Contes et Nouvelles – Tome I

DEUXIÈME PARTIE

 

 

I

 

COUCHÉ dans le fossé, Stepan voyait toujoursdevant lui le visage doux, maigre, effrayé de Marie Sémionovna etentendait le son de sa voix. « Peut-on fairecela ? » lui disait-elle de sa voix particulière,zézayante. Et Stepan revivait tout ce qui s’était passé avec elle,et, saisi d’horreur, il fermait les yeux, secouait sa têtechevelue, pour en chasser toutes ces pensées et tous ces souvenirs.Pour un moment il se délivrait des souvenirs, mais à leur placeparut d’abord un spectre noir, et après celui-là, d’autres spectresnoirs, avec des yeux rouges, qui tous grimaçaient et lui disaientla même chose : Tu as fini avec elle, finis avec toi-même,autrement nous ne te donnerons pas de repos.

Il ouvrait les yeux et de nouveau il lavoyait, et entendait sa voix. Il ressentit de la pitié pour elle etdu dégoût et de l’horreur pour lui-même. De nouveau il fermait lesyeux, et de nouveau se montraient les noires visions.

Le lendemain, vers le soir, il se leva et alladans un débit. À peine eut-il la force de se traîner jusque-là. Ilse mit à boire. Mais il avait beau boire, l’ivresse ne venait pas.Taciturne, il était assis devant la table et buvait un verre aprèsl’autre.

Un officier de police vint à entrer dans ledébit.

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

– Je suis celui qui a tué tout le monde,hier, chez les Dobrotvoroff.

On le ligota, et après l’avoir gardé au poste,on le conduisit au chef-lieu. Le directeur de la prison,reconnaissant son ancien pensionnaire tapageur, devenu grandcriminel, le reçut sévèrement.

– Prends garde de ne pas faire de tapage,chez moi ! râla le directeur de la prison en fronçant lessourcils et allongeant sa lèvre inférieure. Si je m’aperçois de lamoindre des choses, je te ferai fouetter à mort ! D’ici tu net’enfuiras pas !

– Pourquoi fuir ? dit Stepan enbaissant les yeux. Je me suis livré moi-même.

– Allons, pas de discussion. Quand lechef te parle il faut regarder droit dans les yeux ! s’écriale directeur, et il lui allongea un coup de poing dans lamâchoire.

À ce moment, devant Stepan, elle se dressa denouveau et il entendit sa voix. Il n’écoutait pas ce que lui disaitle directeur de la prison.

– Quoi ? fit-il se ressaisissant aucontact du poing sur son visage.

– Eh bien ! Va ! Il n’y a pas àsimuler.

Le directeur s’attendait à du tapage, à descoups montés avec d’autres prisonniers, à des tentatives d’évasion.Mais il n’était rien de tout cela. Quand le surveillant regardaitpar le judas de sa cellule, ou quand le directeur lui-mêmeregardait, ils voyaient Stepan assis sur un sac rempli de paille,la tête appuyée sur sa main et marmottant quelque chose. Pendantles interrogatoires chez le juge d’instruction, il ne ressemblaitpas non plus aux autres prisonniers. Il écoutait distraitement lesquestions, et quand il les comprenait, il y répondait avec tant desincérité que le juge, habitué à lutter contre l’adresse et la rusedes criminels, éprouvait quelque chose de semblable à ce que l’onéprouve quand on lève le pied devant une marche qui n’existepas.

Stepan racontait tous ses crimes, les sourcilsfroncés, les yeux fixés sur un seul point, du ton le plus naturel,d’un ton d’affaires, en tâchant de se rappeler tous les détails.« Je suis sorti pieds nus, disait Stepan racontant son premierassassinat ; je me suis arrêté dans l’embrasure de la porte,et alors je l’ai frappé une fois. Il râlait, et aussitôt je me suismis à frapper la femme, etc. »

Quand le procureur fit le tour des cellules dela prison, et, qu’arrivé à celle de Stepan, il lui demanda s’iln’avait pas à se plaindre de quelque chose et s’il n’avait besoinde rien, Stepan répondit qu’il n’avait besoin de rien et qu’on letraitait bien ici. Après avoir fait quelques pas dans le corridorpuant, le procureur s’arrêta et demanda au directeur de la prison,qui l’accompagnait, comment se conduisait ce prisonnier.

– Je ne puis m’étonner assez, répondit ledirecteur, content que Stepan ait loué la façon dont on letraitait. – C’est le second mois qu’il est ici, et sa conduite estexemplaire. Seulement je crains qu’il ne mijote quelque chose.C’est un homme courageux et d’une force peu commune.

 

II

 

Durant tout le premier mois de sa détentiondans la prison, Stepan était sans cesse tourmenté par la mêmevision. Il voyait le mur gris de sa cellule ; il entendait lesbruits de la prison, le bourdonnement de la salle commune, situéeau-dessus de lui, les pas du factionnaire dans le corridor, letic-tac de la pendule, et, en même temps, il la voyait, elle, avecson regard doux qui l’avait vaincu dès leur rencontre dans larue ; il voyait son cou maigre, ridé, qu’il avait tranché, etil entendait sa voix attendrissante, plaintive, zézayante :« Tu perdras les âmes des autres et la tienne… Peut-on fairecela ? » Ensuite la voix se taisait et les spectres noirsparaissaient. Ces visions se montraient à lui indifféremment, queses yeux fussent ouverts ou fermés. Quand il avait les yeux fermés,elles étaient plus nettes. Quand Stepan ouvrait les yeux, elles seconfondaient avec la porte, les murs et, peu à peu,disparaissaient. Mais ensuite elles reparaissaient et s’avançaientvers lui de trois côtés en grimaçant et disant : « Finis,finis ! On peut faire un nœud, on peut se brûler. » EtStepan se mettait à trembler, à réciter les prières qu’ilconnaissait, l’Avé Maria et le Pater. Au commencement cela semblaitle soulager. En récitant ses prières il commençait à se remémorertoute sa vie. Il se rappelait son père, sa mère, son village, lechien, Loup, son grand-père couché sur le poêle, les bancs surlesquels, enfant, il se roulait. Ensuite il se rappelait les jeunesfilles avec leurs chansons, les chevaux qu’on avait volés, etcomment on avait rattrapé le voleur et comment il l’avait achevéd’un coup de pierre. Il se rappelait sa première détention, sasortie de prison, puis le gros cabaretier, sa femme, le charretier,les enfants, et ensuite de nouveau c’était elle qui se présentait àson souvenir. Alors, saisi d’horreur, il laissait tomber de sesépaules sa capote, sautait à bas de sa planche et, comme une bêteen cage, se mettait à marcher rapidement d’un bout à l’autre de sacellule, faisant une brusque volte-face devant le mur humide,souillé. Et de nouveau il récitait ses prières. Mais les prières nele soulageaient plus.

Par une longue soirée d’automne, pendantlaquelle le vent sifflait et gémissait dans les tuyaux, après avoirmarché à travers sa cellule, il s’assit sur sa planche, éprouvantla certitude qu’il n’y avait plus à lutter, que les visions noiresétaient victorieuses et qu’il n’avait plus qu’à se soumettre àelles. Depuis longtemps il avait examiné attentivement la bouche dechaleur de son poêle. « Si l’on mettait autour une cordeletteou une bande d’étoffe, alors ça ne glisserait pas… » Mais ilfallait faire cela adroitement. Et il se mit à l’œuvre. Pendantdeux jours, avec l’enveloppe de la paillasse sur laquelle ilcouchait, il prépara des bandes. (Quand le surveillant entrait danssa cellule il couvrait sa planche avec sa capote.) Il unissait desbandes par des nœuds et les mettait doubles afin qu’elles pussentsoutenir son corps sans se rompre. Pendant qu’il faisait cespréparatifs, il ne souffrit pas. Quand tout fut prêt, il fit unnœud coulant, y passa son cou, puis grimpa sur sa couchette et sependit. Mais à peine la langue commençait-elle à sortir que lesbandes se rompirent et il tomba. Le surveillant accourut au bruit.On appela l’infirmier et on conduisit Stepan à l’hôpital. Lelendemain il était complètement rétabli ; on le fit sortir del’hôpital, mais au lieu de le remettre en cellule on le plaça dansla salle commune.

Dans cette salle il vécut avec les vingtprisonniers qui se trouvaient là, comme s’il eût été seul. Il neregardait personne, ne parlait à personne, et continuait à êtretourmenté. Ce qui lui était particulièrement pénible, c’est quandtous dormaient et que lui ne dormait pas, et, comme auparavant, lavoyait et entendait sa voix, après quoi, de nouveau, paraissaientles visions noires, avec leurs yeux effrayants et quil’irritaient.

De nouveau, comme auparavant, il récitait sesprières, mais, comme auparavant, les prières ne le soulageaientpoint. Une fois, après ses prières, elle lui apparut de nouveau.Alors il se mit à la prier, à prier son âme, pour qu’elle luipardonnât, et quand, vers le matin, se laissant tomber sur sapaillasse, il s’endormit d’un profond sommeil, il la vit en rêve,avec son cou maigre, ridé, tranché. – « Eh bien, tu mepardonneras ? » Elle le regardait de ses yeux doux, maisne répondait rien. « Tu me pardonneras ? » Ill’interrogea ainsi trois fois, sans qu’elle répondît, et ils’éveilla. À dater de ce moment il se sentit mieux. Il semblait enavoir pris le dessus. Il regardait autour de lui, et pour lapremière fois il commença à se rapprocher de ses compagnons et àcauser avec eux.

 

III

 

Dans la salle où était enfermé Stepan setrouvait Vassili, arrêté de nouveau pour vol et qui était condamnéà la déportation. Tchouieff, condamné à la déportation, s’ytrouvait aussi. Vassili, tout le temps, chantait de sa belle voix,ou racontait aux camarades ses aventures. Tchouieff, lui, ou bienfaisait un travail quelconque, raccommodait des habits ou du linge,ou bien lisait l’évangile et les psaumes.

Stepan ayant demandé à Tchouieff pourquoi ilétait déporté, il lui expliqua qu’on le déportait à cause de lavraie loi du Christ, parce que les popes, ces trompeurs del’esprit, ne peuvent tolérer les hommes qui vivent d’aprèsl’évangile et qui les dénoncent. Stepan lui demanda alors en quoiconsistait la loi, et Tchouieff lui expliqua que la loi del’évangile consistait en ceci : à ne pas prier les dieuxfabriqués de la main des hommes, mais à adorer Dieu en esprit et envérité. Et il lui raconta comment il avait appris cette vraiereligion du tailleur boiteux, à l’occasion du partage de laterre.

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y aurapour les mauvaises actions ? demanda Stepan.

– Tout est dit dans l’évangile.

Et Tchouieff se mit à lire (Matthieu XXV,31-46) :

« Or quand le Fils de l’homme viendradans sa gloire avec tous les saints anges, alors il s’assiéra surle trône de sa gloire.

« Et toutes les nations seront assembléesdevant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, commeun berger sépare les brebis d’avec les boucs.

« Et il mettra les brebis à sa droite, etles boucs à sa gauche.

« Alors le Roi dira à ceux qui seront àsa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédezen héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création dumonde.

« Car j’ai eu faim, et vous m’avez donnéà manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ;j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ;

« J’étais nu, et vous m’avez vêtu ;j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, etvous m’êtes venus voir.

« Alors les justes lui répondront :Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, et que noust’avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous t’avonsdonné à boire ?

« Et quand est-ce que nous t’avons vuétranger, et que nous t’avons recueilli ; ou nu, et que noust’avons vêtu ?

« Ou quand est-ce que nous t’avons vumalade ou en prison, et que nous sommes venus te voir ?

« Et le Roi répondant leur dira : Jevous dis en vérité, qu’en tant que vous avez fait ces choses à l’unde ces plus petits de mes frères, vous me les avez faites.

« Ensuite il dira à ceux qui seront à sagauche : Retirez-vous de moi, maudits ! et allez dans lefeu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges ;

« Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pasdonné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné àboire ;

« J’étais étranger, et vous ne m’avez pasrecueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ;j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.

« Et ceux-là lui répondront aussi :Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim ou soif, ouêtre étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous net’avons point assisté ?

« Et il leur répondra : Je vous disen vérité, qu’en tant que vous ne l’avez pas fait à l’un de cesplus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus.

« Et ceux-ci s’en iront aux peineséternelles ; mais les justes s’en iront à la vieéternelle. »

Vassili, qui était assis par terre, près deTchouieff, et écoutait la lecture, hocha approbativement sa belletête.

– C’est juste ! dit-il résolument.Allez, maudits, dans les souffrances éternelles, vous qui n’aveznourri personne et n’avez fait que bâfrer. Il faut qu’il en soitainsi. J’ai lu ça, dans Nicodème, dit-il, désirant se vanter de cequ’il avait lu.

– Est-ce qu’il ne leur sera pointpardonné ? demanda Stepan qui avait écouté en silence lalecture, en baissant sa tête chevelue.

– Attends. – Tais-toi, dit Tchouieff àVassili qui ne s’arrêtait pas de dire que les riches n’ont pasnourri les pèlerins et ne l’ont pas visité en prison. – Attends, jet’en prie, répéta Tchouieff en feuilletant l’évangile. Quand il euttrouvé le passage qu’il cherchait, Tchouieff lissa la page avec sagrande et forte main blanchie par la prison, et lut (Luc XXIII,32-43) :

« On menait aussi deux autres hommes, quiétaient des malfaiteurs, pour les faire mourir avec lui.

« Et quand ils furent au lieu appeléCalvaire, ils le crucifièrent là, et les malfaiteurs, l’un à sadroite, l’autre à sa gauche.

« Mais Jésus disait : MonPère ! pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Puis,faisant le partage de ses vêtements, ils les jetèrent au sort.

« Le peuple se tenait là et regardait. Etles principaux se moquaient de lui avec le peuple, en disant :Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est leChrist, l’élu de Dieu.

« Les soldats l’insultaient aussi, et,s’étant approchés, ils lui présentaient du vinaigre.

« Et ils lui disaient : Si tu es leroi des Juifs, sauve-toi toi-même.

« Et il y avait cette inscriptionau-dessus de sa tête, en grec, en latin et en hébreu :Celui-ci est le roi des Juifs.

« L’un des malfaiteurs qui étaientcrucifiés, l’outrageait aussi en disant : Si tu es le Christ,sauve-toi toi-même, et nous aussi.

« Mais l’autre, le reprenant, luidit : Ne crains-tu point Dieu, puisque tu es condamné au mêmesupplice ?

« Et pour nous, nous le sommes avecjustice, car nous souffrons ce que nos crimes méritent ; maiscelui-ci n’a fait aucun mal.

« Puis il disait à Jésus : Seigneur,souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne.

« Et Jésus lui dit : Je te dis envérité, que tu seras avec moi, aujourd’hui, dans leparadis. »

Stepan n’avait rien dit. Il restait assis,pensif, comme s’il écoutait, mais déjà il n’entendait plus ce quelisait Tchouieff.

« Alors voilà en quoi consiste la vraiereligion. Seuls seront sauvés ceux qui auront nourri les pauvres,visité les prisonniers ; et ceux qui n’auront pas fait celairont en enfer. Et cependant le brigand ne s’est repenti que sur lacroix et il est allé tout de même en paradis. » Stepan nevoyait là aucune contradiction ; au contraire, l’un confirmaitl’autre. Les bons iront au paradis, les méchants en enfer :cela signifiait que tous doivent être bons. Christ à pardonné aubrigand : cela signifiait que Christ était bon. Tout celaétait tout nouveau pour Stepan. Il s’étonnait seulement que toutcela lui eût été caché jusqu’à présent. Et tout son temps libre ille passait avec Tchouieff, l’interrogeant et l’écoutant. Le sensgénéral de toute la doctrine lui était révélé. Il consistait enceci : que les hommes sont frères, qu’ils doivent s’aimerentre eux et avoir pitié les uns des autres, et qu’alors tout irabien. Quand il écoutait Tchouieff, il saisissait comme quelquechose de connu, mais d’oublié, tout ce qui confirmait le sensgénéral de cette doctrine, et négligeait ce qui ne la confirmaitpas, attribuant cela à son manque de compréhension.

Et depuis ce temps Stepan devint un tout autrehomme.

 

IV

 

Même auparavant, Stepan Pelaguschkine étaitdoux, mais les derniers temps il étonnait le directeur, lessurveillants et ses compagnons par le changement qui s’était opéréen lui. Sans en avoir reçu l’ordre, et bien que ce ne fût pas sontour, il se chargeait des travaux les plus pénibles, entre autres,le vidage du cuveau. Malgré cette humilité, ses compagnons lerespectaient et le craignaient, car ils connaissaient son courageet sa grande force physique, surtout après une histoire avec deuxvagabonds qui l’avaient attaqué et dont il s’était débarrassé aprèsavoir cassé le bras à l’un deux. Ces vagabonds s’étaient entenduspour tricher aux cartes afin de dépouiller un jeune prisonnier quiavait de l’argent. Et, en effet, ils le dépouillèrent. Stepanintervint pour lui et reprit aux vagabonds l’argent qu’ils luiavaient gagné. Les vagabonds se mirent à l’injurier, et ensuite lefrappèrent, mais il les terrassa tous les deux. Le directeur ayantordonné une enquête pour savoir la raison de la querelle, lesvagabonds dirent que c’était Pelaguschkine qui, le premier, avaitcommencé à les frapper. Stepan ne se défendit point et acceptadocilement la punition qu’on lui infligea : trois jours decachot et le transfert dans la cellule.

La cellule lui était pénible parce qu’elle leséparait de Tchouieff et de l’évangile, et surtout parce qu’ilcraignait le retour des spectres noirs. Mais il n’eut pas devisions. Toute son âme était pleine d’un sentiment nouveau, joyeux.Il eût été heureux de son isolement s’il avait pu lire et avoirl’évangile.

On lui aurait bien donné l’évangile, mais ilne savait pas lire.

Étant enfant il avait commencé à apprendre àlire d’après la méthode ancienne, mais par manque de capacité iln’était pas allé au-delà de l’alphabet et n’avait jamais pucomprendre la formation des syllabes ; aussi était-il restéillettré. Maintenant il résolut d’apprendre à lire et demanda ausurveillant l’évangile.

Le surveillant le lui apporta, et il se mit autravail. Il reconnut les caractères, mais impossible de composerles syllabes. Il avait beau se travailler la cervelle pourapprendre comment les mots se composent de lettres, rien n’ensortait. Il ne dormait pas la nuit. Il ne voulait plus manger, etsous l’influence de l’angoisse, il fut envahi par une tellequantité de poux qu’il ne pouvait s’en débarrasser en segrattant.

– Quoi ! Tu n’y arrives toujourspas ? lui demanda une fois le surveillant.

– Je n’y arrive pas.

– Mais, connais-tu le Pater ?

– Oui.

– Si tu le connais, alors, lis-le, levoilà.

Et le surveillant lui indiqua dans l’évangilele passage où se trouve cette prière.

Stepan se mit à lire en comparant les lettresqu’il connaissait avec les sons qu’il connaissait.

Et tout d’un coup, le mystère de lacomposition des syllabes lui fut révélé : et il commença àlire. Ce fut une grande joie. Depuis il se mit à lire, et le sensqui se dégageait peu à peu des mots difficilement compris, recevaitpour lui une importance encore plus grande.

Maintenant l’isolement ne lui pesait plus maisle réjouissait, et il fut contrarié quand on le plaça de nouveaudans la salle commune, parce qu’on avait besoin de sa cellule pourdes criminels politiques qui venaient d’être amenés.

 

V

 

Maintenant ce n’était plus Tchouieff maisStepan qui, dans la salle, lisait souvent l’évangile. Parmi lesprisonniers, les uns chantaient des chansons obscènes, les autresécoutaient sa lecture et ses causeries sur ce qu’il avait lu. Deux,en particulier, l’écoutaient toujours en silence etattentivement : un forçat, un assassin, employé commebourreau, Makhorkine, et Vassili, pris pour vol, et incarcéré dansla même prison en attendant d’être jugé. Depuis qu’il était enprison, Makhorkine avait deux fois rempli les fonctions debourreau, et deux fois au loin, car on n’avait trouvé personne pourexécuter les arrêts des juges. Les paysans qui avaient tué PiotrNikolaievitch avaient été jugés par un conseil de guerre, et deuxd’entre eux avaient été condamnés à la peine de mort parpendaison.

Makhorkine fut mandé à Penza pour remplir sesfonctions. Auparavant, en pareil cas, il écrivait aussitôt – illisait et écrivait très bien – une requête au gouverneur, danslaquelle il expliquait qu’étant envoyé à Penza pour remplir undevoir, il demandait qu’on lui donnât l’argent lui revenant pour leséjour et la nourriture.

Mais cette fois, à l’étonnement du directeurde la prison, il déclara qu’il ne partirait pas et ne ferait plusfonctions de bourreau.

– Et les bâtons ? as-tuoublié ? s’écria le directeur de la prison.

– Eh bien ! Quoi ! lesbâtons ? Soit ! Mais pour tuer il n’existe pas deloi.

– Quoi ! C’est de Pelaguschkine quetu as appris cela ? Et voilà, tu as trouvé un prophète enprison ! Prends garde !

 

VI

 

Pendant ce temps, Makhine, ce lycéen qui avaitenseigné à son camarade à fabriquer un faux coupon, avait terminéses études au lycée et à la faculté de droit. Grâce à ses succèsauprès des femmes, surtout auprès d’une ancienne maîtresse d’unvieillard adjoint au ministre, tout jeune encore, il était nomméjuge d’instruction. C’était un homme malhonnête, criblé de dettes,joueur et séducteur de femmes ; mais il était habile,intelligent, actif et savait mener les affaires. Il était juged’instruction dans l’arrondissement où était jugé Stepan. Dès lepremier interrogatoire Stepan l’avait étonné par ses réponsessimples, véridiques, calmes. Makhine sentait obscurément que cethomme enchaîné, la tête rasée, qui se trouvait devant lui, amené etsurveillé par deux soldats, et que deux soldats reconduiraient pourle mettre sous les verrous, il sentait que cet homme étaitmoralement tout à fait libre et infiniment au-dessus de lui. C’estpourquoi, en l’interrogeant, il se stimulait sans cesse pour ne passe laisser troubler et ne pas s’embrouiller. Ce qui le frappaitsurtout, c’est que Stepan parlait de ses crimes comme de chosespassées depuis longtemps, et commises, non par lui, mais par unhomme quelconque.

– Et tu n’as pas eu pitié d’eux ?interrogea Makhine.

– Ce n’est pas de la pitié… Alors je necomprenais pas.

– Eh bien, et maintenant ?

Stepan sourit tristement.

– Maintenant on pourrait me brûler àpetit feu que je ne le ferais pas.

– Pourquoi cela ?

– Parce que j’ai compris que tous leshommes sont frères.

– Quoi ? Est-ce que moi aussi jesuis ton frère ?

– Sans doute.

– Comment cela : je suis ton frèreet je te condamne au bagne ?

– C’est par ignorance.

– Qu’est-ce que j’ignore donc ?

– Si vous jugez vous ne comprenezpas.

– Eh bien, continuons… Où es-tu alléaprès ?…

Mais Makhine était surtout frappé de ce qu’ilavait appris du directeur concernant l’influence de Pelaguschkinesur le bourreau Makhorkine qui, malgré la menace de punitions,avait renoncé à remplir ses fonctions.

 

VII

 

À une soirée chez les Éropkine, il y avaitdeux jeunes filles, de riches partis, toutes deux courtisées parMakhine. Après qu’on eut chanté, Makhine, qui venait de sedistinguer, car il était très musicien et accompagnait au piano ettenait la seconde voix, se mit à narrer très fidèlement et avecforce détails – il avait une très bonne mémoire – l’histoire d’unétrange criminel qui avait converti le bourreau. Makhine sesouvenait si bien et racontait si bien parce qu’il restait toujoursindifférent aux gens avec lesquels il avait affaire. Il nepénétrait pas et ne savait pas pénétrer l’état d’âme des autreshommes. C’est pourquoi il pouvait se rappeler si bien tout cequ’ils faisaient et disaient. Mais Pelaguschkine l’intéressait. Iln’était point entré dans l’âme de Stepan, mais, malgré lui, il seposait cette question : que se passe-t-il en lui ? Il netrouvait pas la réponse, mais il pressentait qu’il s’agissait dequelque chose d’intéressant. À cette soirée il raconta toutel’histoire de la conversion du bourreau, et les récits du directeursur la conduite bizarre de Pelaguschkine, ses lectures del’évangile et sa grande influence sur ses camarades.

Tous écoutaient avec intérêt ce que racontaitMakhine, mais la plus intéressée de tous était la fille cadette desEropkine, Lise, une jeune fille de dix-huit ans, nouvellementsortie de pension, qui venait de se rendre compte de l’étroitesseet de la fausseté du milieu dans lequel elle avait grandi, et quisemblait aspirer avidement l’air frais de la vie, comme il arrivelorsqu’on sort de l’eau. Elle se mit à interroger Makhine endétail, voulant savoir pourquoi et comment un pareil changements’était opéré en Pelaguschkine. Makhine, lui raconta ce qu’il avaitappris de l’officier de police sur les derniers meurtres dePelaguschkine et ce que celui-ci lui en avait dit : comment ladouceur, la résignation, le courage en face de la mort de cettetrès bonne femme, sa dernière victime, l’avaient vaincu, luiavaient ouvert les yeux, et comment ensuite la lecture del’évangile avait achevé cette œuvre.

Cette nuit-là, de longtemps, Lise ne puts’endormir. Depuis plusieurs mois, en elle se passait la lutteentre la vie mondaine dans laquelle l’entraînait sa sœur, et sonamour pour Makhine, uni au désir de le corriger. Maintenant, cedernier sentiment l’emporta. Elle avait déjà entendu parler de lamorte, mais maintenant après cette mort horrible dont Makhine luiavait fait le récit d’après les paroles de Pelaguschkine et tousles détails de l’histoire de Marie Sémionovna, elle était frappéede tout ce qu’elle avait appris d’elle. Lise désirait passionnémentlui ressembler. Elle était riche et craignait que Makhine ne luifît la cour pour son argent. Elle résolut de distribuer tout cequ’elle possédait, et s’en ouvrit à Makhine. Celui-ci, heureux del’occasion de montrer son désintéressement, dit à Lise qu’ill’aimait, mais non pour son argent, et cette résolution généreuse,comme il sembla à Lise, le toucha même. Pour Lise commença la lutteavec sa mère qui ne lui permettait pas de donner sa propriété.Makhine prêtait son aide à Lise, et plus il agissait ainsi, plus ilcomprenait un monde qui lui était demeuré jusqu’alorsétranger : le monde des aspirations morales, qu’il voyait enLise.

 

VIII

 

Le silence régnait dans la salle. Stepan,couché à sa place, ne dormait pas encore. Vassili s’approcha delui, le tira par la jambe, et lui fit signe de se lever et de venirprès de lui. Stepan descendit de sa planche et s’approcha deVassili.

– Eh bien, frère, lui dit Vassili,travaille un peu, aide-moi.

– En quoi ?

– Voilà… Je veux m’évader.

Et Vassili confia à Stepan qu’il avait toutpréparé pour son évasion.

– Demain je les exciterai au désordre,dit-il en indiquant les prisonniers couchés. On dira que c’estmoi ; on me transférera en haut, et là je sais comment faire.Seulement, procure-moi le mentonnet du dépôt mortuaire.

– Cela, on peut le faire. Mais oùiras-tu ?

– Mais, devant moi… N’y a-t-il pas assezde mauvaises gens ?

– C’est ainsi, frère, seulement ce n’estpas à nous de les juger.

– Mais quoi ! Est-ce que je suis unassassin ? Je n’ai pas encore perdu une seule âme. Et voilà,quel mal y a-t-il à cela ? Est-ce qu’eux ne volent pas lespauvres diables ?

– Ça, c’est leur affaire. Ils auront à enrépondre.

– À quoi bon leur regarder lesdents ? Eh bien, j’ai pillé une église, quel mal y a-t-il àcela ? Maintenant je vais en faire autant. Ce n’est pas uneboutique quelconque que je veux piller, c’est l’argent du trésorque je veux voler et distribuer aux braves gens.

À ce moment un prisonnier se souleva sur saplanche, et prêta l’oreille. Stepan et Vassili se séparèrent. Lelendemain Vassili exécuta ce qu’il avait projeté. Il commença à seplaindre de ce que le pain n’était pas cuit. Il excita tous lesprisonniers qui demandèrent à voir le directeur pour porterplainte. Le directeur de la prison vint, les injuria tous, et ayantappris que Vassili était l’instigateur de toute cette affaire, ilordonna de le mettre à part, dans une cellule de l’étagesupérieur ; ce qu’avait voulu Vassili.

 

IX

 

Vassili connaissait cette cellule où on letransféra. Il en connaissait bien le plancher, et dès qu’il y futenfermé, il se mit à disjoindre les planches du parquet. Quand ileut obtenu une ouverture assez large pour y passer, il se fit demême un passage dans le plafond de la salle qui se trouvait endessous et qui était le dépôt mortuaire. Ce jour, il y avait uncadavre sur la table du dépôt. Dans ce même dépôt se trouvaient dessacs pour le foin. Vassili savait ce détail et avait compté sur cessacs. Il tira le mentonnet, sortit par la porte et passa dans deslatrines en construction. Au bout du couloir, dans ces latrines, ily avait un trou qui allait du troisième étage au sous-sol. Entâtant, Vassili trouva la porte et retourna dans le dépôtmortuaire, enleva le linceul du cadavre déjà refroidi (en soulevantle linceul il avait touché sa main), prit les sacs et les lia lesuns au bout des autres pour en faire une corde, puis porta cettecorde dans les latrines. Là il attacha la corde à une poutre etdescendit. La corde ne touchait pas le sol. S’en fallait-il debeaucoup ou de peu, il l’ignorait, mais il n’y avait rien d’autre àfaire. Il s’y suspendit et sauta. Il se fit mal aux jambes,cependant il pouvait marcher.

Dans le sous-sol il y avait deux fenêtres,assez larges pour qu’on y pût passer, mais elles étaient grillées.Il fallait arracher les barreaux de fer. Mais avec quoi ?Vassili se mit à fouiller le sous-sol. Il y avait là des planches.Il trouva une planche avec un bout pointu, et se mit à disjoindreles briques dans lesquelles étaient scellés les barreaux. Iltravailla longtemps. Le coq chantait déjà pour la seconde fois etles barreaux tenaient toujours. Enfin, un côté céda. Vassilienfonça la planche, appuya, la grille se détacha, mais une briquetomba avec bruit. La sentinelle pouvait avoir entendu. Vassili setint immobile. Tout était tranquille. Il grimpa à travers lafenêtre. Pour s’enfuir, il lui fallait escalader le mur. Dans uncoin de la cour se trouvait une bâtisse. Il devait grimper surcette bâtisse, et de là sur le mur. Pour cela il avait besoin d’unmorceau de bois, autrement impossible de grimper sur la bâtisse.Vassili retourna au sous-sol. Il reparut bientôt, une planche à lamain, et écouta les pas de la sentinelle. La sentinelle, commeVassili le pensait, marchait de l’autre côté de la cour. Vassilis’approcha de la bâtisse, s’appuya sur la planche et tental’escalade. Mais la planche glissa. Vassili tomba. Il était enchaussettes ; il les enleva pour s’accrocher avec les pieds.De nouveau il s’appuya sur la planche, bondit, et, avec les mains,saisit le chéneau. « Mon Dieu ! Pourvu que ça ne tombepas ! » Il grimpe le long du chéneau et voilà son genousur le toit. La sentinelle s’approche. Vassili se couche. Lasentinelle ne le voit pas, s’éloigne et Vassili s’élance. Laferraille craque sous ses pieds. Encore un pas, deux, voici le mur.On peut le toucher de la main. Une main, l’autre – se tendent et ilest sur le mur. Pourvu qu’il ne se tue pas en descendant. Vassilise suspend par les mains, s’allonge, lâche une main, l’autre…« Ah ! Seigneur Dieu ! » Il est à terre. Et laterre est douce. Ses jambes sont indemnes et il s’enfuit. Dans lefaubourg, Mélanie lui ouvre la porte et il se couche sous lacouverture chaude faite de petits morceaux.

 

X

 

La femme de Piotr Nikolaievitch, grande,belle, calme, grasse comme une vache stérile, avait vu de lafenêtre comment on avait tué son mari et traîné son corps quelquepart dans le champ. Le sentiment d’horreur éprouvé par NathalieIvanovna (ainsi s’appelait la veuve de Piotr Nikolaievitch) à lavue de ce massacre, était si fort qu’il étouffait en elle, comme ilarrive toujours, tout autre sentiment. Mais après que la foule eutdisparu derrière la haie du jardin, après que le bourdonnement desvoix se fut calmé, et que Mélanie, la jeune fille qui les servait,accourant pieds nus, les yeux écarquillés, eut raconté, comme s’ils’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué PiotrNikolaievitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentimentcommença à se détacher un autre : le sentiment de la joied’être délivrée d’un despote aux yeux masqués par des lunettesnoires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tourmentée. Elle étaithorrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait s’avouer et,d’autant plus, confier à quelqu’un.

Quand on fit la toilette du corps jaune, velu,déformé, quand on l’habilla, puis le mit en bière, effrayée, ellepleura et sanglota. Quand le juge d’instruction vint etl’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet du juge deuxpaysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables.L’un était un vieillard à longue barbe frisée, au visage beau,calme, sévère. L’autre était un homme, pas vieux, au type tzigane,avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés, en désordre.Elle déposa ce qu’elle savait. Elle reconnut en ces hommes ceux quiles premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaievitch. Et,bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane, les yeuxbrillants, avec des sourcils toujours mobiles, lui eût dit avecreproche : « C’est un péché, madame, l’heure de la mortviendra pour vous », malgré cela elle n’eut aucune pitié. Aucontraire, pendant l’instruction s’éveilla en elle un sentimenthostile et le désir de se venger des meurtriers de son mari.

Mais un mois plus tard, quand l’affaire,déférée au tribunal militaire, se termina par le verdict condamnanthuit hommes aux travaux forcés, et deux – le vieillard à la barbeblanche et le brun tzigane (comme on l’appelait) – à la pendaison,elle ressentit quelque chose de désagréable. Mais ce malaise moral,sous l’influence de la solennité de l’audience du tribunal,disparut bientôt. Si l’autorité supérieure reconnaît qu’il le fautainsi, alors c’est bien.

L’exécution devait avoir lieu au village. Ledimanche, en rentrant de la messe, Mélanie, en robe et chaussuresneuves, rapporta à sa maîtresse qu’on dressait les potences, qu’onattendait pour le mercredi un bourreau, de Moscou, et que lesfamilles des condamnés ne cessaient de pousser des sanglots qu’onentendait de tout le village.

Nathalie Ivanovna ne sortit pas de sa demeureafin de ne voir ni le gibet ni les gens. Elle ne souhaitait qu’unechose : que tout ce qui devait se passer fût terminé le plusvite possible. Elle ne pensait qu’à soi et nullement aux condamnéset à leurs familles. Le mardi, Nathalie Ivanovna eut la visite del’officier de police rural qu’elle connaissait. Elle lui fit servirde l’eau-de-vie et des champignons salés préparés par elle-même.L’officier de police, après avoir bu et mangé, lui apprit quel’exécution n’aurait pas encore lieu le lendemain.

– Comment ? Pourquoi ?

– C’est une histoire extraordinaire. Onn’a pas pu trouver de bourreau. Il y en avait un à Moscou, mais monfils m’a raconté qu’après avoir lu l’évangile, il a déclaré qu’ilne pouvait pas tuer. Lui-même est condamné pour meurtre aux travauxforcés, et maintenant, tout d’un coup, voilà qu’il ne peut pas tuerquand la loi l’ordonne. On l’a menacé de la bastonnade.« Frappez, a-t-il dit, moi je ne puis pas. »

Tout d’un coup, Nathalie Ivanovna rougit, etmême devint tout en sueur.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas,maintenant, leur pardonner ?

– Comment pardonner, quand ils sontcondamnés par le tribunal ! Le tzar seul peut pardonner.

– Mais comment le tzar lesaura-t-il ?

– On a le droit de demander la grâce.

– Mais c’est à cause de moi qu’on lesexécute, dit la sotte Nathalie Ivanovna. Et moi je leurpardonne.

L’officier de police sourit.

– Eh bien, demandez.

– Peut-on faire cela ?

– Sans doute.

– Mais maintenant il n’y a plus letemps.

– On peut envoyer un télégramme.

– Au tzar ?

– Pourquoi pas ? On peut envoyer untélégramme au tzar.

La nouvelle que le bourreau avait refusé etétait prêt à souffrir plutôt que de tuer, tout d’un coup avaitretourné l’âme de Nathalie Ivanovna, et le sentiment de pitié etd’horreur qui plusieurs fois déjà avait voulu se faire jours’élançait et la prenait toute.

– Mon cher Philippe Vassilievitch,écrivez-moi le télégramme. Je veux demander leur grâce au tzar.

L’officier de police hocha la tête.

– N’aurons-nous point d’ennuis ?

– Mais c’est moi qui suis responsable. Jene parlerai pas de vous.

« Quelle brave femme, pensa le policier.Une brave femme. Si la mienne était comme elle, ce serait autrechose que maintenant ; ce serait le paradis. »

L’officier de police se mit alors à rédiger letélégramme à l’empereur. Il était ainsi conçu :

À sa Majesté Impériale. La sujette de VotreMajesté Impériale, veuve de l’assesseur de collège PiotrNikolaiepitch Sventitzky, tué par les paysans, tombe aux augustespieds de Votre Majesté (ce passage du télégramme plaisaitparticulièrement à l’officier de police qui l’écrivait) etvous supplie de faire grâce aux condamnés à mort, les paysans tels,du gouvernement de… district de…

L’officier de police envoya lui-même letélégramme ; et dans l’âme de Nathalie Ivanovna revint lajoie. Il lui semblait que si elle, la veuve de la victime,pardonnait et demandait grâce, le tzar ne pouvait ne pointpardonner.

 

XI

 

Lise Éropkine continuait à vivre dans un étatperpétuel d’enthousiasme. Plus elle avançait dans la voie de la viechrétienne, qui se révélait à elle, plus elle acquérait lacertitude que cette voie était la vraie et plus son âme étaitjoyeuse.

Maintenant, deux buts lui tenaient àcœur : le premier, convertir Makhine, ou plutôt, comme elle sele disait, le ramener à sa bonne et belle nature. Elle l’aimait et,à la lumière de son amour, ce qu’il y avait de divin en l’âme deMakhine, et qui est commun à tous les hommes, lui étaitrévélé ; mais elle voyait en ce principe de vie commun à tousles hommes, la tendresse, l’élévation, la bonté, propres à luiseul. Son autre but était de cesser d’être riche. Elle voulait sedépouiller de ses biens pour éprouver Makhine, et ensuite, selonles paroles de l’évangile, elle voulait le faire pour elle, pourson âme.

Elle commença par distribuer ce qu’elle avait.Mais son père y fit obstacle, et, plus encore que son père, lafoule des quémandeurs qui s’adressaient à elle personnellement oupar écrit. Alors elle résolut d’aller trouver un moine réputé pourla sainteté de sa vie, pour lui demander qu’il prenne son argent etagisse comme il jugerait bon. Ayant appris cela, le père se fâcha,et dans une explication violente avec elle, il la traita de folle,de détraquée, et lui déclara qu’il prendrait des mesures afin dedéfendre cette folle contre elle-même.

Le ton fâché, irrité, de son père se transmità elle, et, avant d’avoir pu se ressaisir, elle se mit à pleurerméchamment et à lui dire beaucoup de choses blessantes, le traitantde despote et d’homme cupide.

Elle demanda pardon à son père. Il lui ditqu’il n’était point fâché, mais elle voyait qu’il était blessé etque, dans son âme, il ne lui pardonnait pas. Elle ne voulait pasraconter cela à Makhine. Sa sœur était jalouse parce que Makhines’était complètement éloigné d’elle. De sorte qu’elle n’avaitpersonne à qui confier ce qu’elle ressentait et devant qui ellepouvait exprimer ses regrets.

« Il faut se repentir devant Dieu »,se dit-elle, et, comme on était en carême, elle résolut de faireses dévotions, de dire tout à son confesseur et de lui demander unconseil sur la façon dont elle devait agir.

Non loin de la ville se trouvait le couventdans lequel vivait le vieillard connu par la sainteté de sa vie,par ses sermons, ses prédictions, et les guérisons qu’on luiattribuait. Le vieillard avait reçu une lettre d’Eropkine, danslaquelle il le prévenait de la visite de sa fille, de son étatd’excitation anormale, et exprimait l’assurance qu’il saurait luimontrer la vraie voie de la bonne vie chrétienne, moyenne, sansdétruire les conditions existantes.

Le vieillard, fatigué des réceptions, reçutLise et se mit à lui prêcher tranquillement la modération, lasoumission aux conditions existantes et à ses parents. Lise setaisait, rougissait, se couvrait de sueur, et quand il eut terminé,les larmes aux yeux, elle commença, timidement d’abord, à lui faireobserver que Christ a dit : Abandonne ton père, ta mère etsuis-moi. Ensuite, s’animant de plus en plus, elle lui expliquacomment elle comprenait Christ. Le vieillard d’abord, avec un légersourire, objecta par les phrases habituelles, mais ensuite il setut, se mit à soupirer, répétant sans cesse : « SeigneurDieu ! »

– Eh bien, viens demain te confesser,dit-il, et, de ses mains ridées, il lui donna sa bénédiction.

Le lendemain elle se confessa, et il la laissapartir sans reprendre la conversation de la veille, mais enrefusant de se charger de la distribution de ses biens.

La pureté, le dévouement absolu à la volontéde Dieu, l’ardeur de cette jeune fille avaient frappé levieillard.

Depuis longtemps déjà il voulait renoncer aumonde, mais le couvent exigeait de lui l’activité, car cetteactivité procurait des revenus au couvent. Et il consentait, bienqu’il sentît vaguement toute la fausseté de sa situation.

On le croyait saint, thaumaturge, et il étaitun homme faible, entraîné par les succès. Mais l’âme de cette jeunefille qui s’était révélée à lui, lui avait révélé la sienne. Il serendit compte qu’il était loin de ce qu’il voulait être et de ce àquoi son cœur l’entraînait.

Peu après la visite de Lise, il s’enferma danssa cellule et n’alla à l’église que trois semaines plus tard. Ilécouta la messe, puis, après le service, fit un sermon dans lequelil se dénonçait, dénonçait les péchés du monde et l’appelait aurepentir. Il prêchait tous les quinze jours, et à ses sermonsaccourait une foule de plus en plus grande. Sa gloire commeprédicateur se répandait de plus en plus. Il y avait dans sessermons quelque chose de particulier, de hardi, de sincère ;c’est pourquoi il avait une si grande influence sur les hommes.

 

XII

 

Entre-temps, Vassili avait fait ce qu’ils’était promis de faire. Avec des camarades, pendant la nuit, ilavait pénétré chez un marchand, Krasnopouzoff. Il savait qu’ilétait avare et débauché. Il avait fracturé la caisse et prisl’argent, 30 000 roubles, qu’il distribuait comme il avait dit. Ilavait même cessé de boire, et donnait de l’argent pour les noces defiancés pauvres, payait des dettes. Lui-même se cachait et n’avaitqu’un seul souci : bien distribuer l’argent. Il donnait aussià la police, et on ne l’inquiétait pas.

Son cœur se réjouissait. Cependant on finitpar l’arrêter, et alors, devant le tribunal, il se vanta d’avoirpris l’argent de cet imbécile de Krasnopouzoff, qui l’employaittrès mal et même en ignorait le compte, tandis que lui, il avaitmis cet argent en circulation et avec cet argent était venu en aideà de braves gens.

Sa défense était faite également avec bonnehumeur, de sorte que les jurés faillirent l’acquitter. Il futcondamné à une peine très légère. Il remercia, et prévint qu’ils’enfuirait.

 

XIII

 

Le télégramme de Madame Sventitzky au tzar nefut suivi d’aucun effet. Dans la Commission des recours en grâce,on avait d’abord résolu de n’en pas même faire mention au tzar.Mais, pendant le déjeuner de l’empereur, la conversation étantvenue sur l’affaire Sventitzky, le Président de la Commission desgrâces, qui déjeunait précisément chez l’empereur, parla dutélégramme de la veuve de la victime.

– C’est très bien de sa part, dit unedame appartenant à la famille impériale.

Mais l’empereur, haussant les épaules,prononça : « La loi », et avança une coupe danslaquelle un valet lui versa du vin de la Moselle. Tous parurentémerveillés de la sagesse de la parole prononcée par l’empereur, etil ne fut plus question du télégramme.

Quant aux deux paysans, vieux et jeune, ilsfurent pendus. On avait fait venir de Kazan le bourreau qui lesexécuta, un Tatar, terrible assassin, et qui avait eu commerce avecles bêtes.

La vieille avait voulu vêtir le corps de sonmari d’une chemise et de chaussons blancs, mais on ne l’y autorisapas, et les deux cadavres furent enfouis dans la même fosse,derrière la haie du cimetière.

– La princesse Sophie Vladimirovna m’aparlé d’un prédicateur extraordinaire, dit une fois la mère del’empereur, la vieille impératrice, à son fils. – Faites-le venir.Il pourrait prêcher à la cathédrale.

– Non, ce sera mieux chez nous, ditl’empereur, et il donna l’ordre d’inviter le moine Isidore.

À la chapelle du palais s’étaient réunis tousles généraux et toute la cour. Un nouveau prédicateurextraordinaire était un grand événement. Un petit vieillard maigre,tout blanc, parut. Il jeta un regard circulaire. « Au nom duPère, du Fils et du Saint-Esprit », et il commença. D’abordtout alla bien. Mais en avançant dans son sermon, les choses segâtèrent. Il devint de plus en plus agressif, comme le dit ensuitel’impératrice. Il lançait les foudres sur tous ; il parlait dela peine de mort, et attribuait au mauvais gouvernement lanécessité de la maintenir. Était-il possible que, dans un payschrétien, on tuât des hommes ?

Tous se regardaient et tous n’étaient occupésque de l’inconvenance de ce sermon et de l’ennui qu’il devaitcauser à l’empereur. Mais personne ne le disait. Aussitôtqu’Isidore eut prononcé « Amen », le Métropolites’approcha de lui et lui demanda de passer le voir. Après sonentretien avec le Métropolite et le procureur général du SaintSynode, le vieillard fut aussitôt envoyé au couvent, non au sien,mais au couvent de Sousdal, dont le père Missaïl étaitsupérieur.

 

XIV

 

Tous faisaient comme s’il n’y avait eu rien dedésagréable dans le sermon du père Isidore ; et personne n’enparlait. Il semblait au tzar que les paroles du vieillard n’avaientlaissé en lui aucune trace. Mais deux fois durant cette journée, ilse rappela l’exécution des paysans pour lesquels Madame Sventitzkyavait demandé grâce par télégramme. Dans la journée il y eut unerevue militaire, ensuite une promenade, puis la réception desministres, puis le dîner, et, le soir, spectacle. Comme àl’ordinaire, l’empereur s’endormit aussitôt sa tête posée surl’oreiller. Pendant la nuit un rêve affreux l’éveilla : despotences se dressaient dans un champ ; des cadavres s’ybalançaient, et ces cadavres tiraient une langue qui s’allongeaitde plus en plus. Et quelqu’un criait : « C’est ton œuvre,ton œuvre ! »

Le tzar se réveilla en sueur et se mit àréfléchir. Pour la première fois il réfléchit à la responsabilitéqui lui incombait, et il se remémora toutes les paroles duvieillard.

Mais en lui, il ne voyait l’homme que de loinet il ne pouvait céder aux simples exigences humaines à travers lesexigences qu’on lui imposait de tous côtés comme tzar. Et iln’avait pas la force de reconnaître les devoirs de l’homme plusobligatoires que ceux du tzar.

 

XV

 

Après avoir purgé en prison sa deuxièmecondamnation, Prokofi, cet élégant ambitieux, sortit de là un hommecomplètement perdu. Autrefois sobre, il était assis sans rienfaire, et son père avait beau l’injurier, il mangeait le pain et netravaillait pas, et, de plus, guettait l’occasion de déroberquelque chose pour le porter au débit et boire. Il restait assis,toussotait et crachait. Le médecin qu’il alla consulter l’auscultaet hocha la tête.

– Pour toi, mon ami, il faudrait ce quetu n’as pas.

– C’est toujours ainsi ; c’estconnu.

– Bois du lait ; ne fume pas.

– Pas besoin de dire cela ; c’est lecarême et nous n’avons pas de vache.

Une fois, au printemps, il ne dormit pas detoute la nuit ; il éprouvait une sorte d’angoisse et voulaitboire. À la maison il n’y avait rien à emporter. Il mit son bonnetet sortit. Il alla dans la rue jusqu’au presbytère. La herse dusacristain était restée dehors appuyée à la haie. Prokofis’approcha, chargea la herse sur son dos et se dirigea chez laPetrovna, qui tenait une auberge. Peut-être lui donnerait-elle àboire. Mais avant qu’il ait eu le temps de disparaître, lesacristain sortit sur le perron. Il faisait déjà jour. Il vitProkofi emportant la herse.

– Hé toi ! Que fais-tu ?

Des gens sortirent. On arrêta Prokofi, et ilfut mis en prison, pour onze mois. L’automne vint ; ontransféra Prokofi à l’hôpital. Il toussait. Toute sa poitrine sedéchirait, et il ne pouvait se réchauffer. Les plus vigoureux parmiceux qui étaient à l’hôpital ne tremblaient pas, mais Prokofitremblait jour et nuit. Le directeur de l’hôpital faisait deséconomies de chauffage et ne chauffait pas l’hôpital avantnovembre. Prokofi souffrait beaucoup physiquement, mais son âmesouffrait encore plus que son corps. Tout le dégoûtait, et ilhaïssait tout le monde : le sacristain, le directeur del’hôpital parce qu’il ne chauffait pas, le surveillant, et sonvoisin de lit à la lèvre rouge et gonflée. Il haïssait aussi lenouveau forçat qu’on venait d’amener à l’hôpital. Ce forçat étaitStepan. Il était tombé malade d’un érésipèle à la tête, et onl’avait transféré à l’hôpital et placé à côté de Prokofi. D’abord,Prokofi le haïssait, mais ensuite il se prit à l’aimer tant qu’iln’attendait que les moments où il pouvait causer avec lui. Cen’était qu’après la conversation avec Stepan que l’angoisses’apaisait dans le cœur de Prokofi. Stepan racontait toujours àtous son dernier meurtre et l’influence qu’il avait eue sur lui.« Non seulement elle n’a pas crié, disait-il, mais elle se mità dire : Tue, aie pitié, non de moi, mais detoi-même… »

– Sans doute, c’est terrible de perdreune âme. Une fois je me suis chargé de tuer un mouton, et j’enétais hors de moi. Et pourquoi les maudits m’ont-ils perdu !Je n’ai fait aucun mal à personne.

– Eh bien, ça te comptera.

– Où ?

– Comment où ? Et Dieu ?

– On ne le voit pas souvent. Et moi,frère, je ne crois pas. Je pense qu’une fois mort l’herbe poussera,et c’est tout.

– Comment peux-tu penser ainsi ?Moi, combien d’âmes ai-je perdues, tandis qu’elle, la sainte, ellene faisait que secourir les autres. Alors quoi ! tu penses quemon sort sera le même que le sien ? Non…

– Alors tu penses que quand on meurtl’âme reste ?

– C’est sûr.

Prokofi souffrait beaucoup pour mourir ;il étouffait sans cesse. Mais à ses derniers moments il se sentittout d’un coup soulagé. Il appela Stepan.

– Eh bien, frère, adieu. Évidemment c’estla mort qui vient. Voilà, j’avais peur, et maintenant, rien. Jedésire seulement qu’elle vienne plus vite.

Et Prokofi mourut à l’hôpital.

 

XVI

 

Les affaires d’Eugène Mikhaïlovitch allaientde mal en pis. Le magasin était hypothéqué. Le commerce ne marchaitpas : un autre magasin s’était ouvert dans la ville. Il avaitles intérêts à payer, et il lui fallait emprunter de nouveau etpayer de nouveau. À la fin des fins, le magasin avec toutes lesmarchandises allait être mis en vente. Eugène Mikhaïlovitch et safemme frappèrent à toutes les portes afin de trouver les 400roubles nécessaires pour les sortir de là, mais ils n’obtinrentrien. Ils avaient fondé quelque espoir sur le marchandKrasnopouzoff, dont la femme d’Eugène Mikhaïlovitch connaissait lamaîtresse. Mais maintenant, toute la ville savait qu’on avait voléchez Krasnopouzoff une forte somme. On parlait d’undemi-million.

– Et qui l’a volé ? racontait lafemme d’Eugène Mikhaïlovitch. Vassili, notre ancien portier. On ditqu’il jette cet argent et que la police est achetée par lui.

– Il a toujours été un vaurien, remarquaEugène Mikhaïlovitch. Avec quelle facilité alors prêtait-il un fauxserment ; j’en étais étonné.

– On dit qu’il est entré dans notre cour.La cuisinière dit que c’est hier. Elle raconte qu’il a mariéquatorze filles pauvres.

– On invente tout cela.

Au même moment, un passant étrangement vêtuentra dans le magasin.

– Que te faut-il ?

– Voici une lettre.

– De qui ?

– C’est écrit dedans.

– Faut-il une réponse ? Mais attendsdonc…

– Impossible.

Et l’homme étrange, après avoir remisl’enveloppe, s’en alla hâtivement.

– C’est bizarre !

Eugène Mikhaïlovitch ouvrit l’enveloppe etn’en crut pas ses yeux. Des billets de cent roubles ! Il y enavait quatre. Que voulait dire cela ? Il lut la lettre pleinede fautes d’orthographe : « D’après l’évangile il estdit : Fais le bien pour le mal. Vous m’avez fait beaucoup demal avec le coupon, et j’ai fait beaucoup de mal au paysan. Maiscependant j’ai pitié de toi. Prends ces quatre billets de centroubles et souviens-toi de ton portier, Vassili. »

« Non, c’est extraordinaire ! »se disait Eugène Mikhaïlovitch.

Et quand il se rappelait cela ou en parlaitavec sa femme, des larmes se montraient dans ses yeux et la joieemplissait son âme.

 

XVII

 

Dans l’in pace du couvent de Sousdalquatorze ecclésiastiques étaient détenus, et presque tous pouravoir renoncé à l’orthodoxie. C’était là qu’avait été aussi envoyéIsidore. Le père Missaïl reçut Isidore, d’après l’indication despapiers, et, sans causer avec lui, ordonna de l’enfermer dans unecellule, comme criminel important. Il y avait deux semaines que lepère Isidore était en prison quand le père Missaïl fit le tour desprisonniers. Il entra chez Isidore et lui demanda s’il avait besoinde quelque chose.

– J’ai besoin de beaucoup de choses,répondit-il ; mais je ne puis te le dire devant témoins.Donne-moi l’occasion de te parler en tête-à-tête.

Leurs regards s’étant rencontrés, Missaïlcomprit qu’il n’avait rien à craindre, et il donna l’ordre deconduire Isidore dans sa cellule. Une fois seuls il luidit :

– Eh bien, parle…

Isidore tomba à genoux.

– Frère, dit Isidore, que fais-tu ?Aie pitié de toi-même. Il n’est pas de criminel pire que toi. Tu asfoulé aux pieds tout ce qui est sacré…

Un mois après, Missaïl envoyait une requêtedans laquelle il demandait qu’on libérât comme repentis, nonseulement Isidore mais tous les autres, et lui-même demandait àêtre envoyé dans un couvent pour se reposer.

 

XVIII

 

Dix ans se sont écoulés. Mitia Smokovnikoff aterminé ses études à l’école technique ; il est maintenantingénieur, avec de gros appointements, dans des mines d’or enSibérie. Il avait besoin d’aller visiter les mines. Le directeurlui proposa de prendre pour l’accompagner le forçat StepanPelaguschkine.

– Comment, un forçat ? N’est-cepoint dangereux ?

– Avec celui-ci, pas de danger. C’est unsaint. Demandez à n’importe qui.

– Mais pourquoi a-t-il été envoyéici ?

Le directeur sourit.

– Il a tué six personnes. Mais c’est unsaint. Je me porte garant pour lui.

Mitia Smokovnikoff accepta donc Stepan,chauve, maigre, bruni, et partit avec lui.

En route, Stepan soignait tout le monde etsurtout Smokovnikoff. Il lui raconta toute son histoire, comment ilvivait maintenant, et pourquoi.

Et, chose étonnante, Mitia Smokovnikoff qui,jusqu’à ce jour, n’avait vécu qu’en buvant, mangeant, jouant auxcartes, pour la première fois se mit à réfléchir sur la vie ;et ces pensées ne le quittaient plus et bouleversaient son âme deplus en plus. On lui proposa une place qui comportait de grosappointements, il la refusa et résolut d’acheter avec ce qu’ilpossédait une propriété, de se marier, et, dans la mesure de sesforces, de servir le peuple.

 

XIX

 

Ainsi fit-il. Mais auparavant, il alla chezson père, avec qui il était en mauvais termes à cause d’unenouvelle famille que son père avait installée. Il avait résolu dese rapprocher de son père, et il le fit. Celui-ci, étonné, d’abordse moqua de lui, ensuite il cessa de se moquer, se rappelantplusieurs cas où il avait été coupable envers son fils.

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