j’étais jeune, dit le vieillard,nous n’avions pas d’autre blé que de celui-là, nous en faisionsnotre pain de chaque jour.

– Vous l’achetiez ou le récoltiez ?demanda encore l’empereur.

– Autrefois, reprit le vieillard ensouriant au souvenir de son jeune temps, on ne commettait pas lepéché d’acheter ou de vendre le pain. On n’avait jamais vu d’or, etchacun avait autant de pain qu’il en voulait.

– Où était ton champ, petit père, et oùpoussait de pareil blé ?

– Mon champ, empereur, c’était la terreque Dieu nous a donnée à tous pour la cultiver. Alors, la terren’appartenait à personne, elle était à tous ; chacun labouraitce qu’il lui fallait pour vivre, et mon champ, c’était le sol queje labourais. Personne ne disait « le tien, le mien, mapropriété, celle du voisin ». Nous récoltions le fruit denotre travail et nous nous en contentions.

L’empereur ajouta :

– Apprends-moi encore, vieillard,pourquoi le blé est si petit aujourd’hui et pourquoi il était sibeau autrefois. Dis moi encore pourquoi ton petit-fils marche avecdeux béquilles, ton fils avec une seule, et pourquoi tu es encorevert et vigoureux malgré ton grand âge. Tu devrais être le pluscassé des trois, et tu es le plus alerte. Tes yeux sont clairs, tuas tes dents, et ta voix vibre comme celle des jeunes hommes de cetemps. Pourquoi es-tu ainsi, petit père ? Lesais-tu ?

– Oui, je le sais, empereur. Aujourd’huiles hommes s’usent à désirer plus qu’ils n’ont besoin ; ilssont jaloux et envieux les uns des autres. J’ai vécu dans lacrainte et le respect de Dieu, et n’ai possédé que ce qui était àmoi par mon travail, sans avoir jamais l’idée de vouloir le bien demon prochain.

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