Contes et Nouvelles – Tome I

PREMIÈRE PARTIE

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I

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FÉDOR MIKHAÏLOVITCH SMOKOVNIKOFF, président dela Chambre des Domaines, était un homme d’une honorabilitéau-dessus de tout soupçon – et il en était fier –, libéral trèsaustère&|160;; et non seulement il était libre penseur, mais ilhaïssait toute manifestation religieuse, ne voyant dans la religionque des vestiges de superstition.

Fédor Mikhaïlovitch Smokovnikoff était rentréde son bureau de fort méchante humeur&|160;: le gouverneur de laprovince lui avait envoyé un papier très stupide qui, dans uncertain sens, pouvait vouloir dire que lui, Fédor Mikhaïlovitch,avait agi malhonnêtement.

Très agacé, immédiatement il s’était mis àécrire une réponse très énergique et très venimeuse.

À la maison, il paraissait à FédorMikhaïlovitch que tout allait de travers. Il était cinq heuresmoins cinq&|160;; il pensait qu’on allait servir tout de suite ledîner, mais le dîner n’était pas prêt. Faisant claquer les portesderrière lui, il s’en alla dans sa chambre. Quelqu’un frappa.«&|160;Qui diable est-ce encore&|160;?&|160;» Il cria&|160;:

–&|160;Qui est là&|160;?

Dans la chambre entra son fils, un garçon dequinze ans, élève de cinquième du lycée.

–&|160;Qu’est-ce que tu veux&|160;?

–&|160;C’est aujourd’hui le premier…

–&|160;Quoi&|160;? L’argent&|160;?

Il était établi que, le premier de chaquemois, le père donnait à son fils, comme argent de poche, troisroubles.

Fédor Mikhaïlovitch fronça les sourcils, tirason portefeuille, y chercha, en sortit un coupon de 2 roubles50&|160;; puis, prenant sa bourse, compta encore 50 kopecks, enpetite monnaie.

Le fils ne prenait pas l’argent et setaisait.

–&|160;Père… je t’en prie… donne-moi uneavance…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Je ne te l’aurais pas demandée… maisj’ai emprunté sur parole d’honneur… et j’ai promis. En honnêtehomme, je ne puis pas… Il me faudrait encore trois roubles… Jet’assure que je ne te demanderai plus rien… Je ne demanderai plus…mais donne-les-moi, je t’en prie, père…

–&|160;Je t’ai dit…

–&|160;Père… c’est la première fois…

–&|160;On te donne trois roubles par mois, etce n’est pas assez pour toi… À ton âge, on ne me donnait même pascinquante kopecks.

–&|160;Maintenant tous mes camarades reçoiventbeaucoup plus. Petroff, Ivanitzky reçoivent cinquante roubles…

–&|160;Et moi je te dis que si tu te conduisde cette façon-là tu deviendras un filou… Je t’ai dit…

–&|160;Mais quoi, vous avez dit&|160;!… Vousne vous mettez jamais dans ma situation… Alors, il faut quej’agisse en lâche… C’est bien à vous…

–&|160;Va-t’en, vaurien&|160;! Va-t’en&|160;!Tu mériterais d’être fouetté…

Fédor Mikhaïlovitch bondit et se jeta vers sonfils.

Le fils s’effraya et devint méchant. Mais laméchanceté surpassa l’effroi, et, tête baissée, il gagna rapidementla porte. Fédor Mikhaïlovitch n’avait pas voulu le frapper, mais ilétait content de sa colère, et longtemps encore, il l’accompagna deses injures.

Quand la femme de chambre vint prévenir FédorMikhaïlovitch que le dîner était servi, il se leva.

–&|160;Enfin&|160;! dit-il. Mon appétit estdéjà passé.

Et, les sourcils froncés, il alla dîner.

À table, sa femme lui adressa la parole, maisil répondit si peu aimablement et d’une façon si brève qu’elle setut. Le fils aussi, le nez dans son assiette, se taisait. On mangeaen silence&|160;; en silence on se leva de table et en silence onse sépara.

Après le dîner, le lycéen retourna dans sachambre, tira de sa poche le coupon et la menue monnaie, et jeta letout sur la table. Ensuite il enleva son uniforme, et se mit enveston&|160;; puis il alla prendre une grammaire latine très usée,ensuite ferma la porte au verrou, mit l’argent dans le tiroir,duquel il retira des gaines à cigarettes, en remplit une, la bouchad’ouate et se mit à fumer. Il resta sur sa grammaire et ses cahierspendant deux heures, ne comprenant rien à ce qu’il lisait&|160;;puis il se leva et se mit à piétiner de long en large dans sachambre, se remémorant la scène qu’il avait eue avec son père.

Il se rappelait toutes ses injures et surtoutson visage méchant, comme s’il les entendait et le voyait devantlui. «&|160;Vaurien&|160;!… Tu mériterais d’êtrefouetté&|160;!…&|160;» Et plus il se souvenait, plus grandissait enlui sa colère contre son père. Il se rappelait avec quelleexpression le père lui avait dit&|160;: «&|160;Je vois que tu neferas qu’un filou… Je le savais…&|160;»

«&|160;Si c’est comme ça sans doute je seraiun filou… Il a oublié qu’il a été jeune, lui aussi… Quel crimeai-je commis&|160;?… Je suis allé au théâtre… je n’avais pasd’argent, j’ai emprunté à Petia Grouchetzky… Quel mal ya-t-il&|160;?… Un autre aurait eu pitié, aurait questionné… etcelui-ci ne fait qu’injurier et ne penser qu’à soi… Voilà, quand ilmanque de quelque chose, c’est un cri à remplir toute la maison… Etmoi, je serai un filou… Non, bien qu’il soit mon père, je ne l’aimepas… Je ne sais pas si tous sont pareils, mais moi, je ne l’aimepas…&|160;»

La femme de chambre frappa à la porte. Elleapportait un billet dont on attendait la réponse. Ce billet étaitainsi libellé&|160;:

Pour la troisième fois je te demande de merendre les six roubles que tu m’as empruntés&|160;; mais tu tedérobes. Les gens honnêtes n’agissent pas ainsi. Je te prie de meles envoyer immédiatement par le porteur du présent. Ne peux-tudonc pas les trouver&|160;?

Selon que tu me rendras ou non, toncamarade qui t’estime ou te méprise,

GROUCHETZKY.

«&|160;Voilà… Quel cochon&|160;!… Il ne peutpas attendre… J’essayerai encore.&|160;»

Mitia alla trouver sa mère. C’était sondernier espoir. Sa mère était très bonne et ne savait pasrefuser&|160;; aussi, à un autre moment elle l’eût probablementaidé, mais ce jour-là elle était très inquiète de la maladie dePetia, son fils cadet, âgé de deux ans. Elle gronda Mitia parcequ’il était venu brusquement et avait fait du bruit&|160;; et ellelui refusa net. Il marmotta quelque chose entre ses dents et s’enalla. Mais elle eut pitié de son fils et le rappela.

–&|160;Attends, Mitia&|160;! dit-elle. Je n’aipas aujourd’hui, mais demain j’aurai…

Mais Mitia était encore plein de colère contreson père.

–&|160;Pourquoi demain, quand c’estaujourd’hui que j’ai besoin&|160;? Alors, sachez que j’irai chez uncamarade.

Il sortit en claquant la porte. «&|160;Il n’ya rien d’autre à faire… Il me dira où l’on peut engager lamontre&|160;», pensa-t-il en tâtant sa montre dans sa poche.

Mitia prit de la table le coupon et la menuemonnaie, mit son pardessus et partit chez Makhine.

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II

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Makhine était un lycéen moustachu. Il jouaitaux cartes, connaissait des femmes et avait toujours de l’argent.Il habitait chez une tante. Mitia savait que Makhine était unmauvais sujet, mais quand il se trouvait avec lui, malgré soi, ilsubissait son influence.

Makhine était à la maison et se préparait àaller au théâtre. Sa chambre était tout imprégnée de l’odeur desavon parfumé et d’eau de Cologne.

–&|160;C’est la dernière chose, dit Makhine,quand Mitia, lui racontant son infortune, lui montra le coupon etles cinquante kopecks, et lui avoua qu’il avait besoin encore deneuf roubles. – Sans doute on peut engager la montre, mais on peutfaire mieux, dit Makhine en clignant d’un œil.

–&|160;Comment mieux&|160;?

–&|160;Mais très simplement. – Makhine prit lecoupon. – Mettre 1 devant 2.50 et ce sera 12.50.

–&|160;Mais est-ce qu’il existe de pareilscoupons&|160;?

–&|160;Comment donc&|160;! Et les couponsattachés aux billets de mille roubles&|160;? Une fois j’en ai faitpasser un pareil.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est paspossible&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! Voyons&|160;!Faut-il&|160;? demanda Makhine en prenant une plume et lissant lebillet avec les doigts de la main gauche.

–&|160;Mais ce n’est pas bien…

–&|160;Quelle blague&|160;!

«&|160;Et en effet&|160;», pensa Mitia. Et ilse rappela de nouveau les injures de son père&|160;:«&|160;Filou.&|160;» «&|160;Eh bien&|160;! je serai unfilou.&|160;»

Il regarda le visage de Makhine. Makhinesouriait tranquillement.

–&|160;Eh bien&|160;! Tu marches&|160;?

–&|160;Marche…

Makhine traça soigneusement le chiffre 1.

–&|160;Eh maintenant, allons dans un magasin…Tiens, là, au coin… Des accessoires de photographie… J’ai justementbesoin d’un cadre, voilà pour cette personne…

Il prit la photographie d’une fille aux grandsyeux, à la chevelure abondante, et au buste splendide.

–&|160;Comment trouves-tu la belle,hein&|160;?

–&|160;Oui… bien… Mais comment…

–&|160;Très simplement, tu verras. Allons.

Makhine s’habilla et ils sortirentensemble.

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III

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Le timbre de la porte d’entrée du magasind’objets pour photographie retentit. Les lycéens entrèrent, etparcoururent du regard la boutique déserte avec des rayons pleinsde divers accessoires pour photographie et des vitrines sur lecomptoir. La porte de l’arrière-boutique livra passage à une femmepoint jolie, au visage doux, qui vint se placer derrière lecomptoir et leur demanda ce qu’ils désiraient.

–&|160;Un joli petit cadre, madame.

–&|160;À quel prix&|160;? demanda la dame, enfaisant passer rapidement et adroitement les objets entre ses mainscouvertes de mitaines jusqu’au-dessus des articulations gonfléesdes doigts. – Nous avons des cadres de différentes façons… Ceux-cisont à cinquante kopecks, ceux-ci plus chers… Celui-ci est trèsjoli… tout nouveau… à 1 rouble 20.

–&|160;Eh bien, donnez celui-ci. Mais nepourriez-vous pas le laisser à 1 rouble&|160;?

–&|160;Chez nous on ne marchande pas, réponditla dame avec dignité.

–&|160;Eh bien, soit&|160;! dit Makhine, enposant sur une vitrine le coupon. – Donnez-moi le cadre et lamonnaie… Mais vite… Nous craignons d’arriver en retard authéâtre…

–&|160;Vous avez encore le temps, dit ladame&|160;; et de ses yeux myopes elle se mit à examiner lecoupon.

–&|160;Ce sera charmant dans ce cadre, ditMakhine, s’adressant à Mitia.

–&|160;N’auriez-vous pas de monnaie&|160;?demanda la marchande.

–&|160;Malheureusement non… Le père a donnécela… il faut donc changer…

–&|160;Mais n’avez-vous pas 1 rouble 20kopecks&|160;?

–&|160;Nous n’avons que 50 kopecks de monnaie…Mais quoi&|160;! Avez-vous peur que ce coupon soit faux&|160;?

–&|160;Non… rien…

–&|160;Autrement donnez le coupon… Nouschangerons ailleurs.

–&|160;Alors combien&|160;?… Oui, cela feraonze roubles et quelque chose.

Elle compta sur un boulier, ouvrit le tiroirde la caisse, prit 10 roubles en papier, puis, cherchant parmi lapetite monnaie, elle prit encore six pièces de 20 kopecks et deuxde 5.

–&|160;Veuillez faire un paquet, dit Makhineen prenant l’argent sans se hâter.

–&|160;Tout de suite.

La marchande fit un paquet et le ficela. Mitiane respira que quand résonna derrière eux le timbre de la ported’entrée, et qu’ils se trouvèrent dans la rue.

–&|160;Eh bien, te voilà 10 roubles&|160;;laisse-moi le reste&|160;; je te rendrai cela…

Makhine partit au théâtre et Mitia se renditchez Grouchetzky et lui remit son argent.

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IV

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Une heure après le passage des lycéens, lepatron du magasin rentra et se mit à faire sa caisse.

–&|160;En voilà une fieffée imbécile&|160;! Envoilà une imbécile&|160;! s’écria-t-il à l’adresse de sa femme, enremarquant le coupon et ayant vu tout de suite qu’il étaitfaux.

–&|160;Et pourquoi acceptes-tu descoupons&|160;?

–&|160;Mais toi-même, Eugène, tu en as acceptédevant moi, et précisément des coupons de 12 roubles, dit la femmeconfuse, attristée, et prête à pleurer. – Je ne sais pas moi-mêmecomment ils ont pu me tromper, ces lycéens, ajouta-t-elle. – Unbeau jeune homme… qui avait l’air si comme il faut…

–&|160;Tu es une imbécile comme il faut,continua à se fâcher le mari en comptant la caisse. – Quandj’accepte un coupon, je vois et sais ce qu’il y a d’écrit dessus…Et toi, toute vieille que tu es, tu n’as examiné que la binette dulycéen…

La femme ne put avaler cette insulte. À sontour elle se fâcha.

–&|160;Un vrai goujat&|160;! Tu cries contreles autres, et toi tu perds aux cartes des 54 roubles, et ce n’estrien…

–&|160;C’est une autre affaire.

–&|160;Je ne veux pas discuter avec toi,déclara la femme, et elle s’enfuit dans sa chambre.

Elle se rappela que sa famille n’avait pasvoulu son mariage, estimant que le prétendu était d’une conditionbien inférieure, et qu’elle seule avait insisté pour l’épouser…Elle se rappela son enfant mort, l’indifférence de son mari pourcette perte&|160;; et elle ressentit une telle haine pour son mariqu’elle pensa&|160;: Comme ce serait bien s’il mourait&|160;! Maisaussitôt elle fut effrayée de ce sentiment et se hâta de s’habilleret de sortir.

Quand son mari revint dans l’appartement, safemme n’était plus là. Sans l’attendre, elle s’était habillée etétait partie seule chez un professeur de leur connaissance qui lesavait invités à passer la soirée.

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V

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Chez le professeur de français, unpolonais-russe, il y avait un grand thé, avec gâteaux&|160;; etl’on avait installé quelques petites tables, pour jouer auwhist.

La femme du marchand d’accessoires pourphotographie s’assit à une table de jeu avec le maître de lamaison, un officier et une vieille dame sourde, en perruque, veuved’un marchand de musique, qui raffolait des cartes, et jouait trèsbien. La femme du marchand avait une chance extraordinaire&|160;:deux fois elle avait déclaré le grand schelem&|160;; près d’elle ily avait une assiette de raisins et de poires&|160;; elle se sentaitl’âme joyeuse.

–&|160;Eh bien&|160;! pourquoi EugèneMikhaïlovitch ne vient-il pas&|160;? demanda, de l’autre table, lamaîtresse de la maison. – Nous l’inscrirons à la suite.

–&|160;Il est probablement occupé avec sescomptes, répondit la femme d’Eugène Mikhaïlovitch. – Aujourd’hui ilpaye les fournisseurs et le bois.

Et, se rappelant la scène avec son mari, ellefronça les sourcils et ses mains en mitaines tremblèrent de colèrecontre lui.

–&|160;Ah&|160;! Quand on parle du loup… ditle maître de la maison, à Eugène Mikhaïlovitch qui rentrait. –Pourquoi êtes-vous en retard&|160;?

–&|160;Différentes affaires… – répondit EugèneMikhaïlovitch d’une voix joyeuse en se frottant les mains. Et, àl’étonnement de sa femme, il s’approcha d’elle et lui dit&|160;: –Tu sais… le coupon… je l’ai passé…

–&|160;Pas possible&|160;!

–&|160;Oui. Au paysan… pour le bois…

Et Eugène Mikhaïlovitch raconta à tous, avecune grande indignation – sa femme complétait son récit par lesdétails – comment deux lycéens avaient volé honteusement safemme.

–&|160;Eh bien, maintenant, à l’ouvrage&|160;!dit-il en prenant place à la table, son tour venu, et battant lescartes.

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VI

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En effet, Eugène Mikhaïlovitch avait passé lecoupon en paiement du bois au paysan Ivan Mironoff.

Ivan Mironoff gagnait sa vie en revendant dubois qu’il achetait dans un dépôt, par sagènes. D’une sagène ilfaisait cinq parts qu’il s’arrangeait pour revendre en ville, commecinq quarts, au prix que coûtait le quart au dépôt.

Dans ce jour, malheureux pour Ivan Mironoff,le matin, de bonne heure, il avait transporté en ville undemi-quart, qu’il avait vendu très vite&|160;; puis il avaitrechargé un autre demi-quart, espérant le vendre aussi&|160;; maisen vain cherchait-il un acheteur, personne n’en voulait. Il tombaitsur des citadins expérimentés qui connaissaient le truc habitueldes paysans qui prétendent avoir amené de la campagne le boisqu’ils vendent. Il avait faim, froid dans son paletot de peau demouton usé et son armiak déchirée. Le froid, vers le soir, avaitatteint 20 degrés. Son petit cheval, dont il n’avait pas pitiéparce qu’il avait l’intention de le vendre à l’équarrisseur etqu’il rudoyait, s’arrêta net. De sorte qu’Ivan Mironoff était prêtà vendre son bois, même à perte, quand il rencontra sur son cheminEugène Mikhaïlovitch qui était sorti acheter du tabac et rentrait àla maison.

–&|160;Prenez, monsieur… Je vendrai bonmarché… Mon cheval n’en peut plus…

–&|160;Mais d’où viens-tu&|160;?

–&|160;Nous sommes de la campagne… C’est dubois à nous… Du bon bois sec…

–&|160;Oui, on le connaît… Eh bien&|160;!combien en veux-tu&|160;?

Ivan Mironoff fixa le prix&|160;; puiscommença à rabattre, et, enfin, laissa le bois au prix coûtant.

–&|160;C’est bien pour vous, monsieur… etparce qu’il ne faut pas l’amener trop loin…, dit-il.

Eugène Mikhaïlovitch n’avait pas tropmarchandé, se réjouissant à l’idée de passer le coupon.

À grand-peine, en poussant lui-même letraîneau, Ivan Mironoff amena le bois dans la cour et se mit à ledécharger sous le hangar. Le portier n’était pas là.

Ivan Mironoff hésita d’abord à prendre lecoupon. Mais Eugène Mikhaïlovitch parla d’une façon siconvaincante, et paraissait un monsieur si important, qu’ilconsentit enfin à l’accepter. Étant entré à l’office, parl’escalier de service, Ivan Mironoff se signa, laissa dégeler lesglaçons attachés à sa barbe, puis retroussant son armiak, tira unebourse de cuir où il prit 8 roubles 50 de monnaie, qu’il donna àEugène Mikhaïlovitch, puis enveloppa soigneusement le coupon et ledéposa dans sa bourse.

Après avoir remercié le monsieur, IvanMironoff, frappant non plus avec le fouet mais avec le manche sarosse gelée, vouée à la mort et qui remuait à peine les jambes,poussa le traîneau vide vers un débit.

Dans le débit, Ivan Mironoff demanda pour 8kopecks d’eau-de-vie et de thé, et se réchauffant, devenant même ensueur, l’humeur joyeuse, il se mit à causer avec un portier, assisà la même table. Il causa longtemps avec lui, lui racontant toutesa vie. Il raconta qu’il était du village Vassilievskoié, à douzeverstes de la ville, qu’il était séparé de son père et de sesfrères, qu’il vivait maintenant avec sa femme et ses enfants, dontl’aîné allait encore à l’école, de sorte qu’il n’était point unaide pour lui. Il raconta qu’il allait s’arrêter ici dans uneauberge, et que, demain, il irait au marché aux chevaux, vendraitsa rosse, et verrait s’il ne pourrait pas acheter un autrecheval&|160;; que maintenant il ne lui manquait qu’un rouble pouren avoir 25, et que la moitié de son capital était un coupon. Ilprit le coupon et le montra au portier. Le portier ne savait paslire, mais il assura qu’il lui était arrivé de changer des papierspareils, pour les locataires, que c’était bon, mais qu’il y enavait aussi de faux. Aussi lui conseilla-t-il, pour plus de sûreté,de le changer ici, dans le débit.

Ivan Mironoff le remit au garçon et luidemanda de rapporter la monnaie. Mais le garçon ne la rapporta pas,et à sa place s’avança le patron, un homme chauve, au visageluisant, tenant le coupon dans sa main épaisse.

–&|160;Votre argent n’est pas bon, dit-il, enmontrant le coupon, mais sans le remettre.

–&|160;L’argent est bon. C’est un monsieur quime l’a donné.

–&|160;Je te dis qu’il n’est pas bon. Il estfaux.

–&|160;Eh bien, s’il est faux,donne-le-moi.

–&|160;Non, mon cher. Le frère a besoin d’uneleçon… Tu as fabriqué ce faux, avec des filous.

–&|160;Donne l’argent&|160;! Quel droitas-tu&|160;?

–&|160;Sidor&|160;! appelle un agent, dit lecabaretier au garçon.

Ivan Mironoff avait un peu bu, et quand ilavait bu, il n’était plus patient. Il saisit le cabaretier aucollet, en criant&|160;:

–&|160;Donne-le&|160;! J’irai chez cemonsieur&|160;; je sais où il demeure.

Le cabaretier se dégagea, mais sa chemiseétait endommagée.

–&|160;Ah&|160;! c’est comme ça&|160;!Tiens-le.

Le garçon saisit Ivan Mironoff, et au mêmeinstant parut l’agent de police. Après avoir écouté comme un chefle récit de l’affaire, l’agent la résolut aussitôt&|160;:

–&|160;Au poste&|160;!

L’agent mit le coupon dans son porte-monnaieet emmena au poste Ivan Mironoff avec son attelage.

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VII

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Ivan Mironoff passa la nuit au poste encompagnie d’ivrognes et de voleurs. Il était près de midi quand onl’appela devant le commissaire de police. Le commissairel’interrogea et l’envoya, escorté de l’agent, chez le marchandd’accessoires pour photographie. Ivan Mironoff se rappelait la rueet la maison.

Quand l’agent, ayant fait appeler le patron,lui présenta le coupon, et qu’Ivan Mironoff affirma que c’étaitbien le même monsieur qui le lui avait donné, Eugène Mikhaïlovitcheut d’abord un air étonné et ensuite sévère.

–&|160;Quoi&|160;! Tu es fou&|160;!… C’est lapremière fois que je vois cet homme.

–&|160;Monsieur, c’est un péché… Nous tousmourrons… disait Ivan Mironoff.

–&|160;Qu’est-ce qui le prend&|160;? Tu l’asprobablement rêvé… C’est à quelqu’un d’autre que tu as vendu,…rétorquait Eugène Mikhaïlovitch. D’ailleurs, attendez, j’iraidemander à ma femme si elle a acheté du bois hier.

Eugène Mikhaïlovitch sortit et aussitôt appelale portier, un garçon élégant, beau, très fort et très adroit,nommé Vassili. Il lui recommanda de répondre, si on lui demandaitoù il avait acheté du bois la dernière fois, qu’on l’avait pris audépôt, et, qu’en général, on n’achetait jamais de bois auxpaysans&|160;:

–&|160;Il y a là un paysan qui raconte que jelui ai donné un coupon faux. C’est une espèce d’idiot, Dieu sait cequ’il dit&|160;; mais toi, tu es un garçon intelligent, alors disque nous n’achetons de bois qu’au dépôt. Au fait, il y a longtempsque je voulais te donner de quoi t’acheter un veston, ajouta EugèneMikhaïlovitch. Et il donna cinq roubles au portier.

Vassili prit l’argent, jeta un regard sur lepapier et ensuite sur le visage d’Eugène Mikhaïlovitch, puis secouasa chevelure et sourit.

–&|160;C’est connu… ce sont des gens stupides…l’ignorance… Ne vous inquiétez pas, je sais ce qu’il faut dire.

Ivan Mironoff avait beau prier et supplierEugène Mikhaïlovitch, les larmes aux yeux, de reconnaître lecoupon, Eugène Mikhaïlovitch et le portier soutenaient qu’onn’achetait jamais de bois aux paysans.

L’agent ramena au poste Ivan Mironoff, accuséd’avoir falsifié un coupon. Ce fut seulement après avoir donné cinqroubles au commissaire de police, ce que lui avait conseillé unscribe, un ivrogne détenu avec lui, qu’Ivan Mironoff put quitter leposte, sans le coupon et avec 7 roubles au lieu de 25 qu’ilpossédait la veille. De ces 7 roubles, Ivan Mironoff en dépensatrois à boire, et le visage défait, ivre mort, il arriva à lamaison. Sa femme était dans les derniers jours d’une grossesse etmalade. Elle commença à injurier son mari&|160;; celui-ci labouscula&|160;; elle le battit. Sans répondre aux coups, il secoucha sur la planche et se mit à sangloter.

Le lendemain matin, seulement, la femmecomprit de quoi il s’agissait, car elle avait confiance en sonmari, et pendant longtemps elle proféra des injures à l’adresse dumonsieur qui avait trompé son Ivan.

Une fois dégrisé, Ivan se rappela qu’unouvrier, avec lequel il avait bu la veille, lui avait conseilléd’aller se plaindre à un avocat. Il résolut de le faire.

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VIII

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L’avocat se chargea de l’affaire, non pour leprofit qu’il y avait à en tirer, mais parce qu’il crut Ivan ettrouvait révoltante la manière dont on avait trompé ce paysan.

Les deux parties comparurent devant le juge.Le portier Vassili était témoin. Au tribunal, la même scène serépéta&|160;: Ivan Mironoff invoquait Dieu, et rappelait que noustous mourrons. Eugène Mikhaïlovitch, bien que tourmenté par laconscience de sa mauvaise action et des conséquences qui enpouvaient résulter, maintenant ne pouvait pas varier dans sadéposition, et, tranquille en apparence, continuait à niertout.

Le portier Vassili avait reçu encore dixroubles, et, souriant, confirmait avec assurance qu’il n’avaitjamais vu Ivan Mironoff. Et quand on lui fit prêter serment, malgréla peur qu’au fond de son âme il ressentait, l’air calme, il répétaaprès le vieux prêtre la formule du serment, et jura, sur la croixet le Saint Évangile, de dire toute la vérité.

L’affaire se termina de la façonsuivante&|160;: le juge débouta de sa plainte Ivan Mironoff et lecondamna à cinq roubles de dépens, dont, généreusement, EugèneMikhaïlovitch le tint quitte. Avant de laisser partir IvanMironoff, le juge lui adressa une semonce, l’engageant à êtredésormais plus prudent, à ne pas accuser à la légère les gensrespectables, à être reconnaissant de ce qu’on l’ait tenu quittedes dépens et de ce qu’on ne le poursuive pas pour calomnie, ce quilui vaudrait trois mois de prison.

–&|160;Je vous remercie, dit Ivan Mironoff, eten hochant la tête et soupirant, il sortit de la justice depaix.

Tout paraissait s’être bien terminé pourEugène Mikhaïlovitch et Vassili. Mais cela semblait seulementainsi. Il arriva quelque chose que personne ne pouvait voir, maisqui était beaucoup plus important que ce qui était apparent.

Il y avait déjà deux ans que Vassili avaitquitté son village et habitait la ville. Chaque année il envoyaitde moins en moins à sa famille, et ne faisait pas venir sa femme,n’ayant pas besoin d’elle. Il avait ici, en ville, autant de femmesqu’il voulait, et plus jolies que la sienne. Avec le temps Vassilioubliait de plus en plus les mœurs et les coutumes du village, ets’habituait à la vie urbaine. Là-bas tout était grossier, terne,pauvre, sale. Ici tout était raffiné, bien, propre, riche, ordonné.Et il se persuadait de plus en plus que les gens de la campagnevivent sans penser, comme des bêtes sauvages, et qu’il n’y a qu’enville que sont de vrais hommes. Il lisait de bons auteurs, desromans&|160;; il allait au spectacle dans la Maison du Peuple. Auvillage, on ne pouvait voir cela, même en rêve. Au village, lesanciens disaient&|160;: Vis avec ta femme&|160;; travaille&|160;;sois sobre&|160;; ne sois pas vaniteux&|160;; et ici, les hommesintelligents, savants, qui connaissaient les vraies lois, vivaienttous pour leur plaisir. Et tout était bien.

Avant l’histoire du coupon, Vassili ne croyaitpas que les maîtres n’ont aucune loi morale. Mais après cettehistoire, et surtout après le faux serment, lequel, malgré sacrainte, n’avait été suivi d’aucun châtiment, au contraire, on luiavait donné dix roubles, il acquit la conviction profonde qu’il n’ya aucune loi et qu’il faut vivre pour son plaisir. Et il vécutainsi. D’abord il gratta sur les achats des locataires, maisc’était peu pour ses dépenses, et alors il commença à dérober del’argent et les objets de valeur des appartements des locataires.Un jour, il vola la bourse d’Eugène Mikhaïlovitch. Celui-ci le pritsur le fait, mais ne porta pas plainte et se contenta de lerenvoyer.

Vassili ne voulut pas retourner auvillage&|160;; il resta à Moscou, avec sa maîtresse, et se cherchaune place. Il en trouva une, pas brillante, une place de portierchez un épicier. Vassili l’accepta&|160;; mais le lendemain même onle prit en flagrant délit de vol de sacs. Le patron ne déposa pasde plainte, mais rossa Vassili et le chassa.

Après cela il ne trouva plus de place.L’argent filait. Il dut engager ses vêtements, dépensa encore cetargent, et, à la fin des fins, resta avec un seul veston déchiré,un pantalon, et des chaussons de feutre. Sa maîtresse l’avaitabandonné. Mais Vassili ne perdit pas sa bonne humeur, et, leprintemps venu, il partit chez lui à pied.

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IX

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Piotr Nikolaievitch Sventitzky, un hommepetit, trapu, portant des lunettes noires (il souffrait des yeux etétait menacé de cécité complète), se leva comme à son ordinaireavant l’aube, et, après avoir bu un verre de thé, et endossé sapelisse à col et parements d’astrakan, il alla à ses affaires.

Piotr Nikolaievitch avait été fonctionnairedans les douanes, et à ce service avait économisé 18 000 roubles.Douze années auparavant, il avait été forcé de donner sa démission,et avait acheté une petite propriété appartenant à un jeune hommequi s’était ruiné en faisant la noce. Étant encore fonctionnaire,Piotr Nikolaievitch s’était marié. Il avait épousé une orphelinepauvre, issue d’une vieille famille de gentilshommes, une femmegrande, forte, jolie, mais qui ne lui avait pas donnéd’enfants.

En toutes choses, Piotr Nikolaievitchapportait ses qualités d’homme sérieux et persévérant. Sans rienconnaître au préalable de l’exploitation agricole – il était filsd’un gentilhomme polonais –, il s’en occupa si bien que quinzeannées plus tard la propriété ruinée de trois cents déciatinesétait devenue une propriété modèle. Toutes les constructions,depuis son habitation jusqu’aux hangars et l’auvent qui abritait lapompe à incendie, étaient solides, bien agencées, couvertes de feret peintes. Sous le hangar étaient rangés en ordre les charrues,les araires, les charrettes, les harnais, bien graissés etastiqués. Les chevaux, plutôt de petite taille, et presque tous deson propre élevage, étaient bien nourris, forts, et tous pareils.La machine à battre le blé travaillait sous le hangar. Pour lefourrage il y avait une grange spéciale&|160;; le fumier coulaitdans une fosse dallée. Les vaches, également de son élevage,n’étaient pas grandes, mais donnaient beaucoup de lait. Il avaitaussi une grande basse-cour, avec des poules d’une espèceparticulièrement productive. Le verger était très bien tenu.Partout se remarquaient la solidité, la propreté, l’ordre. PiotrNikolaievitch se réjouissait en regardant sa propriété, et étaitfier d’avoir obtenu tout cela sans oppresser les paysans, mais, aucontraire, en se montrant d’une stricte équité envers lapopulation. Même parmi les gentilshommes, il était tenu plutôt pourlibéral que pour conservateur, et prenait la défense du peuplecontre les partisans du régime de servage&|160;: «&|160;Sois bonavec eux, et ils seront bons.&|160;» Il est vrai qu’il nepardonnait pas facilement les manquements des ouvriers&|160;;parfois lui-même les stimulait, était exigeant pour le travail,mais, en revanche, les logements et la nourriture étaient toujoursirréprochables, les salaires étaient payés régulièrement, et lesjours de fête, il leur distribuait de l’eau-de-vie.

Marchant avec précaution sur la neige fondue –on était en février – Piotr Nikolaievitch se dirigea vers l’isba oùlogeaient les ouvriers, près de l’écurie. Il faisait encore trèsnoir, surtout à cause du brouillard, mais des fenêtres de l’isbades ouvriers on apercevait la lumière. Les ouvriers étaient levés.Il avait l’intention de les presser un peu&|160;; ils devaient,avec six chevaux, aller chercher du bois dans la forêt.

«&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?&|160;»pensa-t-il en remarquant que la porte de l’écurie étaitouverte.

–&|160;Holà&|160;! Qui est là&|160;?

Personne ne répondit. Piotr Nikolaievitchentra dans l’écurie. – Holà&|160;! Qui est là&|160;? – Encore pointde réponse. Il faisait noir&|160;; sous les pieds, c’était humide,et ça sentait le fumier, et à droite de la porte, dans le boc, setrouvait une paire de jeunes chevaux. Piotr Nikolaievitch allongeala main. C’était vide. Il essaya de toucher du pied&|160;:«&|160;Ils sont peut-être couchés.&|160;» Le pied ne rencontrarien. «&|160;Où donc les ont-ils mis&|160;? pensa-t-il. – Ils n’ontpas attelé, tous les traîneaux sont encore dehors.&|160;»

Piotr Nikolaievitch sortit de l’écurie etappela à haute voix&|160;: – Hé&|160;! Stepan&|160;!

Stepan était le chef ouvrier. Justement ilsortit de l’isba.

–&|160;Voilà&|160;! Hon&|160;! réponditgaiement Stepan. – C’est vous, Piotr Nikolaievitch&|160;? Lescamarades viennent tout de suite.

–&|160;Que se passe-t-il chez vous&|160;?…L’écurie est ouverte.

–&|160;L’écurie&|160;? Comprends pas…Hé&|160;! Prochka&|160;! Apporte la lanterne&|160;!

Prochka accourut avec la lanterne. On pénétradans l’écurie. Stepan comprit aussitôt.

–&|160;Les voleurs étaient ici, PiotrNikolaievitch&|160;! Le cadenas a été arraché.

–&|160;Tu mens&|160;!

–&|160;Des brigands sont venus… Machka n’estplus là&|160;; ni l’Épervier… Non, l’Épervier est ici… Mais il n’ya pas Piostri, ni le Beau…

Trois chevaux manquaient. Piotr Nikolaievitchne dit rien&|160;; il fronça les sourcils et respiralourdement.

–&|160;Ah&|160;! s’il tombe sous mamain&|160;!… Qui était de garde&|160;?

–&|160;Petka. Il se sera endormi.

Piotr Nikolaievitch déposa une plainte à lapolice, ainsi qu’au chef du district. Il envoya ses paysans à larecherche, de tous côtés. On ne retrouva pas les chevaux.

–&|160;Quelle sale engeance&|160;! disaitPiotr Nikolaievitch.

–&|160;Que m’ont-ils fait&|160;! Et pourtantétais-je assez bon pour eux&|160;! Attendez, brigands&|160;!… Tousdes brigands&|160;! Désormais je me conduirai autrement avecvous&|160;!

&|160;

X

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Et les chevaux, les trois chevaux volés,avaient reçu chacun leur destination&|160;: Machka avait été venduà des Bohémiens pour 18 roubles&|160;; Piostri avait été échangécontre un autre cheval à un paysan qui habitait à quarante verstesde là. Quant au Beau, on l’avait tellement esquinté qu’il fallutl’abattre, et sa peau fut vendue pour trois roubles.

L’organisateur de cette razzia était IvanMironoff. Il avait été en service chez Piotr Nikolaievitch etconnaissait toutes les habitudes de ce dernier. Ayant résolu derentrer dans son argent, il avait organisé ce coup.

Depuis sa malchance avec le faux coupon, IvanMironoff s’était mis à boire, et il eût vendu tout ce qu’il y avaità la maison si sa femme n’eût caché de lui les habits et tout cequ’on pouvait vendre.

Tout le temps qu’il était ivre, Ivan Mironoffne cessait de penser non seulement à l’homme qui l’avait trompé,mais à tous les messieurs qui ne vivent qu’en volant le simplepeuple. Une fois qu’il s’était arrêté à boire avec des paysans desenvirons de Podolsk, ceux-ci, étant ivres, lui racontèrent qu’ilsavaient volé des chevaux à un paysan. Ivan Mironoff se mit à lesinvectiver parce qu’ils avaient volé un paysan. – «&|160;C’est unpéché, disait-il. – Pour un paysan le cheval est comme un frère. Ettoi, tu le prives de tout. Si l’on vole, alors ce sont les maîtresqu’il faut voler&|160;; les chiens ne méritent pasdavantage.&|160;»

La conversation se poursuivit, et les paysansde Podolsk objectèrent que c’est difficile de voler des chevauxchez les propriétaires, car il faut pour cela connaître toutes lesissues, et que si l’on n’a personne sur place on ne peut rienfaire. Alors Ivan Mironoff se rappela Sventitzky, chez qui il avaittravaillé un certain temps. Il se rappela que Sventitzky lui avaitretenu un rouble cinquante pour un objet cassé. Il se rappela leschevaux, qu’il employait au travail.

Sous prétexte de se faire embaucher, mais enréalité afin de bien voir tout et d’apprendre ce qu’il avait besoinde savoir, Ivan Mironoff alla chez Sventitzky. Ayant appris tout cequi l’intéressait&|160;: qu’il n’y avait pas de gardien, et que leschevaux restaient à l’écurie, il amena les voleurs et manigançatoute l’affaire.

Après avoir partagé le butin avec les paysansde Podolsk, Ivan Mironoff, ayant cinq roubles en poche, retourna àla maison. Là, il n’y avait rien à faire&|160;; il n’avait plus decheval&|160;; et depuis ce moment Ivan Mironoff s’aboucha avec lesvoleurs de chevaux et les Bohémiens.

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XI

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Piotr Nikolaievitch Sventitzky faisait toutson possible pour trouver le voleur. Sans la complicité dequelqu’un de la maison, le coup n’aurait pu se faire. Alors ilcommença à soupçonner son personnel, et se mit à interroger lesdomestiques pour savoir qui, cette nuit-là, avait découché. Ilapprit que Prochka Nikolaieff n’avait pas couché à la maison.Prochka était un jeune garçon, récemment libéré du servicemilitaire, un beau soldat, habile, que Piotr Nikolaievitch avaitgagé pour être cocher.

L’inspecteur de police était un ami de PiotrNikolaievitch, et celui-ci connaissait également le chef de policedu district, le maréchal de la noblesse et le juge d’instruction.Tous ces personnages venaient chez lui le jour de sa fête etconnaissaient bien ses bonnes liqueurs et ses champignons marinés.Tous s’intéressaient à son histoire et tâchaient de l’aider.

–&|160;Voilà, vous défendez les paysans,disait l’inspecteur de police. Croyez-moi&|160;: ils sont pires queles bêtes. Sans le fouet et le bâton on n’en peut rien faire…Alors, vous dites, Prochka… Celui que vous employez commecocher&|160;?

–&|160;Oui, lui.

–&|160;Faites-le appeler.

On appela Prochka et son interrogatoirecommença&|160;:

–&|160;Où étais-tu&|160;?

Prochka secoua ses cheveux et une flamme parutdans ses yeux.

–&|160;À la maison.

–&|160;Comment à la maison&|160;! Tous lesdomestiques disent que tu as découché.

–&|160;C’est comme vous voulez.

–&|160;Mais il ne s’agit pas de vouloir.Voyons, où étais-tu&|160;?

–&|160;À la maison.

–&|160;C’est bien. Agent&|160;! mène-le auposte.

–&|160;C’est comme vous voulez.

Et Prochka n’avoua pas où il était parce qu’ilavait passé la nuit chez son amie Parasha, laquelle lui avait faitpromettre de ne pas la trahir. Et il ne la trahit point. Il n’yavait pas de preuves, on le relâcha. Mais Piotr Nikolaievitchdemeurait convaincu que tout cela était son œuvre. Et il ressentitde la haine pour lui.

Prochka, comme c’était son habitude, prit àl’auberge deux mesures d’avoine, donna aux chevaux une mesure etdemie, puis vendit l’autre demi-mesure et dépensa l’argent à boire.Piotr Nikolaievitch ayant appris cela, déposa une plainte au jugede paix.

Le juge de paix condamna Prochka à trois moisde prison. Prochka était orgueilleux. Il se croyait supérieur auxautres, et était fier de sa personne. La prison l’humilia. Il nepouvait plus s’enorgueillir devant les gens, et, d’un coup, selaissa aller. Au sortir de la prison, Prochka retourna chez luimoins irrité contre Piotr Nikolaievitch que contre tout lemonde.

Prochka, après la prison, au dire de tous, selaissa aller et devint paresseux, se mit à boire&|160;; enfin, peuaprès, il fut pris volant des habits, chez une femme. Et denouveau, il fut jeté en prison. Pour ce qui était de ses chevaux,Piotr Nikolaievitch apprit seulement qu’on avait retrouvé la peaudu hongre, et cette impunité des coupables l’agaçait de plus enplus. Maintenant il ne pouvait plus voir sans colère les paysans,ni même parler d’eux&|160;; et chaque fois qu’il le pouvait, il nemanquait pas de leur nuire.

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XII

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Depuis qu’il s’était débarrassé du coupon,Eugène Mikhaïlovitch avait cessé d’y penser&|160;; mais sa femmeMarie Vassilievna ne pouvait pas se pardonner de s’être laisséerouler ainsi, pas plus qu’elle ne pardonnait à son mari les parolescruelles qu’il lui avait dites, ni aux deux jeunes gens de l’avoirtrompée aussi habilement. À dater du jour où elle avait été ainsiattrapée, elle regarda attentivement tous les lycéens. Une foiselle rencontra Makhine, mais elle ne le reconnut pas, parce quecelui-ci, en l’apercevant, avait fait une telle grimace que sonvisage en avait été tout changé. Mais, deux semaines aprèsl’évènement, elle se rencontra nez à nez, sur le trottoir, avecMitia Smokovnikoff.

Elle le reconnut aussitôt. Elle le laissapasser, puis, rebroussant chemin, elle le suivit pas à pas. Ellearriva ainsi jusqu’au domicile du lycéen et apprit qui ilétait.

Le lendemain elle se rendit au lycée, et, dansle vestibule, rencontra l’aumônier, Mikhaïl Wedensky. Il luidemanda ce qu’elle désirait. Elle répondit qu’elle désirerait voirle proviseur.

–&|160;Le proviseur n’est pas ici. Il estsouffrant. Peut-être puis-je vous être utile et lui transmettrevotre requête.

Marie Vassilievna résolut de tout raconter àl’aumônier. L’aumônier était un homme très ambitieux, veuf. Encorel’année précédente il s’était rencontré dans une société avecSmokovnikoff père, et, avec lui, avait engagé une conversation surla religion. Smokovnikoff l’avait battu sur tous les points etavait amusé la société à ses dépens. Alors Wedensky avait résolu desurveiller le fils d’une façon toute particulière, et ayant trouvéen lui la même indifférence religieuse qu’en son mécréant de père,il s’était mis à le persécuter et même lui avait donné une mauvaisenote à l’examen.

En apprenant par Marie Vassilievna l’acte dujeune Smokovnikoff, Wedensky ne put pas n’en point avoir deplaisir. Il trouva dans ce cas la confirmation de sa conviction del’immoralité des hommes privés de la direction de l’Église. Ilrésolut de profiter de cette circonstance pour montrer, comme ilvoulait s’en convaincre, le danger que courent tous ceux quis’éloignent de l’Église. Mais au fond de son âme il était contentde se venger de l’orgueilleux athée.

–&|160;Oui… c’est triste, très triste, disaitle père Mikhaïl Wedensky, en caressant de la main la grande croixqui pendait sur sa poitrine. – Je suis très heureux que ce soit àmoi que vous ayez confié cela. En ma qualité de serviteur del’Église je veillerai à ne pas laisser le jeune homme sansremontrances, tout en tâchant d’adoucir le plus possible lechâtiment…

«&|160;Oui, j’agirai comme il convient à monministère&|160;», se disait le père Mikhaïl, pensant avoircomplètement oublié l’hostilité de Smokovnikoff envers lui, etconvaincu de n’avoir pour but que le bien et le salut du jeunehomme.

Le lendemain, pendant le cours d’instructionreligieuse, le père Mikhaïl raconta aux lycéens toute l’histoire dufaux coupon et leur apprit que le coupable était un lycéen.

–&|160;C’est un acte mauvais, honteux, leurdit-il. Mais la dissimulation est pire encore. S’il est vrai que lecoupable est l’un de vous, alors mieux vaut pour lui se repentirque de celer sa faute.

En prononçant ces paroles, le père Mikhaïlregardait fixement Mitia Smokovnikoff. Les lycéens, suivant sonregard, se tournèrent aussi vers Smokovnikoff. Mitia rougit, devinten sueur, enfin se mit à pleurer et quitta la classe.

La mère de Mitia, ayant appris cela, amena sonfils à lui tout avouer, et, aussitôt, courut au magasind’accessoires pour photographie. Elle paya les douze roublescinquante à la patronne et lui fit promettre de tenir secret le nomdu lycéen&|160;; quant à son fils, elle lui ordonna de nier tout,et, en aucun cas, de n’avouer à son père.

En effet, quand Fédor Mikhaïlovitch apprit cequi s’était passé au lycée, et que son fils, appelé par lui, eutnié tout, il se rendit chez le proviseur, lui raconta ce quis’était passé, lui déclara que l’acte de l’aumônier étaitinqualifiable et qu’il ne le laisserait pas passer ainsi. Leproviseur fit appeler l’aumônier, et entre lui et FédorMikhaïlovitch eut lieu une très violente explication.

–&|160;Une femme stupide a calomnié mon fils,du reste, elle-même a ensuite retiré ses propos, et vous n’aveztrouvé rien de mieux que de calomnier un garçon honnête,sincère&|160;!…

–&|160;Je ne l’ai pas calomnié, et je ne vouspermettrai pas de parler ainsi… Vous oubliez l’habit que jeporte…

–&|160;Je m’en moque de votre habit&|160;!

–&|160;Vos opinions subversives sont connuesde toute la ville…, dit le prêtre, dont le menton, en tremblant,faisait remuer la barbiche.

–&|160;Messieurs&|160;!… Mon père&|160;!…prononçait le proviseur, en essayant de les calmer&|160;; mais ilne pouvait les mettre à la raison.

–&|160;Mon ministère m’impose le devoir deveiller à l’éducation religieuse et morale…

–&|160;Assez de mensonges&|160;! Est-ce que jene sais pas que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable&|160;!

–&|160;Je trouve indigne de moi de causer avecun homme tel que vous… prononça le père Mikhaïl, blessé par ladernière réflexion de Smokovnikoff, et surtout parce qu’elle étaitjuste. Il avait terminé les cours de la faculté de théologie, c’estpourquoi, depuis longtemps, il ne croyait pas en ce qu’ilenseignait et confessait. Il ne croyait qu’une chose&|160;: que leshommes doivent s’efforcer à croire en ce que lui-même s’efforçaitde leur faire croire.

Smokovnikoff n’était pas tant révolté del’acte de l’aumônier, que de ce qu’il voyait là une preuveéclatante de cette influence cléricale qui commence à se développerchez nous. Et, à tout le monde, il racontait cette histoire.

Quant au père Wedensky, devant lesmanifestations du nihilisme et de l’athéisme, non seulement de lajeune génération, mais de la vieille, il se convainquit de plus enplus de la nécessité de lutter contre cela. Plus il blâmaitl’impiété de Smokovnikoff et de ses semblables, plus il se sentaitconvaincu de la vérité et de la solidité de sa religion, et moinsil sentait le besoin de la contrôler et de la mettre d’accord avecsa vie. Sa religion – reconnue par tous ceux qui l’entouraient –était pour lui l’arme principale de la lutte contre sesennemis.

Ces pensées, provoquées par son altercationavec Smokovnikoff, jointes aux ennuis administratifs qui enrésultèrent pour lui, c’est-à-dire, observations et blâme de seschefs, l’amenèrent à prendre une décision à laquelle il pensaitdepuis longtemps, surtout depuis la mort de sa femme. Il résolut dedevenir moine et de choisir la voie suivie par quelques-uns de sescondisciples de la faculté dont l’un était déjà archevêque etl’autre archiprêtre en attendant le premier évêché vacant.

À la fin de l’année scolaire Wedensky quittale lycée, devint moine sous le nom de Missaïl et bientôt fut nommérecteur d’un séminaire, dans une ville de la Volga.

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XIII

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Vassili le portier cheminait sur lagrand-route, se dirigeant vers le Midi. Pendant la journée ilmarchait, et, la nuit, l’agent de police locale lui remettait unbillet de logement. Partout on lui donnait du pain et, parfois, onl’invitait à se mettre à table pour souper.

Dans un village du gouvernement d’Orel, où ilpassait la nuit, on l’informa qu’un marchand qui avait affermé unverger, chez un propriétaire, cherchait des hommes pour le garder.Vassili en avait assez de mendier, et n’avait pas envie deretourner à la maison. Il alla trouver le jardinier et se louacomme garde pour cinq roubles par mois.

La vie dans la hutte, surtout quand les fruitscommencèrent à mûrir et qu’on apporta de la grange du maître, pourles gardiens, de grandes brassées de paille fraîche, plaisaitbeaucoup à Vassili. Toute la journée il restait couché sur lapaille fraîche, parfumée, près des tas de pommes d’été et d’hiverencore plus parfumées que la paille, et, tout en sifflotant etchantant il regardait si les enfants n’avaient pas pris quelquepart des pommes. Vassili était un maître en fait de chansons. Ilavait une belle voix. Des femmes, des jeunes filles, venaient de lacampagne chercher des pommes. Vassili plaisantait avec elles. Àcelles qui lui plaisaient il donnait plus ou moins de pommes enéchange d’œufs ou de kopecks, puis se recouchait. Il ne se levaitque pour aller déjeuner, dîner ou souper. Il n’avait qu’une seulechemise, en indienne rose, et encore toute trouée. Ses piedsétaient complètement nus, mais son corps était robuste, sain, etquand on retirait du feu le pot de kacha, Vassili en mangeait pourtrois, ce qui faisait l’admiration du vieux gardien. Durant lanuit, Vassili ne dormait pas&|160;; il sifflotait ou poussait descris aigus&|160;; et, dans l’obscurité, il voyait très loin, commeun chat.

Une fois des garçons vinrent de la ville pourvoler des pommes. Vassili s’approcha à pas de loup et se jeta sureux. Ils essayèrent de le renverser, mais ce fut lui le plusfort&|160;; tous s’enfuirent, sauf un qu’il retint, amena dans lahutte et remit au patron.

La première hutte qu’avait eue Vassili étaitdans le jardin, plus loin&|160;; la deuxième, quand les poiresfurent enlevées, était à quarante pas de la maison du maître. Danscette hutte Vassili était encore plus gai. Toute la journée ilvoyait comment les messieurs et les demoiselles s’amusaient,allaient se promener le soir et la nuit, jouaient du piano, duviolon, chantaient, dansaient. Il voyait comment les demoiselles,assises sur le rebord des fenêtres avec des étudiants, fleuretaientavec eux, et, ensuite, allaient se promener par couples dans lessombres allées de tilleuls où la lumière de la lune ne pénétraitque par raies et par taches.

Il voyait les domestiques courir avec desvictuailles et des boissons, tous&|160;: cuisiniers, intendant,blanchisseuses, jardiniers, cochers, ne travaillant que pournourrir, servir les maîtres et faciliter leurs agréments.

Quelquefois des jeunes maîtres venaient danssa hutte&|160;; il leur choisissait les meilleures pommes, rouges,juteuses, et les demoiselles, en les croquant à pleines dents,disaient qu’elles étaient bonnes, puis faisaient une remarquequelconque. Vassili comprenait qu’on parlait de lui en français,après quoi, on lui demandait de chanter.

Et Vassili admirait cette vie, se rappelant savie à Moscou&|160;; et l’idée que tout vient de l’argent luitrottait de plus en plus dans la tête. Vassili se demandait de plusen plus souvent comment faire pour posséder d’un coup le plusd’argent possible. Il commença à se remémorer comment, autrefois,il profitait des occasions, et il décida qu’il ne fallait pas s’yprendre ainsi, qu’il ne fallait pas faire comme autrefois, attraperce qui est mal gardé, mais qu’il fallait combiner tout d’avance, serenseigner, et agir proprement, sans laisser aucune trace.

Vers Noël on ramassa les dernières pommes. Lepatron fit un grand bénéfice, récompensa tous les gardiens, parmilesquels Vassili, et les remercia. Vassili s’habilla, le jeunemaître lui avait donné un veston et un chapeau, et n’alla pas à lamaison. Il était dégoûté à l’idée de la vie rurale des paysans, etil retourna en ville en compagnie des soldats qui avaient gardé leverger avec lui, et qui s’enivraient. En ville, il décida, la nuitvenue, de fracturer et piller le magasin du marchand chez qui ilavait travaillé déjà, et qui l’avait battu et chassé sans le payer.Il connaissait toutes les issues, et savait où était l’argent. Ilfit faire le guet par un soldat, et lui-même, fracturant la portecochère, entra et prit tout l’argent. Le vol avait été faitartistement&|160;: il n’y avait aucune trace. Vassili s’étaitemparé de trois cent soixante-dix roubles&|160;; il en donna cent àson compagnon&|160;; avec le reste il se rendit dans une autreville, et là fit la noce avec des camarades et des filles.

Les agents de police le surveillèrent, et illui restait très peu d’argent quand on l’arrêta et le mit enprison.

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XIV

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À dater de cette époque, Ivan Mironoff devintun voleur de chevaux très habile et très audacieux. Afimia, safemme, qui autrefois l’injuriait pour son manque de savoir-faire,maintenant se montrait heureuse et fière de son mari qui avait unepelisse de peau de mouton, tandis qu’elle-même possédait unedemi-pelisse et une pelisse neuve.

Dans le village et les alentours, toussavaient que pas un seul vol de chevaux n’avait lieu sans qu’il yprît part, mais ils n’osaient pas le dénoncer, et quand parfois lessoupçons tombaient sur lui, il savait en sortir pur et innocent.Son dernier vol avait été celui de Kolotovka. Quand il en avait lapossibilité, Ivan Mironoff choisissait sa victime, et, depréférence, il volait chez les propriétaires et les marchands. Maischez les propriétaires et les marchands c’était difficile, et quandil ne réussissait pas chez ceux-ci, il se rabattait sur lespaysans. C’était ainsi qu’à Kolotovka, une nuit, il avait dérobé auhasard des chevaux qui étaient au pâturage. Il n’avait pas fait lecoup en personne, mais l’avait fait faire par Guérassim, un trèshabile larron. Les paysans n’avaient remarqué le vol qu’à l’aube,et, aussitôt, s’étaient lancés à la recherche sur les routes,tandis que les chevaux se trouvaient dans le fossé de la forêtappartenant à l’État. Ivan Mironoff se proposait de les garder icijusqu’à la nuit prochaine, et alors de filer avec eux chez unportier qu’il connaissait et qui habitait à cent verstes de là.Ivan Mironoff se rendit dans la forêt, pour porter à Guérassim desbiscuits et de l’eau-de-vie, et pour retourner à la maison, prit unsentier où il espérait ne rencontrer personne. Malheureusement pourlui, il rencontra le garde, un soldat.

–&|160;Est-ce que tu viens de chercher deschampignons&|160;? lui demanda le soldat.

–&|160;Oui, mais cette fois je n’en ai pastrouvé, répondit Ivan Mironoff en montrant son panier, qu’il avaitpris pour l’occasion.

–&|160;Oui, cet été il n’y a pas beaucoup dechampignons, reprit le soldat. Il resta un moment immobile,paraissant réfléchir, puis s’éloigna.

Le garde ne trouvait pas cela très naturel.Ivan Mironoff n’avait pas besoin d’aller si matin dans la forêt del’État. Le soldat retourna sur ses pas et se mit à fouiller laforêt. Près du fossé il entendit l’ébrouement des chevaux, et, toutdoucement, se dirigea vers l’endroit d’où venait le bruit. Dans lefossé la terre était piétinée&|160;; et, par places, se marquait ducrottin de cheval. Un peu plus loin, Guérassim, assis, mangeaitquelque chose. Les chevaux étaient attachés à un arbre.

Le garde courut au village, alla prévenir lestaroste, le chef de police, et l’on prit deux témoins. De troiscôtés ils s’approchèrent de l’endroit où se tenait Guérassim etl’arrêtèrent. Guérassim ne nia point, et, aussitôt, étant ivre,avoua tout. Il raconta qu’Ivan Mironoff l’avait fait boire, puisl’avait poussé à faire le coup, et qu’il devait, aujourd’hui même,venir chercher les chevaux dans la forêt.

Les paysans laissèrent dans la forêt Guérassimet les chevaux&|160;; puis ils organisèrent un traquenard etattendirent Ivan Mironoff. Quand la nuit fut venue, on entendit unsifflement auquel répondit Guérassim. Aussitôt qu’Ivan Mironoffdescendit le talus, on se jeta sur lui et on l’emmena auvillage.

Le matin, une grande foule s’assembla devantla chancellerie du village. On amena Ivan Mironoff et l’on se mit àl’interroger. Ce fut Stepan Pelaguschkine, un haut paysan maigre,aux longs bras, au nez aquilin, autrefois scribe du village, qui,le premier, commença l’interrogatoire. Stepan, paysan célibataire,avait fait son service militaire. Il s’était séparé de son frère,et à peine commençait-il à se tirer d’affaire qu’on lui avait voléun cheval. Après deux années de travail dans les mines il avait pus’acheter encore deux chevaux. Ivan Mironoff les lui avait voléstous deux.

–&|160;Dis, où sont mes chevaux&|160;! s’écriaStepan, pâle de colère, en regardant sombrement tantôt le sol,tantôt le visage d’Ivan Mironoff.

Ivan Mironoff nia, alors Stepan lui donna uncoup dans le visage, lui écrasant le nez d’où le sang coula.

–&|160;Dis ou je te tue&|160;!

Ivan Mironoff penchait la tête et setaisait…

Stepan le frappa de sa longue main une foisencore, puis une autre. Ivan Mironoff se taisait toujours, rejetantsa tête tantôt à droite, tantôt à gauche.

–&|160;Frappez-le tous&|160;! s’écria lestaroste.

Et tous se mirent à le frapper. Ivan Mironofftomba et leur cria&|160;:

–&|160;Barbares&|160;! Maudits&|160;! Frappezà mort, je ne vous crains pas&|160;!

Alors Stepan saisit une des pierres quiétaient préparées et, d’un coup, lui brisa le crâne.

&|160;

XV

&|160;

On jugea les meurtriers d’Ivan Mironoff, aunombre desquels était Stepan Pelaguschkine. L’accusation pesaitplus fortement sur lui parce que tous les témoins étaient d’accordque c’était lui qui avait, d’un coup de pierre, fracassé la têted’Ivan Mironoff. Stepan ne dissimula rien à ses juges. Il expliquaque la fois qu’on lui avait volé sa dernière paire de chevaux, ilétait allé le déclarer à la police et qu’il eût été facile alors deretrouver les traces des tziganes, mais que le commissaire n’avaitvoulu ni l’entendre ni le recevoir et n’avait ordonné aucunerecherche.

–&|160;Que pouvons-nous faire avec un hommepareil&|160;? Il nous a ruinés&|160;!

–&|160;Pourquoi les autres n’ont-ils pasfrappé, et avez-vous été seul à le faire&|160;? lui demanda leprocureur.

–&|160;Ce n’est pas vrai&|160;! Tousfrappaient. Toute la commune avait décidé de le tuer. Moi je n’aifait que l’achever. Pourquoi le faire souffririnutilement&|160;?

Ce qui surprenait le juge en Stepan, c’étaitle calme absolu avec lequel il racontait comment on avait frappéIvan Mironoff et comment il l’avait achevé. Stepan, en effet, nevoyait en ce meurtre rien de terrible. Étant au régiment, il luiétait arrivé de faire partie d’un peloton d’exécution et defusiller un soldat, et alors, comme dans le meurtre d’IvanMironoff, il n’avait vu là rien de terrible. On a tué, et voilàtout. Aujourd’hui son tour, demain le mien.

Stepan n’eut qu’une condamnation légère&|160;:un an de prison. On lui enleva son habit de paysan, que l’on rangeasous un numéro dans le dépôt de la prison, et on lui fit mettre lacapote et les chaussons des prisonniers. Stepan n’avait jamais eubeaucoup de respect pour les autorités, mais à présent, ilacquérait la conviction intime que toutes les autorités, tous lesmessieurs, sauf le Tzar qui seul est juste et a pitié du peuple,que tous ne sont que des brigands qui vivent du sang du peuple. Lesrécits des déportés et des forçats avec lesquels il se liait dansla prison, confirmaient cette opinion. L’un était condamné au bagneparce qu’il avait dénoncé la concussion des autorités&|160;;l’autre parce qu’il avait frappé un chef qui avait saisi,injustement, le bien des paysans&|160;; un troisième parce qu’ilavait fait de faux billets. Les messieurs, les marchands, pouvaientfaire n’importe quoi, tout leur était permis, mais un paysan, unmiséreux, pour un rien était envoyé nourrir les poux en prison.

Sa femme vint le voir plusieurs fois enprison. Sans lui, tout allait mal, et, pour comble, un incendie laruina complètement, de sorte qu’elle dut aller mendier avec sesenfants. Les malheurs de sa famille accrurent encore l’irritationde Stepan. En prison il était méchant avec tous, et, une fois, ilfaillit tuer avec une hache le cuisinier. Pour ce fait on prolongeasa peine d’une année. Au cours de cette année il apprit que safemme était morte et que sa maison avait été détruite…

Quand son temps de prison fut terminé, onappela Stepan au dépôt, on prit sur un rayon l’habit dans lequel ilétait venu, et on le lui remit.

–&|160;Où irai-je&|160;? dit-il au surveillanten s’habillant.

–&|160;À la maison, naturellement.

–&|160;Je n’ai plus de maison. Probable qu’ilme faudra aller sur la grand-route, voler les passants.

–&|160;Si tu voles, tu viendras de nouveauchez nous.

–&|160;Il arrivera ce qu’il arrivera.

Et Stepan partit. Cependant il prit le cheminde sa maison. Il n’avait plus où aller. Avant d’arriver à sademeure, il demanda à passer la nuit dans une auberge qu’ilconnaissait. Cette auberge appartenait à un bourgeois de Vladimir,un gros homme ventru. Il connaissait Stepan. Il savait qu’il avaitété envoyé en prison par malheur, et il le laissa passer la nuitchez lui.

L’aubergiste était riche. Il avait enlevé lafemme d’un paysan du voisinage et vivait avec elle. Cette femmeétait à la fois maîtresse et servante.

Stepan savait tout cela. Il savait que cerichard avait offensé les paysans, que cette vilaine femme avaitquitté son mari, et maintenant, bien habillée, tout en sueur,assise devant le samovar, par faveur elle servait aussi du thé àStepan. Il n’y avait pas de passants. On laissa Stepan coucher dansla cuisine. Matriona, après avoir tout rangé, se retira dans sachambre. Stepan se coucha sur le poêle, mais il ne pouvaits’endormir et faisait craquer sous lui les allumes qui séchaientsur le poêle. Le gros ventre du propriétaire de l’auberge quisaillait au-dessus de la ceinture de sa blouse maintes fois lavéeet passée, ne lui sortait pas de la tête. Il était hanté par lapensée de frapper ce ventre avec un couteau, et d’en faire sortirla graisse. Et de même pour la femme. Tantôt il se disait&|160;:«&|160;Que le diable les emporte&|160;! Je partiraidemain&|160;»&|160;; tantôt il se rappelait Ivan Mironoff, et denouveau pensait au ventre du bourgeois et à la gorge blanche, ensueur, de Matriona. «&|160;Si tuer, il faut les tuer tousdeux.&|160;» Le second chant du coq se fit entendre. «&|160;Siagir, il faut agir maintenant, autrement le jour viendra.&|160;».Le soir encore, il avait remarqué où se trouvaient le couteau et lahache. Il descendit du poêle, prit la hache et le couteau et sortitde la cuisine. Aussitôt derrière la porte s’entendit le bruit duloqueteau. Le propriétaire de l’auberge parut. Stepan fit non cequ’il avait décidé, il n’eut pas le temps d’employer le couteau,mais, brandissant la hache, il frappa à la tête. Le bourgeois seretint au chambranle de la porte, puis tomba sur le sol.

Stepan entra dans la chambre. Matriona bondit,et, en chemise, se tint près du lit. Avec la même hache, Stepan latua.

Ensuite il alluma la chandelle, prit l’argentde la caisse et s’en alla.

&|160;

XVI

&|160;

Dans un chef-lieu de district vivait, dans unedemeure éloignée de toute habitation, un vieillard ivrogne, unancien fonctionnaire, avec ses deux filles et son gendre. La fillemariée buvait aussi et menait une vie très mauvaise. La filleaînée, une veuve, Marie Sémionovna, était une femme de cinquanteans, maigre, ridée, qui les entretenait tous. Elle avait unepension de deux cent cinquante roubles, et avec cet argent toute lafamille vivait. Marie Sémionovna était la seule personne de lamaison qui travaillât. Elle soignait le vieux père faible etivrogne, et l’enfant de sa sœur&|160;; elle faisait la cuisine,lavait le linge, et, comme il arrive toujours, on laissait toutretomber sur elle, et c’était elle que tous trois injuriaient, etmême son beau-frère, étant ivre, allait jusqu’à la battre. Ellesupportait tout en silence, avec résignation, et aussi, comme ilarrive toujours, plus elle avait à faire, plus elle faisait. Ellevenait en aide aux pauvres, se privait de tout, donnait sesvêtements, soignait et secourait les malades.

Une fois le tailleur du village, un boiteux,vint travailler chez Marie Sémionovna. Il retournait la poddiovkadu vieillard et recouvrait de drap neuf la pelisse de MarieSémionovna, qu’elle mettait pour aller l’hiver au marché.

Le tailleur boiteux était un homme trèsintelligent et observateur. Dans son métier il voyait beaucoup demonde, et à cause de son infirmité qui l’obligeait à restertoujours assis, il était enclin à réfléchir. Après la semainepassée à travailler chez Marie Sémionovna, il ne pouvait s’étonnerassez de sa vie. Un jour elle vint pour laver des serviettes dansla cuisine où il travaillait, et elle se mit à causer avec lui desa vie. Il raconta que son frère le maltraitait et qu’il s’étaitséparé de lui.

–&|160;Je pensais que cela serait mieux, etc’est toujours la même misère.

–&|160;Il vaut mieux ne pas changer et vivrecomme on vit, dit Marie Sémionovna&|160;; oui, vivre comme onvit.

–&|160;Je t’admire, Marie Sémionovna. Tu esseule pour t’occuper de toutes les affaires, pour les soigner tous,et je vois que tu n’as pas grand-chose de bon de leur part.

Marie Sémionovna ne répondit rien.

–&|160;Tu as probablement lu dans les livresqu’il y aura pour cela une récompense dans l’autre monde.

–&|160;Cela, nous ne le savons pas, dit MarieSémionovna&|160;; mais seulement il vaut mieux vivre ainsi.

–&|160;Est-ce qu’il y a cela dans leslivres&|160;?

–&|160;Oui, répondit-elle, il y a cela. Etelle lui lut, dans l’évangile, le Sermon sur la Montagne.

Le tailleur devint pensif, et quand il reçutson compte, il retourna chez lui toujours pensant à ce qu’il avaitvu chez Marie Sémionovna, à ce qu’elle lui avait dit et lui avaitlu.

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XVII

&|160;

Piotr Nikolaievitch était devenu autre enversle peuple, et le peuple était devenu autre envers lui. L’année nes’était pas écoulée qu’on lui avait coupé vingt-sept chênes etincendié une grange non assurée. Piotr Nikolaievitch décida qu’ilétait impossible de vivre avec les paysans d’ici.

Il se trouva que les Livensoff cherchaientalors un intendant pour leur propriété, et le maréchal de lanoblesse leur recommanda Piotr Nikolaievitch comme le meilleurpropriétaire du district. Le domaine des Livensoff était immensemais ne donnait pas de revenu&|160;: les paysans profitaient detout. Piotr Nikolaievitch se chargea de remettre tout en ordre, et,après avoir loué sa propriété, il partit avec sa femme dans lalointaine province du bassin de la Volga.

Piotr Nikolaievitch avait toujours aimél’ordre et la légalité, et maintenant plus que jamais il ne pouvaitadmettre que ces paysans grossiers et sauvages pussent,contrairement à la loi, accaparer une propriété qui ne leurappartenait pas. Il était heureux de l’occasion de leur donner uneleçon, et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il fit mettre en prisonun paysan qui avait volé du bois&|160;; frappa fortement un autrequi n’avait pas garé sa charrette sur la route et n’avait passoulevé son bonnet. Au sujet de certaines prairies que les paysansconsidéraient comme leur appartenant, Piotr Nikolaievitch leurdéclara que s’ils y mettaient leur bétail, il le confisquerait.

Le printemps venu, les paysans lâchèrent leurbétail dans les prairies du maître, comme ils le faisaient lesannées précédentes. Piotr Nikolaievitch rassembla ses domestiqueset leur ordonna de chasser le bétail dans la cour du propriétaire.Les paysans travaillaient dans les champs, et les domestiques,malgré les cris des femmes, s’emparèrent du bétail.

En rentrant du travail, les paysans vinrentensemble dans la cour du propriétaire et exigèrent qu’on leurrendît le bétail. Piotr Nikolaievitch s’avança à leur rencontre lefusil derrière l’épaule (il rentrait de l’inspection). Il leurdéclara qu’il ne rendrait le bétail que moyennant paiement decinquante kopecks par bête à cornes et vingt kopecks par mouton.Les paysans se mirent à crier que les prairies étaient à eux, queleurs pères et leurs grands-pères les possédaient, et qu’iln’existait pas de loi permettant de s’emparer du bétaild’autrui.

–&|160;Rends le bétail, sans quoi, ça iramal&|160;! dit un vieillard en s’avançant vers PiotrNikolaievitch.

–&|160;Qu’est-ce qui ira mal&|160;? s’écriacelui-ci tout pâle, en s’approchant du vieillard.

–&|160;Donne le bétail, crapule&|160;! Ne nousoblige pas à pécher.

–&|160;Quoi&|160;! s’écria PiotrNikolaievitch. Et il frappa le vieillard au visage.

–&|160;Tu n’as pas le droit de battre&|160;!Amis&|160;! prenons le bétail par force&|160;!

Piotr Nikolaievitch voulut s’en aller, mais onne le laissa point partir. Il voulut se frayer un chemin. Son fusilpartit, tuant un paysan. Une mêlée épouvantable s’ensuivit. Harceléde toutes parts, au bout de cinq minutes, le corps écrasé de PiotrNikolaievitch était jeté dans le ravin.

Les meurtriers furent jugés par le conseil deguerre et deux d’entre eux étaient condamnés à la pendaison.

&|160;

XVIII

&|160;

Le tailleur était d’un village du gouvernementde Voronèje, dans le district de Zénilansk. Dans ce village cinqriches paysans louaient à un propriétaire, pour onze cents roubles,cent cinq déciatines d’une bonne terre grasse, noire comme dugoudron, et la sous-louaient aux paysans, aux uns à raison dedix-huit roubles la déciatine, de quinze roubles à d’autres, maispas moins de douze roubles. De la sorte ils avaient un bon profit.Les loueurs gardaient pour eux-mêmes cinq déciatines, et cetteterre ne leur coûtait rien. Un des cinq compagnons étant venu àmourir, les autres proposèrent au tailleur boiteux de s’adjoindre àeux.

Quand il fut question entre les loueurs de lafaçon de répartir la terre, le tailleur, qui avait cessé de boire,déclara qu’il fallait taxer tous également et donner à chaquesous-locataire ce qui devait lui revenir.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Mais, ne sommes-nous pas deschrétiens&|160;? C’est bon pour les messieurs&|160;; mais nousautres nous sommes des chrétiens. Il faut agir selon la volonté deDieu&|160;; telle est la loi du Christ.

–&|160;Où existe une loi pareille&|160;?

–&|160;Dans le livre de l’évangile. Venez chezmoi dimanche, je lirai et nous causerons.

Le dimanche, pas tous, mais trois se rendirentchez le tailleur, et il leur fit la lecture.

Il lut cinq chapitres de Matthieu&|160;; puisl’on se mit à discuter. Tous avaient écouté, mais seul IvanTchouieff s’était assimilé le texte, et assimilé de telle façonqu’il se mit à vivre en tout selon Dieu. Sa famille commençaégalement à vivre ainsi. Il renonça à toute terre superflue, negardant que sa part. Et chez le tailleur comme chez Ivan, des genscommencèrent à venir et à comprendre, et, ayant compris, ilscessaient de fumer, de boire, de s’injurier, et s’entraidaient lesuns les autres. Alors ils cessèrent d’aller à l’église, et remirentau pope les icônes. Dix-sept familles vécurent ainsi, en toutsoixante-cinq personnes. Le pope, pris de crainte, prévintl’archevêque. Celui-ci, après avoir réfléchi aux mesures à prendre,résolut d’envoyer dans le bourg l’archimandrite Missaïl, ancienaumônier de lycée.

&|160;

XIX

&|160;

L’archevêque, ayant invité Missaïl à s’asseoirprès de lui, se mit à lui raconter ce qui venait de se produiredans son diocèse.

–&|160;Tout cela est dû à la faiblessespirituelle et à l’ignorance. Toi, tu es un savant, et je comptesur toi. Va, réunis le peuple et explique-toi devant tous.

–&|160;Si votre Éminence me donne sabénédiction, je tâcherai de m’acquitter de ma mission, dit le pèreMissaïl. Il était heureux de cette mission. Tout ce qui pouvaitdémontrer qu’il croyait le réjouissait, et en exhortant les autresil se persuadait surtout à soi-même qu’il avait la foi.

–&|160;Tâche de réussir. Je souffre beaucouppour mes fidèles, dit l’archevêque, en prenant lentement de sesgrasses mains blanches le verre de thé que lui présentait lesacristain.

–&|160;Pourquoi n’y a-t-il qu’une sorte deconfiture&|160;? Apporte-m’en une autre, dit-il au sacristain. –Oui, cela me fait beaucoup, beaucoup de peine, s’adressa-t-il denouveau à Missaïl.

Missaïl était heureux de montrer son zèle.Mais, étant peu fortuné, il demanda l’argent nécessaire pour sesfrais de voyage, et, craignant l’opposition du peuple grossier, ildemanda encore qu’on obtienne que le Gouverneur mette à sadisposition la police locale, en cas de besoin. L’archevêque luiarrangea tout cela, et Missaïl, ayant, avec l’aide de sonsacristain et de sa cuisinière, préparé sa cantine et lesprovisions nécessaires pour aller dans un trou pareil, partit aulieu de sa destination.

En partant pour cette mission, Missaïléprouvait un sentiment agréable, la conscience de l’importance deson ministère, et avec cette conscience tous ses doutes en sa foicessèrent, et au contraire il se sentit convaincu de son entièrevérité.

Ses idées étaient occupées non de l’essence dela foi, il la prenait comme un axiome, mais à réfuter lesobjections faites à ses formes extérieures.

&|160;

XX

&|160;

Le pope du bourg et sa femme reçurent Missaïlavec beaucoup d’éclat, et, le lendemain de son arrivée, ilsréunirent le peuple à l’église.

Missaïl, en soutane de soie neuve, la croixsur la poitrine, les cheveux bien peignés, prit place sur l’ambon,ayant à côté de lui le pope, un peu plus loin les diacres et leschantres&|160;; des agents de police se tenaient près des porteslatérales. Les sectaires, en pelisses courtes et sales, vinrentaussi. Après un Te Deum, Missaïl fit un sermon dans lequel ilexhortait les dissidents à rentrer dans le sein de la mère Église,les menaçant de toutes les souffrances de l’enfer et promettant lepardon complet à ceux qui se repentiraient. Les sectaires setaisaient. Quand on se mit à les interroger, ils répondirent. Ilsexpliquèrent qu’ils s’étaient séparés principalement parce que dansl’Église on adore des dieux de bois, fabriqués avec les mains,alors que non seulement ce n’est pas dit dans l’Écriture, mais quedans les prophéties il y a le contraire. Quand Missaïl demanda àTchouieff s’il était vrai qu’ils appellent les saintes icônes, desplanches, Tchouieff répondit&|160;: «&|160;Mais retourne n’importelaquelle, tu verras toi-même.&|160;»

Quand on leur demanda pourquoi ils nes’adressaient pas au pope, ils répondirent qu’il est dit dansl’Écriture&|160;: Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement,tandis que les popes ne donnent leurs services que contre argent. Àtoutes les tentatives de Missaïl de s’appuyer sur la sainteÉcriture, le tailleur et Ivan objectèrent tranquillement, mais avecfermeté, en se basant sur l’Écriture qu’ils connaissaient trèsbien.

Missaïl se fâcha et menaça du pouvoir laïc. Àcela les sectaires répondirent qu’il est dit&|160;: On m’apersécuté et on vous persécutera.

Les choses en restèrent là, et tout semblaitdevoir bien se passer. Mais le lendemain, pendant la messe, Missaïlparla dans son sermon de la malfaisance des dissidents, qu’ildéclara dignes de tout châtiment, et le peuple, en sortant del’église, se mit à dire qu’il faudrait une bonne leçon aux athées,afin qu’ils ne troublent plus les gens. Et ce jour, pendant queMissaïl déjeunait de saumon et de lavaret, en compagnie du pope etd’un inspecteur venu de la ville, une bagarre avait lieu au bourg.Les fidèles orthodoxes s’étaient massés près de l’isba de Tchouieffet attendaient la sortie des sectaires pour les mettre à mal. Ilsétaient là une vingtaine de sectaires, hommes et femmes. Le sermonde Missaïl, l’attroupement des orthodoxes, et leurs parolesmenaçantes, firent naître chez les sectaires de mauvais sentimentsqu’ils n’avaient point auparavant. Le soir vint. Il était tempspour les femmes d’aller traire les vaches. Les orthodoxes étaienttoujours là et attendaient. Un garçon s’étant aventuré à sortir,ils le frappèrent et l’obligèrent à rentrer dans l’isba. Ondiscutait sur l’attitude à tenir, mais on ne tombait pas d’accord.Le tailleur disait qu’il fallait souffrir et ne pas se défendre.Tchouieff opinait que si on se laissait faire, eux tous seraienttués, et, s’armant du tisonnier, il sortit dans la rue.

–&|160;Eh bien, selon la loi de Moïse&|160;!s’écria-t-il, et il se mit à frapper les orthodoxes, et creva l’œilde l’un d’eux. Les autres sortirent de l’isba et retournèrent dansleurs demeures. Tchouieff fut jugé pour sa propagande et poursacrilège.

Quant au père Missaïl, on le récompensa et ilfut fait archimandrite.

&|160;

XXI

&|160;

Deux années auparavant, une belle et fortejeune fille, du type oriental, Tourtchaninova, était venue duterritoire des Cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les coursde l’Université. Cette jeune fille avait fait connaissance àPétersbourg de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix dugouvernement de Simbirsk, et l’avait aimé. Mais elle ne l’aimaitpas comme aiment ordinairement les femmes, avec le désir de devenirsa femme et la mère de ses enfants&|160;; elle l’aimait en ami,d’un amour nourri principalement par le sentiment de révolte et dehaine, non seulement pour l’état de choses existant, mais pour leshommes qui le représentaient, et par celui de leur supérioritéintellectuelle et morale sur ces hommes.

Elle était très capable, apprenait facilementles matières enseignées, passait ses examens, et, en plus,absorbait en grande quantité les livres les plus nouveaux. Elleétait sûre que sa vocation n’était point de mettre au monde etd’élever des enfants (elle regardait même avec dégoût et mépris unevocation pareille), mais que sa mission était de détruire l’ordreexistant qui enchaîne les meilleures forces du peuple, et de faireconnaître aux hommes cette nouvelle voie de la vie qui lui étaitindiquée par les écrivains européens les plus avancés.

Forte, blanche, fraîche, belle, avec ses yeuxnoirs brillants, et une épaisse natte brune, elle éveillait chezles hommes les sentiments qu’elle ne voulait et ne pouvaitpartager, tant elle était absorbée par son activité agitative etverbeuse. Néanmoins il lui était agréable de provoquer cessentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à satoilette, elle ne négligeait pas son extérieur. Il lui étaitagréable de plaire et de pouvoir montrer qu’elle méprisaitréellement ce que d’autres femmes apprécient tant.

Dans ses opinions sur les moyens de luttecontre l’ordre existant, elle allait plus loin que la plupart deses camarades et que son ami Turine, et elle soutenait que, dans lalutte, tous les moyens sont bons et peuvent être employés, lemeurtre inclusivement.

Et cependant cette même révolutionnaireCatherine Tourtchaninova était au fond de son âme une personne trèsbonne et très dévouée, qui toujours à son avantage, à son plaisir,à son bien-être préférait l’avantage, le plaisir et le bien-êtredes autres, et toujours se réjouissait sincèrement de l’occasion defaire quelque chose d’agréable à un enfant, à un vieillard, à unanimal.

Tourtchaninova passait l’été dans un chef-lieude district, sur la Volga, chez une amie, maîtresse d’école devillage. Dans le même district Turine vivait chez son père. Tousles trois, avec un médecin du district, se voyaient souvent,échangeaient des livres, discutaient et se révoltaient. Lapropriété des Turine était voisine du domaine des Livensoff oùPiotr Nikolaievitch était entré en qualité de gérant. Aussitôt quePiotr Nikolaievitch commença à établir l’ordre, le jeune Turine,remarquant chez les paysans des Livensoff leur espritd’indépendance et leur ferme intention de défendre leurs droits,s’intéressa à eux et vint souvent au village causer avec eux, leurdéveloppant la théorie du socialisme en général, et de lanationalisation de la terre en particulier.

Quand survint le meurtre de PiotrNikolaievitch, et qu’arriva le tribunal militaire, le groupe desrévolutionnaires du chef-lieu de district eut un très fort motif derévolte et en parlait très librement. Les visites de Turine auvillage, ses conversations avec les paysans furent rapportéesdevant le tribunal. On fit une perquisition chez Turine. On trouvachez lui quelques brochures révolutionnaires, et l’étudiant futarrêté et conduit à Pétersbourg.

Tourtchaninova s’y rendit après lui et alla àla prison pour le voir. Mais on ne lui accorda pas d’entrevue aveclui en dehors du jour des visites, et elle ne put voir Turine qu’àtravers les deux grilles. Ces visites augmentaient encore sarévolte, qui fut portée à son comble après une explication avec unbel officier de gendarmerie, lequel se montra prêt à être indulgentdans le cas où elle accepterait ses propositions. Cela l’amena audernier degré de l’indignation et de la colère contre toutes lesautorités. Elle alla trouver le chef de la police. Celui-ci lui ditla même chose que l’officier de gendarmerie, qu’il ne pouvait rienfaire, qu’il fallait pour cela l’ordre du ministre. Elle adressaune requête au ministre, en demandant une entrevue. Elle reçut unrefus. Alors elle se résolut à un acte désespéré et acheta unrevolver.

&|160;

XXII

&|160;

Le ministre recevait à son heure habituelle.Il faisait le tour de tous les solliciteurs et arriva à une bellejeune femme qui se tenait debout, un papier dans la main gauche.Une petite flamme tendre, lubrique, s’alluma dans les yeux duministre à la vue de la jolie quémandeuse, mais se rappelant sasituation, le ministre prit un air sérieux.

–&|160;Que désirez-vous&|160;? demanda-t-il ens’approchant d’elle. Sans répondre, elle sortit rapidement, dedessous sa pèlerine, sa main armée du revolver, et visant lapoitrine du ministre tira, mais le manqua.

Le ministre voulut saisir son bras. Elle lerepoussa et tira un second coup. Le ministre s’enfuit en courant.On arrêta la jeune femme. Elle tremblait et ne pouvait parler, et,tout d’un coup, elle éclata d’un rire hystérique. Le ministren’était pas même blessé.

La femme était Tourtchaninova. On la mit dansla maison d’arrêt préventif. Quant au ministre, il reçut lesfélicitations et les marques de sympathie des personnages les plushaut placés, et de l’empereur lui-même. Il nomma une commissionchargée de rechercher le complot dont cet attentat était laconséquence. Il va sans dire qu’il n’y avait aucun complot, maisles fonctionnaires de la police secrète et de la sûreté se mirentsoigneusement à rechercher tous les fils du complot inexistant,gagnant consciencieusement leurs émoluments à se lever de bonneheure, le matin, avant le jour, faisant une perquisition aprèsl’autre, scrutant les livres, les papiers, lisant les journauxintimes, les lettres privées, dont ils faisaient des extraits surde beau papier, avec une belle écriture, interrogeant plusieursfois Tourtchaninova, confrontant des gens avec elle afind’apprendre d’elle les noms de ses complices.

Au fond de son âme, le ministre était un bravehomme, et il plaignait cette belle et forte Cosaque, mais il sedisait que de lourds devoirs d’État lui incombaient et qu’il lesexécuterait quelque difficile que cela fût. Et quand son anciencamarade, un chambellan, ami de la famille Turine, l’ayantrencontré à un bal de la cour, intercéda près de lui en faveur deTurine et de Tourtchaninova, le ministre haussa les épaules, sibien que le ruban rouge qui barrait son gilet blanc se plissa, etil lui dit&|160;: – Je ne demanderais pas mieux de faire relâchercette malheureuse jeune fille, mais, vous savez, le devoir.

Et pendant ce temps, Tourtchaninova était dansla maison d’arrêt préventif. Parfois, calme, elle parlait auxcamarades en frappant contre la cloison, lisait les livres qu’onlui donnait, et parfois, tout d’un coup, elle devenait désespérée,furieuse, et frappait les murs, poussait des cris ou riait auxéclats.

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XXIII

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Un jour, Marie Sémionovna, qui était allée àla trésorerie toucher sa pension, en revenant chez elle rencontraun maître d’école qu’elle connaissait.

–&|160;Eh bien&|160;! Marie Sémionovna, vousavez touché&|160;? lui cria le maître d’école à travers la rue.

–&|160;Oui, j’ai touché, répondit MarieSémionovna. Mais juste de quoi boucher les trous.

–&|160;Bah&|160;! vous avez beaucoupd’argent&|160;; vous boucherez les trous et il en restera, ditl’instituteur, et, la saluant, il continua son chemin.

–&|160;Adieu, lui dit Marie Sémionovna, ettandis qu’elle regardait le maître d’école, elle se heurta contreun homme de haute taille, aux longs bras, et à la mine sévère.Arrivée près de sa demeure, elle fut surprise en apercevant denouveau cet homme aux longs bras. Celui-ci la regarda rentrer danssa maison, resta un moment planté là, puis, se détournant, s’enalla.

Marie Sémionovua se sentit mal à l’aise. Mais,lorsqu’entrée dans la maison elle se mit à distribuer les petitsprésents rapportés pour le vieux et pour son petit neveuscrofuleux, Fédia, et qu’elle eut caressé le chien, Trésorka, quiaboyait de joie, de nouveau elle se sentit bien, et, après avoirremis l’argent à son père, elle se mit à travailler, car la besognene lui manquait jamais.

L’homme qu’elle avait rencontré était Stepan.De l’auberge où il avait tué le propriétaire, Stepan n’était pasallé à la ville&|160;; et, chose étonnante, le souvenir de sonmeurtre non seulement ne lui était pas désagréable, mais, plusieursfois par jour, il se le remémorait exprès. Il lui était agréable depenser qu’il avait pu le commettre si proprement, si habilement,que personne ne le saurait et ne l’empêcherait de faire la mêmechose à d’autres.

Attablé dans une auberge où il prenait du thé,il examinait les gens toujours avec la même idée&|160;: comment lestuer&|160;? Il partit passer la nuit chez un charretier de sonpays. Le charretier n’était pas à la maison. Stepan dit qu’ill’attendrait et resta à causer avec sa femme.

Mais, comme elle se retournait vers le poêle,il lui vint en tête l’idée de la tuer. Surpris lui-même, il hochala tête, puis tira de la tige de sa botte un couteau, renversa lafemme et lui coupa la gorge. Les enfants se mirent à crier. Il lestua, et quitta la ville sans rester à coucher. Au-delà de la ville– dans un village – il entra dans une auberge et y passa la nuit.Le lendemain il alla de nouveau au chef-lieu de district, où, dansla rue, il entendit la conversation de Marie Sémionovna avec lemaître d’école. Le regard de la femme le troubla. Néanmoins ilrésolut de s’introduire chez elle et de s’emparer de l’argentqu’elle avait touché. La nuit, il brisa la serrure et pénétra dansla maison. La fille cadette, mariée, l’entendit la première. Ellese mit à crier. Stepan, aussitôt, la tua. Le beau-frère s’éveillaet se jeta sur lui. Il saisit Stepan à la gorge et longtemps luttaavec lui. Mais Stepan était le plus fort. S’étant débarrassé dubeau-frère, Stepan, ému, excité par la lutte, passa derrière lacloison. Marie Sémionovna couchait là. Soulevée sur son séant, elleregardait Stepan avec des yeux effrayés, doux, et se signait.

De nouveau son regard troubla Stepan. Ilbaissa les yeux.

–&|160;Où est l’argent&|160;? dit-il sans laregarder.

Elle ne répondit pas.

–&|160;Où est l’argent&|160;? répéta Stepan,en montrant le couteau.

–&|160;Que fais-tu&|160;? Peut-on fairecela&|160;? prononça-t-elle.

–&|160;Ça se voit qu’on le peut.

Stepan s’approcha d’elle prêt à lui saisir lebras pour qu’elle ne le gênât pas. Mais elle ne leva point lesbras, ne résista point, serra seulement ses mains contre sapoitrine, soupira profondément et répéta&|160;:

–&|160;Oh&|160;! Quel grand péché&|160;! Quefais-tu&|160;? Aie pitié de toi-même&|160;! perdre les âmes desautres, mais pire encore tu perdras la tienne&|160;! Oh&|160;!s’écria-t-elle.

Stepan, ne pouvant supporter davantage cettevoix, lui porta un coup à la gorge.

–&|160;Je n’ai pas le temps d’écouter voshistoires&|160;!

Elle retomba en râlant sur l’oreiller etl’inonda de son sang.

Il se détourna et alla dans la chambre, où ilfit main basse sur tout ce qui lui convenait. Cela fait, Stepanalluma une cigarette, resta assis un moment, nettoya ses vêtements,puis sortit.

Il pensait que ce meurtre agirait sur luicomme les précédents&|160;; mais avant d’arriver à une auberge, ilressentit soudain une telle fatigue, qu’il ne pouvait mouvoir unseul membre. Il se coucha dans le fossé et resta là toute la nuit,toute la journée et la nuit suivante.

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