Contes et Nouvelles – Tome I

LE PETIT CIERGE – CONTE DE PÂQUES

[Note – Récits populaires. 1885. Traduitpar J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur,1891.]

 

Cette histoire s’est passée dans une terreseigneuriale. Il en était des seigneurs d’alors comme de ceuxd’aujourd’hui : les uns avaient pitié des malheureux parcequ’ils craignaient Dieu et songeaient à leur heure dernière, lesautres étaient des hommes durs qui semblaient nés pour le malheurd’autrui et dont il n’est resté qu’un souvenir amer ; maisplus mauvais encore étaient ces parvenus que la fortune tiraitparfois de la valetaille pour les élever au-dessus des autres. Lechâteau dont nous parlons avait pour intendant un de ces parvenus.Le domaine était vaste, le sol fertile, riche en forêts et enprairies bien arrosées, et les paysans qui devaient y travailler yauraient vécu heureux et en parfait accord avec leurs maîtres, sila méchanceté de l’intendant n’y avait mis obstacle.

Il n’était auparavant qu’un simple serf sur unautre domaine ; mais il ne fut pas plus tôt élevé à la charged’intendant, qu’il foula aux pieds les pauvres paysans. Il avaitune famille, composée de sa femme et de deux filles, et depuislongtemps il avait, comme on dit, fait son petit magot. Il pouvaitmener une vie tranquille et aisée à l’abri de tout souci, si lapassion de l’envie ne l’avait rendu rapace et cruel.

Il commença par restreindre les franchises despaysans, qu’il surchargea de corvées. Il établit une tuilerie, ethommes et femmes furent astreints à un travail accablant ; ilvendait sa brique et en tirait un beau profit. Les paysans,révoltés de se voir ainsi cruellement exploités, essayèrent de seplaindre à leur seigneur ; ils firent exprès le voyage deMoscou, mais le seigneur n’écouta pas leurs plaintes, et loind’obtenir un adoucissement à leurs peines, ils subirent lavengeance de l’intendant qui n’avait pas tardé à apprendre leurdémarche. Ils eurent à supporter un redoublement d’exactions et decruautés, et, pour comble de malheur, il se trouvait parmi eux defaux frères qui dénoncèrent leurs compagnons de servitude, de sorteque personne n’osait plus se fier même à son ami. L’inquiétude etl’effroi régnaient partout et la fureur du mal ne faisaitqu’augmenter chez l’intendant.

On le craignait comme une bête fauve ;quand il apparaissait dans un village, tout le monde s’enfuyaitcomme devant le loup ; on se cachait où l’on pouvait pour semettre à l’abri des brutalités de cet homme.

La peur qu’on avait de lui l’aigrissait encoredavantage, excitait son ressentiment et développait dans son cœurune haine profonde. Alors les corvées se multipliaient, les coupspleuvaient de plus belle sur les pauvres martyrs. Souvent unmeurtre débarrasse soudain le monde de la présence d’un telmonstre. Cette pensée hantait les paysans, elle faisait souvent lesujet de leurs secrets entretiens. Quand ils se rencontraient deuxou trois dans un lieu écarté, le plus décidé se laissait aller àdire : « Souffrirons-nous que cet impie continue à vivrepour nous tourmenter ? Non, finissons-en d’un coup. Ce n’estpas un péché que de tuer un tel démon. » Un jour de la semainesainte, l’intendant avait envoyé les paysans à la forêt. Ceux-cis’étaient réunis en un cercle familier pour prendre leur repas demidi ; la conversation s’engagea sur le même sujet.

« Frères, qu’allons-nous devenir ?disaient quelques-uns d’entre eux, nous ne pouvons plus vivreainsi. Le cruel nous foule aux pieds ; il nous épuise jusqu’àla moelle des os. Nous ne connaissons plus la paix du foyerdomestique ; jour et nuit, les femmes comme les hommes n’ontplus aucun repos, il querelle sur tout, et pour un rien qui n’estpas à sa guise, il nous fait donner le knout. Semen, le pauvreidiot, est mort des coups qu’il a reçus ; Anisim est encoreaux fers ! Qu’est-ce qui nous retient ? Pourquoiménagerions-nous ce démon ? Il viendra tantôt à cheval, etaura bientôt trouvé un motif pour nous quereller. Si nous sommesdes hommes, nous le tirerons à bas de sa monture, et un coup dehache fera son affaire et nous donnera le repos. Nous l’enfouironscomme un chien dans la forêt sans qu’on en retrouve de traces.Avant tout, notre mot d’ordre sera : « Unis comme un seulhomme ! mort au traître ! »

Ainsi parla Wassili Minajew. Il avait à seplaindre plus que tout autre, car il sentait le knout au moins unefois la semaine, et l’intendant lui avait enlevé sa femme de forcepour en faire sa cuisinière.

Tel était le plan des paysans tous unis pourse venger.

Vers le soir l’intendant apparut, eneffet ; il promena autour de lui son regard malveillant ettrouva aussitôt le grief qu’il cherchait. Contrairement à sesordres, il y avait un jeune tilleul parmi les arbres abattus.

– Je vous avais dit qu’il ne fallait pastoucher aux tilleuls. Qui est celui qui a coupé ce tilleul ?Son nom, ou tous auront le knout !

En même temps son œil allait rapidement d’ungroupe de travailleurs à l’autre, pour découvrir celui qui avaitcommis la faute. Un des paysans lui montra un de ses camaradesnommé Sidor. D’un coup l’intendant ensanglanta le visage du pauvrehomme ; puis, ne voulant pas manquer non plus l’occasiond’exercer sa rage sur Wassili, il le cingla plusieurs fois de satartara, sous prétexte que son tas de bois n’était pas aussi grandque ceux de autres.

Les paysans le laissèrent s’en retournertranquillement chez lui.

Le soir, ils étaient de nouveau réunis.Wassili apostropha durement ses frères.

– Vil troupeau ! leur dit-il, non,vous n’êtes pas des hommes. Unis comme des frères,disiez-vous !… Le tyran se montre… et voilà vos résolutionsenvolées ! Ainsi firent les moineaux quand ils se réunirentpour conspirer contre le vautour. « Tous pour un ! Mortaux traîtres », criaient-ils à l’envi. Le vautour fond sureux, et chacun de s’enfuir derrière les orties. Mais, prompt commel’éclair, l’oiseau pose sa serre sur l’un d’eux et remonte avec luidans les airs. Les moineaux épargnés voletaient effarés, en sedemandant : « Qui a-t-il pris ? qui a-t-ilpris ? Ah ! il a pris Vantka. C’est bien fait. Vantka neméritait pas mieux ! »

« C’est ainsi que vous faites :« Mort aux traîtres ! » dites-vous, et chacuns’empresse de trahir ! Quand notre bourreau a frappé Sidor auvisage, vous deviez agir comme un seul homme, et nos maux auraientenfin eu un terme.

« Mais vous, vous criez tant que vouspouvez : « Soyons unis, … mort aux traîtres, » etquand notre bourreau se montre, il n’y a pluspersonne ! »

Maintes fois, les paysans avaient tenu desemblables discours, car cette pensée de se débarrasser del’intendant en lui ôtant la vie persistait dans leur cœur.

Les derniers jours de la semaine sainte, lecruel intendant fit annoncer qu’on allait semer l’avoine dans leschamps seigneuriaux et qu’il fallait immédiatement se mettre à lacharrue. Ce fut pour les paysans une nouvelle douleur ; réunischez Wassili, le jour du vendredi saint, ils parlaient, plusexcités que jamais, de leur conjuration.

– Puisqu’il outrage Dieu, en voulant nousfaire commettre un si grand péché, disaient-ils, rien ne doit plusnous retenir. Finissons-en avec lui d’un seul coup.

Pierre Michejew prit à son tour la parole.C’était un homme tranquille et paisible que Pierre Michejew. Iln’approuvait pas les desseins homicides de ses frères, et secouaittristement la tête en entendant leurs projets criminels.

– C’est un grand péché, leur dit-il, deparler comme vous le faites. Malheur à celui qui cause la perted’une âme ! c’est un des plus grands crimes. Envoyer une âme àla damnation éternelle, certes, cela vous sera facile ; maiscombien la vôtre n’aura-t-elle pas à souffrir ensuite en punitiond’un tel crime ? Si l’intendant offense le Ciel par sesforfaits, attendez ; un jour ou l’autre, il trouvera sapunition. Pour nous, ce que nous avons à faire, c’est de souffriren prenant patience.

Une telle douceur excita chez Wassili unecolère furieuse.

– Qu’est-ce qu’il marmotte là ?s’écria-t-il. Toujours sa vieille chanson. C’est un grand péché quede tuer un homme ! Nous n’avons pas besoin que tu nous ledises ; les petits enfants mêmes le savent, mais il y a hommeet homme, et Dieu peut-il vouloir que cet impie, cet assassin detes frères, ce chien maudit continue de vivre ! Quand un chienest enragé, on le tue, pour se préserver de ses morsures. Si nouslaissons vivre celui-ci, c’en est fait de nous ; ne voyez-vouspas qu’il a médité notre perte ? Si nous commettons un crime,ce sera pour délivrer nos frères, et tous ils prieront pour quecela ne nous soit pas imputé à mal. À quoi sert-il de discuter pluslongtemps ? Voulez-vous attendre qu’il nous aitanéantis ?… Quel radotage nous fais-tu là, Michejew ?Crois-tu qu’en allant au travail le saint jour où Notre-SeigneurJésus-Christ est ressuscité, notre péché sera moindre ?

Michejew répliqua :

– Pourquoi n’irions-nous pas ? Pourmoi, si l’on nous y envoie, j’obéirai : ce ne sera pas pourmoi que je travaillerai, et Dieu saura bien à qui en faire porterla peine. Avant tout, gardons la crainte de Dieu dans nos cœurs.Voyez-vous, mes amis, je ne prétends pas vous donner des conseilsde moi-même, et si la loi de Dieu nous enseignait qu’un mal peut endétruire un autre, je me joindrais à vous pour agir ; maisDieu commande tout autre chose. Vous croyez extirper le mal de laterre, mais vous-mêmes vous en gardez les racines dans vos cœurs.Tuer un de ses semblables n’est pas une action sensée ; lesang rejaillit sur le meurtrier et lui laisse une traceineffaçable ; vous croyez dans votre illusion chasser le mal,sans vous apercevoir que c’est le mal qui vous fait agir ;comme dit le proverbe : « Regardez la misère en face, etelle baissera les yeux. »

Ce discours ébranla l’auditoire. Les unsinclinaient à suivre les sages conseils du pieux Michejew, etvoulaient patienter plutôt que de commettre un si grandpéché ; les autres écoutaient les excitations de Wassili.

Quand arriva le jour de Pâques, les paysanscélébrèrent la fête suivant la vieille coutume. Vers le soir, lestarosta, ou l’ancien du village, se présenta, accompagné desgreffiers de la commune seigneuriale et dit :

– Michel Semenowitch, notre hautintendant, ordonne et fait savoir à tous que demain on plantera lacharrue dans les champs de Monseigneur pour y ensemencerl’avoine.

Le starosta et les clercs firent ainsi le tourdu village, désignant à chacun l’endroit où il devait semer.

Les pauvres paysans dévorèrent leurs larmes ensilence, aucun n’osa tenter une résistance ouverte. Le lendemain,ils se trouvèrent tous avec leur charrue à l’endroit désigné, etl’âme navrée, ils durent se mettre au travail. Pendant que lescloches sonnaient à toute volée pour la messe du matin, et que, detous côtés, les fidèles, en habits de fête, se rendaientjoyeusement à l’église, Michel Semenowitch, le mauvais intendant,dormait encore d’un profond sommeil ; il s’éveilla asseztard ; à peine hors du lit, il courut voir ce qui se passaitdans le domaine, cherchant qui il pourrait quereller. Sa femmeétait en compagnie de sa fille, dans le cabinet de toilette.

Devant la maison, un valet les attendait avecla voiture attelée ; les deux femmes y montèrent bientôt pouraller à l’église. Une heure après, elles étaient de retour etMichel Semenowitch rentrait aussi. Une servante avait préparé lesamovar, et l’on se mit à table.

Michel Semenowitch prit une tasse de thé,alluma sa pipe et fit appeler le starosta.

– Eh bien ! comment vont leschoses ? lui demanda-t-il ; as-tu exécuté mesordres ? Les paysans sont-ils à la charrue ?

– J’ai fait comme vous me l’aviezcommandé, Michel Semenowitch.

– C’est bien ; t’ont-ilsobéi ?

– Tous, je les ai conduits chacun à laplace qu’ils doivent labourer.

– Tu les a conduits ! Mais cesfainéants travaillent-ils, au moins ? Va-t’en voir ce qu’ilsfont, et dis-leur que j’irai tantôt voir moi-même ce qu’ils ontfait. J’entends qu’à deux ils aient fait au moins unedessjatine, et gare, si l’ouvrage n’est pas bon. Si je trouveun coupable, ce n’est pas la sainteté du jour qui meretiendra !

– Vos volontés sont des ordres. Lestarosta allait s’éloigner à la hâte, mais Michel Semenowitch lerappela. Malgré tout, le cruel intendant n’était pastranquille ; il s’agitait comme s’il eût été sur des épines.Sa langue tournait entre ses dents, il avait encore quelque chose àdire et qui l’embarrassait. Il fit : « Eneffet ! » et ajouta :

– Encore un mot. Écoute un peu lesdiscours de ces fainéants et tâche de savoir ce qu’ils disent demoi. Si ces marauds tiennent de méchants propos sur mon compte, tume les rapporteras fidèlement. Ah ! je les connais, lesdrôles ! Bien manger et bien boire et s’étendre sur leurspeaux de mouton, voilà ce qu’il leur faut. Qu’on laisse passer lebon moment pour les travaux, cela leur est bien égal. Ainsi donc,écoute bien leurs propos sans en avoir l’air, et rapporte-moi ceque chacun d’eux peut dire. Il faut que je sache tout, jusqu’à lamoindre de leurs paroles. Va, ouvre les oreilles et prends garde deme cacher quelque chose.

Le starosta tourna sur ses talons et remontaaussitôt à cheval pour se rendre auprès des paysans. La femme deMichel, qui avait tout entendu, s’approcha de son mari d’un airtendre et suppliant. C’était une femme d’un caractère doux et dontle cœur souffrait de toutes les cruautés exercées sur de pauvrespaysans ; elle les prenait sous sa protection, et, souvent,elle réussissait à calmer les fureurs de son mari. Elle lui adressala prière de son cœur angoissé :

– Ami de mon âme, petit Michel, luidit-elle d’un ton caressant, n’oublie pas que c’est jour de grandefête, le saint jour consacré à Dieu, et ne commets pas un si grandpéché. Je t’en prie, mon ami, pour l’amour de Jésus, laisse lespaysans libres aujourd’hui.

Mais Michel Semenowitch ne se laissa pastoucher par les paroles de sa femme ; il répondit avec un rireméchant et en la menaçant du doigt :

– Il y a longtemps que tes reins n’ontsenti le fouet, cela se voit ; si tu veux me pousser à bout,tu n’as qu’à te mêler ainsi des choses auxquelles tu n’entendsrien.

– Mechenka, mon tendre ami, ne repoussepas mon conseil. Si tu savais le mauvais rêve que j’ai fait !Tu étais si misérable, si misérable ! Oh ! c’étaitépouvantable ; je t’en prie, ne force pas les paysans àtravailler aujourd’hui, un saint jour de fête !

– Par tous les diables, me laisseras-tutranquille, sotte femme ! N’abuse pas plus longtemps de mapatience et tais-toi, ou sinon ta large bedaine fera connaissanceavec le knout ! Ce sera une autre chanson alors !

En disant cela, l’intendant tombait comme unfou furieux sur sa femme et lui appliquait un violent coup sur labouche avec la tête de sa pipe. Puis il la chassa en lui ordonnant,d’un ton brutal, de faire apporter le dîner.

On lui servit une soupe froide, des piroggis àla viande, un plat de choucroute et de porc rôti, et un pouding àla crème. Il s’en gobergea comme un prince et arrosa le tout d’unbon coup de kirsch. Les piroggis étaient si bons qu’il en mangeamême en guise de dessert ; il fit venir ensuite la cuisinière,et, sur son ordre, celle-ci se mit à entonner un couplet joyeux,qu’il accompagna lui-même en pinçant de la guitare à sa façon.

C’est ainsi que cet homme faisait sadigestion, bien dispos, ne se souciant ni de Dieu ni des hommes.Peu à peu ses doigts s’arrêtèrent sur les cordes de l’instrument,et il se mit à plaisanter avec la jolie cuisinière.

Le retour du starosta mit brusquement fin à ceduo. Ayant fait une profonde révérence, il attendit l’ordre deparler.

– Eh bien ! que font cesdrôles ? avancent-ils ? leur tâche sera-t-elle achevée àl’heure fixe ?

– Ils en ont fait déjà plus de lamoitié.

– Et la charrue a passé partout ? Iln’y a point de place oubliée ?

– Je n’en ai point su découvrir. Letravail est bon, ils ont peur et…

– Dis-moi un peu, est-ce qu’ils labourentassez profond en remuant bien la terre ?

– C’est une terre légère, elle s’envolecomme de la poussière.

L’intendant se tut un moment, absorbé dans sapensée inquiète.

– C’est bien, reprit-il, mais tu ne medis pas ce que les paysans pensent de moi. Ils m’arrangent biensans doute ? Conte-moi un peu leurs jolis propos.

Le starosta hésitait à répondre, maisl’intendant, avec colère, lui intima l’ordre de parler.

– Je veux que tu me dises tout,s’écria-t-il ; ce ne sont pas tes discours, mais les leurs queje veux entendre. Si tu me dis la vérité, tu auras ta récompense.Mais si tu t’avises de me cacher quoi que ce soit, tu sentiras leknout. Crois-tu que je me gênerai plus avec toi qu’avec lesautres ? Allons, Kajuscha, verse-lui un verre d’eau-de-viepour lui délier la langue.

La cuisinière obéit, versa un plein verre dekirsch et le tendit au starosta. Celui-ci murmura une santé, avalala liqueur d’un seul trait et essuya ses lèvres en se disposant àrépondre. « Advienne que pourra, se dit-il en lui-même. Cen’est pas ma faute si l’on ne chante pas ses louanges ;puisqu’il veut la vérité, il l’entendra. »

Après s’être ainsi donné de courage, ilcommença :

– Les paysans murmurent, MichelSemenowitch, ils font entendre des plaintes amères.

– Mais parle donc ! quedisent-ils ?

– Les uns disent que tu ne crois pas enDieu.

L’intendant éclata de rire.

– Quel est celui de ces gueux qui ditcela ?

– Tous le disent. Tu te serais donné audémon, à ce qu’ils prétendent. L’intendant eut un nouvel éclat derire.

– Joli ! très joli ! fit-il.Mais explique-toi sur le compte de chacun individuellement. Quedisait Waska, par exemple ?

Le starosta avait des parents et des amisqu’il voulait ménager, mais quant à Wassili, il était à couteautiré avec lui depuis des années.

– Wassili, fit-il sans hésitation, jureet tempête plus que tous les autres.

– Bien ; mais parle, je veux que tume répètes ses propres paroles.

– Elles sont effrayantes : jetremble rien que d’y penser. Il vous menace et dit qu’un homme telque vous ne peut manquer de finir par une mort violente.

– Peste ! comme il y va ! unvrai héros que ce Wassili, fit l’intendant, que cette confidencemettait toujours plus en gaieté. Eh ! parbleu, quetarde-t-il ? Que fait-il à bayer aux corneilles, au lieu de merompre le cou de suite ? C’est que probablement le vantard netrouve pas la chose si aisée. Attends un peu, Waska, mon petitWaska, nous reparlerons de cela à nous deux… Passons à un autre… Etce chien de Tiscka, qu’est-ce qu’il aboie ?

– Tous ont tenu de mauvais discours.

– Oui, mais je te l’ai déjà dit, je veuxêtre renseigné sur chacun en particulier.

– Il me répugne de répéter leurspropos.

– Voyez-vous, quelle délicatesse !Ah ça ! parleras-tu à la fin ?

– Ils voudraient que la panse vous crèveet qu’on en voie sortir les tripes !

Ce propos provoqua un redoublement de gaietéchez l’intendant, qui riait à s’en tenir les côtes.

– Nous verrons bien qui de moi ou de cesmannequins montrera le premier ses tripes. Qui a dit cela ?Fischka sans doute ?

– Personne n’a dit une bonne parole, tousont des menaces et des injures à la bouche, c’est à qui en dira leplus.

– Je te crois. Et Petruska Michejew,l’hypocrite, avec ses propos mielleux, m’injurie comme les autres,je pense ?

– Non, Michel Semenowitch, aucun mauvaispropos n’est sorti de sa bouche.

– Alors que disait-il ?

– Seul d’entre tous, il restaitsilencieux. Un fameux original celui-là, vous n’imagineriez jamaisce que j’ai vu ; non, je n’en croyais pas mes yeux.

– Quoi donc ?

– Une chose étrange. Les paysans n’enrevenaient pas.

– Bourreau ! auras-tu bientôt finide me dire ce que tu as vu ?

– Il labourait sur le flanc de lacolline. Comme j’approchais, des accents émus et touchantsfrappèrent mon oreille. Notre homme chantait un pieux cantique.C’était solennel et merveilleusement beau. Puis, sur le bois de lacharrue, entre ses deux cornes, il me sembla voir une petitelumière vacillante…

– Et après ?…

– C’était bien une lumière en effet. Plusj’approchais, plus je la voyais brillante, et je reconnus bientôt…un cierge ! un de ces petits cierges qu’on vend pour cinqkopecks à la porte des églises. Il était fixé sur le bois de lacharrue et sa flamme voltigeait, joyeuse, au souffle du vent. Lepaysan, dans son sarrau du dimanche, marchait paisiblement derrièrela charrue, et poursuivait son vigoureux labeur en chantant lesaint cantique du jour de la Résurrection. Devant moi, il a secouésa charrue, tourné le soc et recommencé un nouveau sillon, et lapetite flamme, si claire, brûlait toujours.

– Que t’a-t-il dit ?

– Un mot à peine. En m’apercevant, il m’afait souhaiter de bonnes Pâques et s’est remis à chanter.

– Et vous n’avez pas échangé d’autresparoles ?

– Non, je ne savais vraiment que lui direde son action. Les autres paysans riaient et se moquaient de lui.« Pauvre fou, lui disaient-ils, tu as beau psalmodier, tescantiques n’empêchent pas que tu travailles aujourd’hui ; ilt’en faudra des prières et des pénitences pour te laver de cepéché-là ! »

– Et que répondait Michejew ?

– Il s’interrompait, leur répétant lesparoles de l’Évangile : « Paix sur la terre et bonnevolonté envers les hommes ; » puis il poussait seschevaux et recommençait. Et la petite flamme joyeuse se balançaittoujours au souffle du vent.

L’intendant ne riait plus, il baissait latête ; la guitare était tombée de ses mains ; une sombrepensée s’était emparée de lui.

Il resta un moment plongé dans un noirsilence, puis, ayant congédié le starosta et la cuisinière, il sehâta de se mettre au lit, où on l’entendit pousser des gémissementset s’agiter comme s’il eût eu à tirer d’une ornière un char de foinembourbé. Sa femme vint, tout inquiète, lui demander ce qu’ilavait, mais elle eut beau prier et supplier, elle ne put tirer delui d’autres mots que ceux-là, qu’il répétaitconstamment :

– Il m’a vaincu ! quelque chose m’asaisi ; c’est mon tour maintenant ! Sa femme luiadressait de tendres exhortations.

– Reprends courage, mon ami, luidisait-elle, lève-toi, et va congédier ces pauvres paysans. Toutpeut se réparer. D’où vient qu’un rien peut ainsi t’abattre, toiqui as commis sans broncher tant d’actions effrayantes ?

– Je suis perdu ! Il m’a vaincu,continuait-il en gémissant. Tâche seulement de t’en tirer saine etsauve ; mon chagrin est trop grand pour que tu puisses lecomprendre !

Et dans l’angoisse de son cœur, le malheureuxse tournait et se retournait dans le lit.

Le lendemain il reprit le cours de sesoccupations ordinaires ; mais comme il était changé !Michel Semenowitch était méconnaissable, le chagrin lui rongeait lecœur. Il traîna dès lors sa triste existence en laissant aller leschoses à la dérive, et en restant de préférence oisif au logis.

Le seigneur étant venu visiter ses terres, ilfit appeler son intendant.

On lui répondit qu’il était malade ; à unnouvel appel il reçut la même réponse, mais il ne tarda pas àsavoir que Michel était devenu un ivrogne renforcé, et, du coup, ille dépouilla de sa charge.

Depuis ce moment, Michel Semenowitch mena unevie oisive, et son esprit s’assombrit de plus en plus ; lereste de son avoir s’en alla en boisson, et le malheureux finit partomber si bas qu’il en vint à dérober à sa femme de vieux drapspour les donner au cabaretier en échange d’un verred’eau-de-vie.

Les paysans, pour qui il avait été si dur,finirent même par avoir pitié de sa misère, ils lui donnaient del’argent, pour qu’il pût boire et noyer son chagrin.

Il ne vécut pas longtemps de cette existencebestiale ; au bout d’une année à peine, l’eau-de-vie lui avaitdonné le coup de la mort.

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